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Dans son essai « Terre et liberté » (note de lecture en pdf ) Aurélien Berlan soutient que le christianisme et le libéralisme sont à l’origine d’une conception de la liberté individuelle qui cherche à se délivrer des contraintes liées à notre condition terrestre.
Bien que son essai apporte une analyse intéressante, nous avons cependant plusieurs critiques à formuler.
Du trop de matérialisme
Aurélien Berlan met l’accent sur l’importance d’une autonomie matérielle accusant les religions, et plus spécifiquement le christianisme, d’être un acteur principal de la conception de libre arbitre, de la liberté comme « délivrance », une liberté qu’il qualifie d’apolitique (cf. p. 74). Le christianisme serait une fuite des conditions de la vie terrestre vers un au-delà paradisiaque, un refus de la politique et du conflit. Le libre arbitre précède pourtant l’apparition du christianisme puisque l’importance éthique des choix personnels, dans la vie privée et publique, est débattue dès l’Antiquité1.
Il est commun de penser qu’avant le christianisme l’individu était pris dans la gangue du collectif. Pourtant, l’homme n’a pas attendu le christianisme pour penser sa place dans le collectif. Le libre arbitre est bien une faculté humaine innée. L’étude des chasseurs collecteurs cueilleurs témoigne en faveur d’une individuation importante qui s’oppose parfois au collectif. Il est fort probable qu’il en ait été de même au Paléolithique. L’individualisme n’est pas l’égoïsme et ne se construit pas toujours en s’opposant au collectif. La liberté du choix est exigeante, elle ne peut s’exercer que par son propre jugement ce qui a à voir avec la responsabilité individuelle et collective du sujet politique. Juger des situations, c’est se poser une question éthique qui débouche sur du politique.
Berlan écrit : « La force des religions est d’avoir su proposer des méthodes spirituelles pour délivrer les humains du désir insatiable de réaliser ses fantasmes ici-bas. » (p. 80) Nous ne partageons pas son opinion. En effet, nous ne pensons pas que « le désir insatiable de réaliser ses fantasmes ici-bas » soit le désir de tous les humains ni que les religions aient souhaité limiter l’hubris chez tous les êtres humains. Nous pensons que ce « désir insatiable » concerne essentiellement une minorité d’individus et qu’elle s’inscrit dans un cadre social et culturel précis, celui des civilisations. Aussi, les religions, telle que l’hindouisme, participent surtout à justifier une hiérarchisation et à la maintenir.
Berlan reproche au christianisme de refuser le conflit. En effet, le christianisme, en tant que religion messianiste, prône l’acceptation de la hiérarchie séculière. Sa conception du salut réside moins dans le fait de se libérer de l’esclavage que de choisir Dieu2. Pourtant, d’après l’évangile de Mathieu, Jésus dit aux Apôtres « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre : je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. ». Pour « chasser tous les marchands du Temple, il [Jésus] renverse les tables et les chaises des vendeurs. Et il leur dit très fort : ‘‘Il est écrit que la maison de mon Père est appelée une maison de prière. Et vous, vous l’avez transformée en un repaire de brigands !’’ » Jésus n’aurait donc pas toujours fui le conflit, c’est d’ailleurs pour agitation politique qu’il a été condamné : « Nous avons trouvé cet homme en train de pousser notre peuple à la révolte. Il empêche les gens de payer l’impôt à l’empereur. Il dit qu’il est lui-même le Messie, un roi.3 ». Il a affronté les autorités religieuses de son époque et a mis en avant les pauvres : « Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu4. » Tertullien (150/60 – 220) avoue que de nombreux chrétiens s’étaient enrôlés dans les armées. Avec Ambroise de Milan (339 – 397) la théorie cicéronienne de la guerre juste entre de plain-pied dans le champ de la réflexion théologique5. La chrétienté occidentale acceptera les ordres religieux militaires du Moyen Âge, prêchera les croisades, les bûchers de l’Inquisition, etc.
Ainsi que le propose Berlan, mise à part la guerre, les premières « maisonnées » chrétiennes étaient fondées sur le modèle de la « domus »6. Le christianisme primitif valorisait l’autonomie matérielle et la communauté de biens7, et les ordres mendiants défendaient une éthique de la sobriété. Jusqu’au XIIIe siècle, les théologiens catholiques condamnaient l’usure.
La religion a longtemps eu des implications politiques importantes. Elle a activement participé à l’instauration et/ou à la justification de la royauté et des guerres8. Le christianisme catholique a également régné sur les États pontificaux (entre 754 et 1870 sous l’autorité temporelle du pape). La distinction clergé régulier et clergé séculier, ce dernier vivant dans le siècle, est aussi importante pour comprendre les raisons qui ont conduit une partie du bas clergé a participer activement à la Révolution française de 1789. C’est le clergé qui, le premier, a réclamé des États généraux et, le 19 juin, le bas clergé rallie le tiers état pour former la première Assemblée constituante. Cependant, le christianisme n’est pas une idéologie politique qu’il s’agirait de comparer au libéralisme ou au socialisme. L’Église propose des réponses précises aux diverses questions liées à l’organisation de la société. Bien sûr, ces réponses ne sont pas révolutionnaires, elles souhaitent œuvrer pour guider la conduite de la personne et du chef de l’État.
La laïcité9, condition nécessaire pour préserver la liberté, est peut-être bien d’essence chrétienne puisque Jésus dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu10. » Il ne nous viendrait pas à l’idée de la remettre en question.
D’autre part, nous pensons qu’il aurait été plus juste de distinguer le christianisme du catholicisme, des différentes doctrines gnostiques et ésotériques (pythagoricien, mazdéisme, manichéisme, catharisme, etc). Ces dernières, dualistes, considèrent que le monde matériel, sensible, est l’œuvre du démon, de Satan. Le monde terrestre est un enfer, au contraire du monde spirituel, céleste, auquel les « parfaits », les « initiés » aspirent. Le détachement et le mépris de ces doctrines pour le monde matériel et sensible n’est pas celui des chrétiens. Pour Grégoire le Théologien, Père de l’Église, c’est dans la réunion des deux contraires – de l’esprit et de la chair – qu’est visible le caractère exceptionnel de l’homme par rapport au reste de la nature créée11. C’est donc par cette double nature (corps et esprit) que l’homme aurait pour vocation d’occuper la fonction privilégiée et centrale de médiateur entre Dieu et sa création.
Il est par ailleurs surprenant que Berlan écrive : « … cette idéologie [délivrance], en prétendant se hisser au-dessus de l’immanence de la vie, ne peut-être que mortifère, en invitant à se nier comme être incarné. » (p. 169) Or, l’incarnation est une notion chrétienne qui implique que nous ne sommes pas uniquement des êtres de chair mais aussi des esprits. L’incarnation est pour le chrétien l’opportunité de vivre une vie d’homme, l’expérience sur terre est une expérience spirituelle. La « délivrance » (la mort) dans le christianisme renvoie à la « délivrance » lors de l’accouchement. Elle est comprise comme une autre naissance, celle d’un esprit façonné par son passage sur Terre. Son sens est uniquement métaphysique.
Réduire les hommes à n’être que de la chair, ainsi que cela a été fait pour les autres animaux, autorise toutes les manipulations, expérimentations et bricolages sur les corps. C’est ce qui permet au biocapitalisme de se développer. Le matérialisme nie l’incarnation, l’esprit qui fait corps dans une personne.
Chaque peuple a apporté des réponses face à la mort. Jusqu’à l’avènement d’un matérialisme radical, les hommes concevaient, et conçoivent encore, un royaume où se retrouvaient les esprits des défunts. Penser la vie après la mort est un invariant de la nature humaine, bien que les réponses varient d’un peuple à l’autre. Il nous semble que ce n’est pas tant la quête de délivrance des conditions terrestres qui motive les classes dominantes actuelles, mais un matérialisme radical qui considère les corps comme des ressources.
Le christianisme prône la solidarité entre les hommes, cela devrait être le rôle de toute religion, mais aussi le rôle du politique. Non pas nier l’altérité, les différences et les conflits, mais valoriser la solidarité plutôt que la concurrence et la guerre.
C’est pour ces raisons que la critique de Berlan, consistant à considérer le christianisme comme une des origines de la quête actuelle de « délivrance » des classes dominantes, n’est pas justifiée. D’autant plus que le christianisme invite à vivre simplement, à respecter les limites, ne pas céder à l’hubris, etc.
Les classes dominantes actuelles ne souhaitent pas se délivrer de leur condition matérielle humaine, elles veulent au contraire en jouir à fond et sans fin. Elles ne se projettent pas dans un après-monde paradisiaque, elles ne sont pas dans une démarche spirituelle et/ou idéaliste, c’est-à-dire dans la quête d’une société qui valorise la spiritualité à la matière, l’harmonie plutôt que la guerre, le respect plutôt que le mépris. De nos jours, règne un matérialisme qui rejette toute forme de spiritualité, réduisant la majorité des êtres vivants, humains y compris, à n’être qu’une ressource exploitable. Le biocapitalisme, le projet transhumaniste de vaincre la mort ou de faire de l’homme un dieu (alliage de chair, d’os et de silice) s’inscrivent dans ce matérialisme.
Nous pensons que ce qui motive avant tout la domination n’est pas tant la « délivrance » des conditions terrestres qu’un désir d’en jouir et de se démarquer des autres, individuellement et collectivement. Aussi, nous renvoyons aux réflexions de Bernard Charbonneau pour qui le matérialisme est plus aliénant que la spiritualité chrétienne12.
La sphère domestique
L’appropriation et l’infériorisation des autres libèrent des tâches les plus ingrates mais procurent aussi un sentiment de supériorité. Ceux qui dominent se définissent alors comme étant les vrais humains, des êtres d’exception, des élus, les autres sont considérés comme des instruments vivants, des bêtes, des sous-hommes, des chimpanzés, etc. Se décharger des tâches les plus rébarbatives et répétitives sur d’autres procure un sentiment de valeur, de supériorité. Ce sentiment de supériorité nous semble tout aussi important que le fait de se décharger de certaines tâches. D’ailleurs, lorsqu’un maître aime cuisiner, sa cuisine est toujours considérée plus « raffinée », meilleure, que celle de sa domestique. Il en est de même pour le soin apporté aux faibles et aux malades. Ce qui prouve que les activités dites domestiques peuvent être valorisées lorsque c’est le maître qui les pratique. A. Testart se demandait ce qui motivait la domination : le pouvoir pour lui-même, le prestige, la richesse ?
Les recherches féministes tendent à prouver l’importance du dualisme sexuel pour comprendre l’apparition ou la consolidation des dominations. En effet, le dualisme homme/femme valorise l’homme, le dualisme homme/animal valorise l’humain, le dualisme domestique/cynégétique valorise le chasseur, c’est cette distinction qui est recherchée. Ce dualisme, l’homme l’expérimente jusque dans la sexualité : baise, prostitution, viol, BDSM, etc. La richesse est un moyen de se distinguer, tout comme la notoriété. Pour exister, certains sont prêts à tout pour se démarquer.
Ce besoin de distinction est présent chez la plupart des groupes humains. Un nombre important de sociétés humaines s’identifient, voire se nomment, « les vrais hommes » par opposition à leurs voisins. Si prisonniers et/ou esclaves sont chargés d’effectuer les tâches les plus difficiles (porter l’eau et le bois) c’est parce qu’elles demandent, en effet, un effort important mais aussi parce qu’elles montrent la supériorité du maître. Chez la plupart des peuples indigènes, ce sont justement les femmes qui portent les charges les plus lourdes.
Il est notable que la sphère domestique s’oppose toujours à la sphère cynégétique, la première étant infériorisée, la seconde valorisée. La confrontation avec l’altérité (le sauvage notamment) valorise les classes dominantes qui, longtemps, se sont arrogées le droit de chasser les grands mammifères, n’autorisant les classes inférieures qu’à pratiquer le piégeage des petits animaux. Le repos du guerrier/chasseur/entrepreneur étant quant à lui assuré par la domesticité composée d’êtres vivants (humains et autres animaux) et/ou de machines.
La dévalorisation de la sphère domestique ne doit pas pour autant nous conduire à sa valorisation. Le domestique renvoie à domus, la maison romaine avec ses animaux de basse-cour et ses esclaves. En droit romain, le dominium, la propriété, renvoie à dominus, le maître de maison. Le dominium forme une espèce de prolongement de la personne, si bien que choses et personnes ne se distinguent pas nettement les unes des autres. Seul le maître est un sujet libre. La domus, c’est le royaume du maître, du pater familias. Pour cette raison, nous ne souhaitons pas « domestiquer le politique » mais émanciper l’intime du « domestique ». Ce qui ne signifie pas que nous sommes contre l’autonomie matérielle et les activités de subsistance.
Le mot « domestique » est synonyme de servitude et renvoie à la domestication des animaux, c’est-à-dire l’asservissement d’êtres vivants en vue d’en contrôler la reproduction pour mieux les exploiter. C’est pour cette raison que nous lui préférons le mot foyer pour nommer la sphère de l’intimité. Le foyer dont le feu réchauffe et illumine la nuit, devant lequel on rêve, auprès duquel se tiennent les confidences, les conciliabules, se transmettent les histoires, élément tour à tour destructeur ou protecteur qui exige la prudence, etc.
Lorsque Berlan reproche à certaines féministes de « … ne pas subordonner l’existence à la vie, l’être humain à l’animalité13 » (p.168) nous regrettons qu’il n’ait pas ajouté qu’il est plus que temps de ne plus subordonner « l’animalité » à l’humain. Le principe du capitalisme étant de tout transformer en marchandise, la domestication animale ayant transformé les êtres vivants en marchandises, sources de richesse, d’échange et de sacrifice, il est tout à fait raisonnable de faire le lien entre réification animale et développement du capitalisme.
Ce que nous reprocherons au christianisme est bien davantage son anthropocentrisme que son supposé refus du conflit et de la politique. Les Pères de l’Église assument en effet sans complexe la domination des hommes sur les animaux.
Cette domination sur les animaux est également assumée par Berlan puisqu’il écrit : « Ce qui est vrai de nos rapports aux animaux l’est aussi des liens humains : ‘‘Émanciper, c’est libérer des mauvaises contraintes ; ce n’est pas détacher, c’est attacher mieux.’’ Ce n’est pas couper les ponts, mais créer du lien, substituer des relations horizontales de coopération à des rapports verticaux de domination » (p. 178)
Dans cet extrait, il cite Jocelyne Porcher, directrice de recherche à l’INRAE qui s’est spécialisée dans la raillerie de l’animalisme dont elle ignore les différents courants et arguments. Pour défendre l’exploitation des autres espèces, elle ne lésine pas sur les sophismes tels que : « On ne mange pas des animaux. On mange de la viande issue des animaux14. »
Nous aimerions donc avoir plus de précision quant à ce qu’ils considèrent être une bonne contrainte et ce que signifie l’expression « attacher mieux ».
La contrainte est avant tout l’ : « action de réduire quelqu’un à agir contre sa volonté » ou encore « obliger, forcer quelqu’un à agir contre sa volonté. » Elle s’applique ici à tous les autres animaux dont la réification ne semble pas choquer Berlan. Dès le Néolithique, les animaux d’élevage subissent la séquestration, la castration, l’eugénisme, la séparation d’avec leurs petits, puis l’ébecquage, l’éjointage, le gavage, l’insémination artificielle. Des expérimentations « éthiques » sont menées à l’INRAE pour que ces animaux produisent mieux, plus et plus longtemps15. Il n’y a pas de domestication sans rapport vertical de domination. Aucun auroch n’a demandé à être castré et n’a eu besoin de l’homme pour vivre. Des animaux de laboratoire sont torturés et disséqués également tous les jours pour l’usage unique de l’homme. Des animaux « de loisir » subissent contraintes et souffrances pour le plaisir de l’homme : équitation, zoos, cirques, parcs aquatiques… D’autres sont tués ou torturés juste pour la déco et la mode : cuir de vache ou d’agneau, mohair, alpaga, duvet, trophées…Ces liens qui « attachent mieux » ne seraient-ils pas ceux du patriarcat domesticateur ?
C’est bien cette forme de domination que Berlan semble minimiser en considérant la domination impersonnelle du capitalisme plus inflexible que celle du « pire patriarche » (p. 52)
Selon lui, et selon d’autres auteurs de la subsistance, pour être autonome il faut être intégré à une communauté, avoir un lopin de terre et « une bête de trait. » (p. 158) Il semblerait en effet que, depuis les domestications du Néolithique, la plupart des peuples n’ont cessé de vouloir se décharger de certaines tâches sur d’autres êtres vivants. Peut-être est-ce là la principale cause de l’anthropocentrisme, des hiérarchies et du capitalisme, non pas tant se libérer des contraintes biologiques, que se sentir supérieur, élu par une quelconque divinité et en faire le moins possible. Ce qui est d’ailleurs régulièrement mis en avant pour justifier les innovations technologiques qui promettent plus de temps pour les loisirs, et qui est admirablement représenté par le paradisme du mouvement Raëlien16.
Enfin, en qualifiant à plusieurs reprises de contrainte les activités qui consistent à répondre aux nécessités du corps, Berlan reproduit le langage des classes dominantes. La réalité biologique du corps n’est pas une contrainte mais une nécessité puisqu’elle est la condition même de la vie sur Terre.
Une analyse abstraite
Si l’autonomie matérielle est importante pour s’émanciper du système industriel et mener une vie bonne, il n’en reste pas moins qu’elle diffère de la notion de liberté.
Pour critiquer la liberté du libéralisme, Berlan la défini comme « liée à l’idée de ‘‘vie privée’’ comme espace qui se situe ‘‘hors de portée de l’État’’ » (p . 30). La liberté des libéraux est bien plus que cela, ses valeurs principales étant les droits naturels inaliénables de la personne (liberté, sûreté, propriété) qui concernent aussi bien la sphère privée que la sphère publique. L’État libéral a pour unique finalité de protéger ces droits. Pour éviter qu’un despote ou une oligarchie violent ces droits, les libéraux prônent une séparation des pouvoirs et une « démocratie » représentative.
Pour mener sa critique du libéralisme, Berlan s’appuie sur les écrits de Benjamin Constant et Isaiah Berlin. Ces auteurs opposent liberté des Anciens et liberté des Modernes pour le premier, liberté positive et liberté négative pour le second. Ces deux libertés correspondraient à une opposition entre liberté dans la sphère politique et liberté individuelle dans la sphère privée, individualisme et autonomie morale et pluralisme des valeurs. Ces deux libertés seraient inconciliables. Cette distinction, née de réflexions menées dans un certain contexte historique, néglige la complexité des réflexions sur la liberté qui ont été débattues depuis l’Antiquité. Nous aurions apprécié une véritable critique de la liberté dualiste que proposent ces deux auteurs. D’autant que cette distinction n’est pas justifiée. En effet, dans « l’Antiquité, les pouvoirs publics n’interviennent pas dans la sphère du privé, à moins qu’il n’y ait dénonciation, si bien que la liberté d’expression et la liberté de réunion ne peuvent être remises en cause que dans l’espace public. » Les philosophes de l’Antiquité se questionnaient déjà sur l’égalité et la liberté individuelle, le public et privé. La société idéale imaginée par Platon, société fondée sur la communauté des biens, des femmes et des enfants, était une réaction « contre l’emprise excessive des intérêts familiaux et suggère donc, au moins pour l’Athènes de son époque, une prédominance du privé17. » Ils se questionnaient aussi sur le pouvoir étatique et liberté individuelle :
« Du reste, on ne saurait dire tout ce qu’ont de délicieux l’idée et le sentiment de la propriété. L’amour de soi, que chacun de nous possède, n’est point un sentiment répréhensible ; c’est un sentiment tout à fait naturel ; ce qui n’empêche pas qu’on blâme à bon droit l’égoïsme, qui n’est plus ce sentiment lui-même et qui n’en est qu’un coupable excès ; comme on blâme l’avarice, quoiqu’il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d’aimer l’argent. C’est un grand charme que d’obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons ; et ce n’est que la propriété individuelle qui nous assure ce bonheur-là18. »
L’articulation entre sphère privée et sphère publique, et les réflexions concernant la propriété privée et ses limites, ne sont donc pas une nouveauté de la modernité. La notion de liberté est née dans une société patriarcale esclavagiste dans laquelle seuls les hommes libres participaient à la vie politique tandis que les esclaves étaient soumis à un maître auquel ils appartenaient. En France, l’esclavage n’a été aboli qu’en 1848.
C’est pour ces raisons que la défense de la liberté individuelle est fondamentale et que nous tenons une position plus nuancée quant aux réflexions et débats des différents philosophes libéraux. Le libéralisme est né au XVIIe siècle en réaction à l’absolutisme, au despotisme, à la monarchie, régimes politiques qui définissaient les droits selon le statut social. Le libéralisme considère, au contraire, que tout homme naît libre et que chacun possède les mêmes droits. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 est une véritable conquête politique. Il est bon de rappeler que ceux qui ont participé à sa rédaction sont des libéraux, ainsi d’Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836). Elle a légiféré sur des droits naturels fondamentaux que sont « la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression » (art. 2) ainsi que la « libre communication des pensées et des opinions » (art. 11), liberté qui est aujourd’hui mise à mal par les médias dominants et l’État mais aussi par un nombre important de militants qui se pensent de gauche et anticapitalistes. Ces droits fondamentaux concernent aussi bien la sphère privée que la sphère publique.
Nous regrettons que Berlan n’ait pas remis en question la conception dualiste d’Isaiah Berlin. En effet, la liberté négative (liberté individuelle, théorique, juridique) est le droit de faire quelque chose parce la loi nous y autorise ou ne l’interdit pas. La liberté positive (liberté sociale, liberté de moyen) est la possibilité de faire quelque chose parce que nous avons des moyens pour le faire (argent pour faire un voyage, acheter quelque chose). Nous aurions aimé mieux comprendre pourquoi Berlan a assimilé la liberté positive à l’autonomie, à l’accomplissement de soi ? (p. 35)
Le libéralisme est une tradition philosophique du droit qui concerne le domaine politique mais aussi économique et qui a façonné le débat politique et les institutions. Il a été pensé par des philosophes qui n’étaient pas des hommes d’affaires mais étaient influencés par un enseignement humaniste. Les réflexions qui ont été menées au cours des siècles sur la notion de liberté tentaient de penser la tension entre liberté individuelle et équité dans un contexte historique et économique précis. La tradition philosophique du libéralisme mériterait d’être analysée sans être confondue avec le libertarianisme ou un État-social. En effet, la liberté de conscience, de parole, d’écriture, de propriété19 sont des droits importants pour lutter contre les inégalités, les expropriations, le totalitarisme.
Les différentes réflexions sur la liberté menées tout au long du XVIIIe siècle s’inscrivent dans un contexte historique et social précis qui tente de répondre à certains problèmes concrets. Les libéraux humanistes visent à émanciper le tiers état par une élaboration juridique plus précise et développée. C’est pour cela que la notion de liberté, dans une société complexe telle que la nôtre, se fonde sur un système juridique qui vise à ce que le système politique respecte et protège les droits fondamentaux de l’individu. Toute la problématique est de penser la liberté individuelle et sa mise en danger par l’État, des groupes non étatiques et par des individus prédateurs, afin que cette dernière ne le dépossède ni de ses droits ni de son relatif pouvoir politique.
Pour lutter contre le totalitarisme, le despotisme politique, le fascisme, il est nécessaire de limiter le pouvoir étatique, de préserver l’individu de l’ingérence de l’État dans la sphère intime. À ce sujet, nous n’avons pas bien saisi si Berlan défendait ou non la préservation de la sphère privée et la liberté individuelle. Il n’ignore pas que la société industrielle ne peut être stable sans une centralisation du pouvoir politique. En s’inscrivant dans ce contexte historique, la réflexion menée par les libéraux est donc pragmatique (en plus d’être cohérente avec leur industrialisme). Les libéraux théorisent la liberté au travers du système politique de la « démocratie » représentative. Cela tente de répondre à la question de comment déléguer notre pouvoir politique à une instance supérieure en évitant autant que possible que celle-ci ne se retourne contre les droits humains fondamentaux ; cela par l’élection, mais aussi en constitutionnalisant ces droits, pour les rendre plus difficiles à remettre en cause.
L’antipartisme que défend Berlan, inspiré de Simone Weil, est aussi surprenant. Non seulement parce que l’antipartisme de cette dernière est probablement largement inspiré de son gnosticisme et de son mépris pour le collectif20, mais surtout parce que reprocher la liberté « apolitique » des libéraux tout en critiquant une forme d’organisation politique qu’est celle des partis est tout simplement incohérent.
Il ne suffit pas de cultiver son jardin pour mettre fin au système industriel. Non seulement parce que cela ne nourrira pas toute la population, mais aussi parce que cela ne permettra aucunement de sauver les terres qui peuvent encore l’être de la rapacité des entrepreneurs. De nos jours, l’industrie répond à une tendance générale vers plus de confort, et non pas uniquement au désir d’une élite. Par ailleurs, Berlan semble défendre une société où, de fait, existeront toujours des industries et des villes, et donc, des institutions politiques et un code juridique développé : une société où il n’est pas possible de faire l’impasse sur les réflexions libérales.
Les penseurs du libéralisme politique ne sont pas anti-étatiques, ils n’envisagent pas la démocratie directe mais défendent un État dont le rôle se limiterait à protéger les droits fondamentaux contre toute dérive égoïste. Ils n’ont pas su remettre en question leur industrialisme et leur croyance au progrès technologique, pour autant, ils s’opposent à l’État-social bureaucratique et administrateur de nos vies, tout comme le fait Berlan. L’anarchisme, et toute réflexion sur la liberté, s’inscrit pleinement dans l’héritage culturel et affectif du libéralisme. Aussi, nous aurions aimé mieux comprendre dans quel héritage culturel s’inscrit Berlan.
Lorsqu’il écrit : « La massification de nos sociétés a continué de diluer le poids que chacun peut avoir dans le processus de décision politique, tout en accroissant celui des experts et des technocrates. » (p. 39) Notre pouvoir est indirect, limité et soumis à la propagande, mais, contrairement aux esclaves des périodes qui ont précédé la Révolution française, nous sommes tous des citoyens qui possédons des droits fondamentaux pour tenter, autant que faire se peut, de les défendre contre les abus du pouvoir étatique et marchand.
Bien avant la Révolution française et l’instauration de la république, les dominants se sont accaparé les terres et ont asservi les paysans en usant de la voie juridique21. Voilà pourquoi le libéralisme défend une société de droits dans laquelle l’État a pour finalité de protéger les droits fondamentaux de chaque individu. Il nous semble difficile d’envisager l’instauration, du jour au lendemain, d’une démocratie directe sans y réfléchir en amont. Pour que cela soit possible, nous devons être capables de formuler un cadre juridique, des propositions politiques. Pour lutter contre l’expropriation et notre mise sous tutelle, il nous faut imposer juridiquement une réforme agraire conséquente, une limitation des innovations techniques, et imaginer une nouvelle forme d’organisation pour que ces droits soient respectés. Les expériences et réflexions des paysans zapatistes, des peuples indigènes et des anarchistes d’Espagne et d’Ukraine peuvent nous aider. Se contenter de prôner l’autonomie matérielle, le retour à la terre, la gestion personnelle des toilettes sèches et le sabotage22, non seulement est partiel mais participe aussi à privilégier une posture philosophique plutôt qu’une critique politique, une critique culturelle, existentielle, esthétique, plutôt qu’une critique sociale23.
C’est parce qu’il y avait des maîtres et des esclaves que les réflexions menées dès l’Antiquité grecque sur les notions de liberté et d’égalité ont vu le jour. Pour être un homme libre, un citoyen, une instruction de qualité était nécessaire. Dans l’Antiquité, les activités de l’homme libre sont désignées par le mot Liberalis. Le futur homme libre était éduqué (conduit hors, guidé, élevé) afin de maîtriser la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l’arithmétique, l’astronomie, la musique, etc. Un sujet libre doit faire preuve de « prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d’expérience, d’économie, de tempérance et d’activité24. » Être libre implique d’être responsable d’une communauté, d’être apte à juger convenablement des lois collectives, de prendre en charge l’élaboration de lois toujours plus justes, de se détacher de l’opinion pour penser la vérité. Pour cela, il nous faut développer notre capacité raisonnante, être formés à la réflexion éthique.
Les paysans russes de 1917 dictèrent aux lettrés du village :
« Nous exigeons la réunion d’une Assemblée constituante, élue au suffrage universel. Nous exigeons des écoles gratuites pour nos enfants, nous exigeons des mesures en faveur d’une paix rapide et équitable, nous exigeons la suppression immédiate de tous les impôts, directs et indirects, et leur remplacement par un seul impôt, progressif, sur le revenu. Nous exigeons du gouvernement provisoire qu’il explique tout de suite pourquoi les magnats et autres possédants peuvent ne pas désirer défendre la patrie et échappent ainsi au service militaire, alors que nous, qui n’avons pas de terre, devons la défendre d’urgence, au péril de notre vie25. »
L’enjeu politique est aussi et surtout éducatif. Maintenir dans l’ignorance est une stratégie des dominants. Pour participer, sur un pied d’égalité, à la vie politique, sociale et économique il est important de bénéficier d’une instruction de qualité. C’est pour ces raisons que les peuples indigènes souhaitent aussi bénéficier d’une instruction de qualité adaptée à leur propre culture26. De nombreux enfants issus des peuples autochtones ont appris le droit afin de pouvoir protéger les leurs des exactions de l’État et des entreprises illibérales. C’est par la voie juridique que de nombreuses batailles contre l’expropriation et l’exploitation des terres indigènes ont été gagnées27. Voilà pourquoi les indigènes réclament une éducation interculturelle bilingue gérée par eux :
« (…) ils ne demandent plus uniquement la protection juridique de l’État mais un droit à leur propre droit et au pluralisme juridique28. »
« En Colombie, la participation politique indigène est sans cesse plus marquée. Elle est d’ailleurs antérieure à la Constitution de 1991 puisque dès les premières élections municipales au suffrage universel (1988), les indigènes, unis ou non aux paysans, s’organisèrent en mouvements civiques afin d’accéder aux conseils municipaux et aux mairies29. »
Cueilleurs, paysans, esclaves…
Berlan insiste, avec raison, sur l’asservissement des masses paysannes durant tout le féodalisme, sur l’exploitation historique des paysans par les différentes classes dominantes, mais il ne rend pas compte du rôle de la paysannerie dans l’apparition des sociétés stratifiées :
« L’agriculture a non seulement fait accéder la société à un stade où elle n’est plus tributaire de la distribution des ressources alimentaires naturelles, elle a aussi permis aux communautés néolithiques de préserver l’ordre social même dans les moments où l’ordre naturel ne fournissait pas à l’homme de quoi subvenir à ses besoins : on récoltait assez pendant la bonne saison pour pouvoir se nourrir lorsque plus rien ne pousse ; de là une stabilité de la vie sociale qui fut un facteur décisif de son développement matériel. La culture a dès lors marché de victoire en victoire, au prix d’une violation progressive de la loi biologique du minimum, jusqu’à prouver qu’elle pouvait subvenir aux besoins de la vie humaine dans l’espace interplanétaire — où même la pesanteur et l’oxygène font défaut !30 »
Berlan a également raison de rappeler que l’exploitation de la paysannerie existe du fait de « son infériorité militaire… ». Mais cette exploitation ne date pas de « l’âge du bronze et l’apparition des armes et armures en métal ». En effet, l’histoire est plus complexe. La domestication animale est à l’origine d’une différenciation entre espace sacré et espace profane, espace domestique et espace sauvage, vita activa et vita contemplativa avec notamment l’apparition de temples (Gobekli Tepe), de sacrifices animaux et humains, un changement conséquent du rapport aux morts et aux esprits, un accroissement démographique31. Les paysans du Néolithique sont à l’origine de la destruction de la liberté individuelle et de l’autonomie de nombreux peuples cueilleurs, collecteurs et chasseurs du Paléolithique32 . Ils n’ont pas eu besoin du métal pour esclavagiser d’autres humains, ni pour pratiquer la castration, l’eugénisme, les sacrifices de femmes, d’enfants et d’animaux. Ils n’ont pas eu besoin du métal pour défricher d’importantes zones forestières à coups de hache de pierre, pour hiérarchiser les villes entre elles, pour créer des zones minières et développer les échanges marchands33. Ils ont par contre eu besoin d’élaborer des stratégies adaptées à des contextes particuliers pour asservir les peuples qu’ils colonisaient, les armes en bronze n’ont fait que poursuivre cette colonisation avant de se retourner, en premier lieu contre les animaux et les femmes, puis contre les paysans eux-mêmes34. La quête de « délivrance » est bien plus ancienne que l’Antiquité grecque, elle trouve son origine dans les domestications animales. De nombreuses religions, mythes, etc., pourraient bien être des stratégies mises en place pour limiter l’hubris à une classe dominante. Née des techniques de domination liées à la domestication, l’hubris ne peut être accessible qu’à une minorité humaine qui se pense supérieure et met tout en œuvre pour maintenir sa supériorité d’espèce, de rang, de sang, de classe.
L’instabilité climatique pourrait bien nous obliger à renouer avec un mode de vie plus proche de celui des hommes du Paléolithique que du Néolithique35. Tout au long du Pléistocène, nos ancêtres ont modifié leur mode de subsistance passant d’un régime de cueilleur à un régime de cueilleur collecteur et chasseur. La compassion pour les autres, l’intelligence, la prévoyance et la curiosité se sont développées tout au long de cette longue période privilégiant la cueillette. La chasse ne s’est véritablement imposée que lors des périodes glaciaires. Nonobstant, les hommes du Paléolithique vivaient parmi d’autres animaux. Ce qui ne suppose pas qu’ils étaient englués dans l’immanence du monde. Les peintures figuratives témoignent de la fascination qu’ils éprouvaient face aux chevaux, aurochs, bisons qui se déplaçaient et se reproduisaient librement.
La liberté individuelle est un prérequis pour toute collectivité humaine qui vise l’égalité et la justice.
Mais il est vrai que Berlan envisage « le Bien autrement, à la manière du Beau : non comme la réalisation d’un modèle, mais comme l’équilibre immanent entre les éléments d’un ensemble, l’adéquation entre les variables qui définissent une situation. Auquel cas, le Bien varie en fonction des lieux, car il doit tenir compte de leur consistance propre, de la présence ici de tel facteur et de son absence là, de son interaction possible avec telle autre donnée, etc. » (p. 194)
Ce parti pris pour un relativisme moral s’inscrit pleinement dans le relativisme culturel qui critique ce que les penseurs des Lumières nous ont légué de plus précieux : il n’y a qu’une seule humanité et c’est par la raison (à ne pas confondre avec la rationalité) qu’elle peut s’entendre, élaborer des théories et des stratégies pour délivrer tous les êtres vivants victimes des prédations, oppressions et exploitations. Enfin, son relativisme moral rejette toute théorie politique et évacue la quête de justice au profit d’un fantasme d’« équilibre immanent » qui pourrait être confondu avec l’organicisme36 des réactionnaires.
La tension entre individu et collectivité est une des réflexions les plus importantes du libéralisme, de l’anarchisme. L’apprentissage de la liberté passe par un apprentissage morale, par la connaissance de soi, de la maîtrise de soi et de ses passions. Elle est le contraire de l’égoïsme, de l’assouvissement de tous les désirs, un prérequis pour accéder à l’autonomie matérielle et politique. Comme l’écrit Bakounine, la liberté individuelle ne s’oppose pas à l’autre puisque être « libre exige la reconnaissance d’un autre être humain, car c’est l’autre qui confirme ma liberté en me traitant en tant qu’égal, en tant qu’être humain37. » Les droits fondamentaux sont indispensables pour assurer la liberté individuelle et permettre à chacun de débattre et argumenter afin de juger, rédiger, voter des lois et assurer l’égalité. Pour garantir la liberté, il est indispensable d’acquérir et de développer nos capacités raisonnantes naturelles.
Enfin, Berlan écrit : « Comment vivre en accord avec notre critique du mode de vie dominant ? N’est-ce pas le b.a-ba de la liberté : atteindre une cohérence entre ce que l’on fait et ce que l’on pense ? » (p. 14) La conception de la liberté de Berlan est subjective, elle n’est pas politique puisqu’elle ne concerne que ceux qui pensent comme lui, qui souhaitent être philosophe et jardinier, qui, parce que mieux intégrer au système, peuvent se permettre de l’être. S’attaquer au libéralisme et à la société de droit c’est mettre en danger la majorité de la population. L’élaboration des droits est ce qui permet aux plus démunis de se défendre contre l’abus des plus fortunés, intellectuellement et matériellement. C’est par le droit que nous pouvons interdire le vol, le viol, la GPA. Mais aussi l’ingérence d’un État aux ordres des industriels et de plus en plus totalitaire.
L’autonomie matérielle seule ne nous protégera pas de la violence des maîtres et de la fidélité des serviteurs. La liberté est une conquête permanente qui exige d’être conscient de la dignité de chaque être vivant, et de la nécessité de s’associer pour la préserver. Elle est morale, politique et la condition même de l’amour.
Ana Minski
Relecture : William Le Garrec
Correction : Lola
Notes
1Voir par exemple Gorgias de Platon.
2Ormières J.-L., Grenouilleau O., « Christianisme et esclavage », Archives de sciences sociales des religions, 200, 2022, 223-226.
3Luc 23.2 ; Matthieu 27.11 ; Marc 15.2.
4Luc 18:24-30
5Bourgeois, F. (2006). « La théorie de la guerre juste : un héritage chrétien ? », Études théologiques et religieuses, 81, 449-474. https://doi.org/10.3917/etr.0814.0449
6Baslez, M. (2013), « La diffusion du christianisme aux Ie– IIe siècles: L’église des réseaux », Recherches de Science Religieuse, 101, 549-576. https://doi.org/10.3917/rsr.134.0549
7Actes des Apôtres, II, 44 et 45
8Gaulme F. (1996), « La royauté sacrée et sa christianisation : réflexions sur le lien du politique et du religieux », in Histoire, économie et société, 15ᵉ année, n°4. pp. 525-569. https://doi.org/10.3406/hes.1996.1887
9La première séparation de l’Église et de l’État date du 21 février 1795 avec le « décret de Ventôse » qui prendra fin avec la signature du concordat de 1801. La liberté de culte pratiqué en privé est au fondement de la laïcité à la française et a permis l’accès à la citoyenneté des non catholiques et des juifs en particulier.
10 Marc 12,17, Matthieu 22,21 et Luc 20,25.
11https://www.seminaria.fr/Catecheses-de-Careme-III-Image-et-ressemblance-de-Dieu_a365.html
12Minski A., (2023), « Bernard Charbonneau. De la liberté », revue Les ruminants : https://lesruminants.com/2023/06/17/bernard-charbonneau-de-la-liberte-par-ana-minski/
13Simone de Beauvoir in Berlan A., (2021), Terre et Liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La lenteur, p. 168.
14Porcher, J. (2016), « Demain, une agriculture sans élevage ? », Pour, 231, 255-261. https://doi.org/10.3917/pour.231.0255
15Principes d’INRAE en matière d’utilisation d’animaux à des fins scientifiques, https://www.inrae.fr/actualites/principes-inrae-utilisation-danimaux-fins-scientifiques, consulté le 4 juin 2024.
16Mouvement raëlien, https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_ra%C3%Ablien, consulté le 4 juin 2024.
17Lévy E., « Privé et public dans la Grèce antique », in Villes en parallèle, n°32-34, décembre 2001, « La ville aujourd’hui entre public et privé ». pp. 19-22. DOI : https://doi.org/10.3406/vilpa.2001.1313
18Aristote, Politique, II, chap. 3, 6.
19La vision absolutiste et individuelle de la propriété n’a jamais été une réalité juridique. L’article 544 du Code civil de 1804 précise que des limites sont assignées au droit de propriété. Le propriétaire n’a jamais eu juridiquement le droit de faire tout ce qu’il veut de la propriété. La propriété absolue n’existe pas, elle est une fonction sociale.
20Fortement inspirée par le pythagorisme, le platonisme et le catharisme qui considèrent le corps comme la prison de l’âme, Simone Weil écrit : « Comment aller vers moi ? Chaque pas que je fais me mène hors de moi. C’est pourquoi on ne peut chercher Dieu. Le seul procédé, c’est la renonciation totale à être quelqu’un, le consentement complet à être seulement quelque chose. » in La Connaissance surnaturelle, p. 223 ou encore : « La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché. Tout l’effort des mystiques a toujours visé à obtenir qu’il n’y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise “je”. Mais la partie de l’âme qui dit “nous” est encore infiniment plus dangereuse. […] Le passage dans l’impersonnel ne s’opère que par une attention d’une qualité rare et qui n’est possible que dans la solitude. Non seulement la solitude de fait, mais la solitude morale. Il ne s’accomplit jamais chez celui qui se pense lui-même comme membre d’une collectivité, comme partie d’un “nous”. » in La personne et le sacré (version numérique).
21https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_enclosures ;
22L’histoire nous a largement prouvé les limites des mouvements autonomes et du sabotage.
23Berlan A., L’Inventaire n°1
24Bastiat F., L’État, c’est toi !, éditions L’Arche.
25Werth N., Le communisme au village. La vie quotidienne des paysans russes de la Révolution à la Collectivisation, Les belles lettres, 2023, p.22.
26 Bellier I., Hays J., (2017), Quelle éducation pour les peuples autochtones ?, éditions L’Harmattan
27https://www.survivalinternational.fr/recherche/resultats?search_terms=victoire
28Martinat, Françoise. La reconnaissance des peuples indigènes entre droit et politique. Presses universitaires du Septentrion, 2005, https://doi.org/10.4000/books.septentrion.16233.
29Ibid.
30Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, p. 85
31Minski A., (2022), Sagesses incivilisées. Sous les pavés la sauvageresse !, M-Editeur.
32https://www.nature.com/articles/s41586-023-06862-3
33Ana Minski, Sagesses incivilisées, sous les pavés la sauvageresse !, M-Editeur
34Ibid.
35 Gowdy J., (2020), « Our hunter-gatherer future: Climate change, agriculture and uncivilization », Futures, Volume 115. https://doi.org/10.1016/j.futures.2019.102488
36« L’organicisme correspond à une théorie sociologique ramenant la société à un organisme physiologique. À l’origine, cette vision du social émanait surtout des théories réactionnaires hostiles à la Révolution française, accusée d’atomiser le corps social, de détruire sa cohérence au nom d’une Raison universaliste indifférente à la logique naturelle, aux traditions, aux hiérarchies issues du passé. En ce sens, pour Louis de Bonald par exemple, il est vain de vouloir donner une constitution à une société, de tenter d’organiser son fonctionnement au nom d’une théorie ignorante des lois qui régissent sa constitution naturelle et débouchent sur une distribution traditionnelle du pouvoir. Pour les réactionnaires, la monarchie forme un tout organique : il ne faut donc pas attenter à sa cohérence. » in Hermet, G., Badie, B., Birnbaum, P., Braud, P. (2015), Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques. Armand Colin. https://doi-org.gorgone.univ-toulouse.fr/10.3917/arco.herme.2015.01
37Mikhaïl Bakounine, in Camille Halut, 2019, p. 8.