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Aqueducs, moulins à eau, barrages… par Ana Minski
Une rivière est un corps d’eau vivante, une vouivre sombre et scintillante qui parcourt, de sa source à son estuaire, des montagnes, des gorges, des plaines, des forêts, des estives, des villages, des villes industrielles. Elle est le lieu où s’abreuvent les espèces sauvages et domestiques, sur les rives de laquelle s’installent depuis toujours les gynhomos[1]1Le premier habitat de l’être humain, qu’il soit mâle ou femelle, étant l’utérus de la femme, nous utiliserons le néologisme Gynhomo pour nommer les différents gynhomininés identifiés … Continue reading. En elle, des milliers d’espèces aquatiques, animales et végétales, se reproduisent, se nourrissent, jouent, dorment et rêvent.
Pendant des millénaires, les gynhomos s’y sont baignés, y ont navigué à bord de leur monoxyle, y ont pêché, y ont bu ses écailles d’eau douce, y ont trouvé un refuge à l’ombre de ses aulnes, de ses noisetiers, de ses saules, de ses frênes. À la saison des crues, les sources, les pertes et les résurgences chahutaient comme une farandole de ruisseaux ivres qui charriaient dans les plaines les nutriments indispensables à la vie terrestre. Ses berges étaient alors ornées de bois flottés et son corps vibrait sous les impulsions des milliers de saumons qui l’affrontaient à contre-courant.
Son corps recevait les variations climatiques, et sa température informait les poissons de la saison de leur reproduction et de leur migration.
Vouivre indocile, ce corps d’eau vivante devait être dompté[2]2H. Dontenville, Histoire et géographie mythiques de la France, Paris, 1982 : assainir les marécages, maîtriser les inondations, contrôler l’irrigation, approvisionner en eau les villes, étendre le domaine de l’ogre électrique, etc.
Pendant des millénaires, arbres géants, rochers, chutes d’eaux, cavernes, sources, marécages, étaient des lieux de mémoire et d’énergie, des lieux respectés. Pourtant, pour alimenter les premières villes éloignées d’une source d’eau potable, des aqueducs furent aménagés. Il n’était plus question d’aller vers elle, de s’adapter à ses rythmes et à ses méandres, mais de la maîtriser pour aménager les nouvelles terres conquises. Avec l’Église et le pouvoir féodal, ces lieux devinrent vite une manifestation diabolique qu’il fallait dompter et exploiter. Détruire les cultes païens, convertir le peuple, désacraliser les cours d’eau était nécessaire pour effectuer de grands travaux. Assainir les marécages permettait de procurer aux villes de nouvelles ressources agricoles, de nouvelles zones de construction. Presque tous ces lieux de cultes étaient restés intacts à l’époque romaine, mais l’intérêt économique et religieux entraîne de profondes mutations. Le vocabulaire lui-même participe à cette désacralisation. C’est pourquoi, dès le IXe siècle, la plupart ont perdu leur signification originelle, ainsi de la Marne, autrefois nommée « Matrona » (mère divine), qui devient exploitable et dont les premiers moulins de Châlons furent installés autour de 1028[3]3A. Longnon, Dictionnaire topographique du département de la Marne, Paris, Imprimerie nationale, 1891, art. « Marne ». P. Lebel, « Principes et méthodes d’hydronymie française », Revue belge … Continue reading.
L’extension de la monarchie va de pair avec celle du machisme, s’affirme avec la chasse aux sorcières[4]4Conciles de Paris en 829, de Tours en 858, concile de Prum en 906., le contrôle politique et religieux. Le développement des églises urbaines et l’agrandissement des cathédrales intra-muros semblent bien être mis en place pour asseoir le pouvoir. Sous les Carolingiens, le pouvoir central s’attaque au culte des eaux en s’appropriant tous les lieux sacrés du Bas Empire, étangs et sources sacrées deviennent possessions chrétiennes et sont couronnées par des églises urbaines ou des cathédrales dans lesquelles se trouve un puits aux eaux sanctifiées[5]5Guillerme, André. « I. La puissance du milieu dans la révélation des énergies cachées (Ve-Xe siècles) », Jean-Philippe Pierron éd., Écologie politique de l’eau. Rationalités, usages … Continue reading. C’est un pas décisif dans la conquête et l’exploitation de l’eau. Il est remarquable que les premiers moulins apparaissent là où l’évêque est puissant et les monastères nombreux[6]6Au IVe siècle à Auxerre, à Noyon vers 560 après la suppression des Mercuriales, au Mans où la cathédrale chevauche le menhir, une dizaine autour de Paris, etc. tandis qu’ils sont absents des régions où les rivières sont encore sacrées (Amiens, Beauvais, Troyes, Rouen, Orléans). L’expansion des moulins à eau commence autour et par les villes et les centres monastiques pour s’étendre au XIIe siècle aux campagnes[7]7M. Bloch, « Avènement et conquêtes du moulin à eau », Annales ESC, 1935, p. 538-563 ; A. M. Bauthier, « Les plus anciennes mentions de moulins hydrauliques industriels et de moulins à vent … Continue reading. « En quelques décennies, les rivières de France se couvrent de moulins et de barrages autrement plus difficiles à franchir par les poissons migrateurs que les modestes constructions des castors. Sur la Vienne, on compte bientôt vingt moulins par kilomètre de rivière. La saturation est atteinte au XVIIIe siècle : il n’y a plus assez de dénivelé pour construire de nouveaux moulins. Les rivières rapides et chantantes sont devenues des successions d’étangs tranquilles et boueux, chauds et mal oxygénés[8]8Stéphane Durand, 20000 ans ou la grande histoire de la nature, éditions Actes sud.. »
Au XIIe siècle, le pouvoir féodal et monastique aménage les berges, draine les marécages, barre et endigue les rivières, ménage des chutes, des réserves. La Vouivre et son monde sont disséqués, démembrés, harnachés, entravés, asphyxiés, énuclés, étêtés, etc. Chacune de ces parties sont maintenues en vie par des systèmes techniques de plus en plus coercitifs, et leur énergie muselée et recyclée ad nauseum est mise au service de l’androformation de la planète.
Les barrages se succèdent au fil des siècles, toujours plus imposants et autoritaires, sans considération pour les cycles biologiques. Ils stoppent, en amont, la course de l’eau pour créer un milieu lacustre et, en aval, imposent un milieu dont le fonctionnement hydrologique est sous contrôle d’écluses. Les zones inondables sont régulées, perturbant ainsi les zones humides associées au lit majeur. Le milieu aquatique est profondément modifié, les espèces rhéophiles disparaissent en amont pour laisser place à des espèces d’eau stagnante. Les espèces en zones inondables, en aval, qui ne peuvent plus s’y reproduire, disparaissent également. La fragmentation du corps de la Vouivre ne permet plus aux poissons et aux crevettes d’eau douce de migrer pour accomplir leur cycle biologique.
« Une des conséquences les plus importantes de l’aménagement hydroélectrique du Bas-Rhône concerne les poissons migrateurs, en particulier l’alose (Pattee, 1988). Avant 1950, l’alose remontait sur l’ensemble du bassin du Rhône jusqu’au Doubs par la Saône et au lac du Bourget par le Haut-Rhône. Le premier aménagement hydroélectrique, Donzère-Mondragon, mis en service en 1952, a coupé d’emblée l’accès à 75 % du bassin pour les poissons migrateurs. Les autres sites de fraie ont été fortement compromis par la mise en service de l’aménagement de Vallabrègues en 1970. A la fin des années 1980, l’alose n’était présente de façon significative qu’à l’aval de l’aménagement de Vallabrègues, les dispositifs de franchissement des seuils et des barrages étant peu ou pas efficaces pour cette espèce[9]9Christian Levêque, « Conséquences des barrages sur l’environnement », colloque Irrigation et développement durable, les Colloques de l’Académie d’Agriculture de France, 2005, n° … Continue reading. »
Le transit sédimentaire, charge grossière et limons, est interrompu et doit alors être vidangé par l’abaissement de la retenue et l’ouverture complète des vannes du barrage. L’eau est chargée en azote ammoniacal et en hydrogène sulfureux, une partie des sédiments qui sont libérés modifient la qualité de l’eau tout en colmatant éventuellement les habitats aquatiques. Ces épisodes peuvent être à l’origine de véritables catastrophes écologiques. Le flux des éléments nutritifs est aussi interrompu, ce qui a des conséquences sur la productivité du cours d’eau à l’aval et pour les zones côtières. Le barrage d’Assouan, par exemple, a réduit de plus de 85 % les apports de phosphate et de silicate au milieu côtier.
Les barrages participent également à l’érosion des côtes qui n’est plus compensée par les apports littoraux et surtout par les apports de la Vouivre qui, autrefois, comblait le déficit sédimentaire.
« Les ouvrages côtiers, les barrages et travaux d’irrigation, les opérations de dragage, les prélèvements de sable et l’extraction de sédiments en mer, le défrichement des terrains côtiers, constituent les principales causes anthropiques de l’érosion. Chaque année, 100 millions de tonnes de sable qui servent à réapprovisionner de manière naturelle des habitats côtiers en Europe sont utilisés pour le secteur de la construction ou piégés derrière des barrages fluviaux ou par des travaux de génie civil. Un cinquième du littoral de l’Union européenne est sérieusement atteint par l’érosion côtière. Par endroit, le recul est de 0,5 à 2 mètres par an, et même de 15 mètres dans quelques cas alarmants[10]10Ibid.. »
« …on estime que les aménagements du Rhône et de ses affluents ont fait passer la charge alluviale livrée annuellement à la mer d’environ 30 millions de tonnes au début du XXe siècle à 12 millions de tonnes dans les années soixante et à seulement 8 millions de tonnes de nos jours. On comprend ainsi l’érosion des plages de la Camargue et du Languedoc oriental rongées par une dérive littorale sous-saturée en sédiments. L’érosion des côtes est actuellement un phénomène préoccupant sur la façade atlantique de l’Afrique de l’Ouest. Elle paraît surtout être la conséquence de la fermeture du barrage d’Akosombo sur la Volta et du barrage de Diama sur le fleuve Sénégal[11]11Ibid.. »
Les barrages sont également responsables de nombreuses nuisances pour la santé des gynhomos et des autres espèces qui peuvent être les hôtes des bactéries, virus, protozoaires, responsables de maladies d’origine hydrique tels que : le choléra, la thyphoïde, la polio, la méningite et l’hépatite A et B, et la diarrhée qui cause plus de 2 millions de mort par an et deuxième cause de mortalité chez les moins de 5 ans[12]12https://www.international.gc.ca/world-monde/issues_development-enjeux_developpement/global_health-sante_mondiale/diarrhea-diarrhee.aspx?lang=fra. L’eau stagnante en amont attire les populations, que ce soit pour le tourisme ou pour une utilisation quotidienne, ce qui favorise les possibilités de contact avec ces maladies mais aussi avec celles liées aux moustiques. Le changement climatique et les retenues d’eau favorisent le lieux de ponte et l’augmentation de ces maladies.
« Les bilharzioses sont des infestations parasitaires dues à des vers plats appelés schistosomes vivant dans les vaisseaux sanguins. La maladie se contracte dans les eaux stagnantes où vivent des mollusques qui servent d’hôtes intermédiaires à l’origine des larves infestantes et sans lesquels les parasites ne peuvent effectuer leur cycle. Les aménagements hydroagricoles créent un contexte favorable à leur développement, rendant possible l’infestation d’une population qui vient utiliser cette eau de surface (jeux, baignade, lessive…). On observe ainsi que ce sont les enfants qui fréquentent le plus les points d’eau qui sont les plus contaminés. Dans ces nouvelles zones agricoles, les mouvements de population engendrés par l’extension des aires cultivables irrigables favorisent l’importation du parasite par des sujets originaires d’autres régions[13]13Ibid.. »
La décomposition de la végétation en aval participe également à l’émission de gaz à effet de serre (CO² et méthane). Au niveau mondial, les premières estimations publiées situent à environ 70 mégatonnes annuelles les quantités de méthane produites par les retenues artificielles de par le monde[14]14ST-LOUIS V., KELLY C A, DUCHEMIN E., RUDD j. W. M. et ROSEI\JBERG D.M., 2000. – Reservoir surfaces as sources of greenhouse gases: a global estirnate, Bioscience, 50, n° 9, 766-775.
Lorsqu’un barrage se rompt c’est une Vouivre morte et boueuse qui emporte avec elle des villages, des monceaux de terre, des milliers d’espèces végétales et animales. Les accidents de ruptures de barrages sont nombreux dans le monde, certains terriblement meurtriers comme celui de South Fork aux Etats-Unis qui fait 2.200 morts en 1889 ou celui d’Iruhaike au Japon qui provoque la mort de 1.200 personnes en 1868. L’Inde connaît une terrible succession de catastrophes liées au barrage: Tigra en 1917 (1.000 morts) Panshet en 1961 (1.000 morts), Khadakwasla en 1961 également (1.000 morts) et Machu en 1979 (2.000 morts)[15]15 https://fr.wikipedia.org/wiki/Rupture_de_barrage. En 2015, le barrage deBento Rodrigues, dans l’État de Minas Gerais au Brésil, cède sous la pression. Des millions de tonnes de boues issues de l’exploitation d’une mine de fer se déverse. L’incident est surnommé « Fukushima brésilien », la durée prévisible des impacts sur la faune et la flore s’étendrait jusqu’à 30 ans. Une des pires catastrophes écologiques de toute l’histoire du Brésil[16]16https://fr.wikipedia.org/wiki/Rupture_de_barrages_de_Bento_Rodrigues.
La construction des barrages est elle-même un fléaux. L’objectif premier d’un barrage hydroélectrique étant la production d’électricité, la hauteur de l’ouvrage est cruciale car la puissance fournie augmente avec la hauteur d’eau retenue. Pour cela, il faut défricher de grandes zones ce qui provoque une dégradation importante des bassins versants, un ruissellement et une érosion accrue, un lessivage accentué des terres, un appauvrissement des sols et une sursédimentation dans le réservoir. Carrières, gravières et centrales à béton sont nécessaires à sa construction, les turbines impliquent également les extractions minières. Toute une infrastructure sociale et économique qui ne peut exister sans une stratification de la société, une exploitation salariale, une destruction des espaces et des sols, une extermination de nombreuses espèces végétales et animales.
Ana Minski
References[+]