Les ruminants associatifs

 Y'a pas

 Y'a bien longtemps  
 j'ai rêvé l'évanescence
 les visages fins
 les gestes éthérés
 les paroles profondes
 les soupirs symphoniques
 les émotions intenses
 les sourires de joconde
 
 Y'a bien longtemps  
 j'ai rêvé connaître tous les papillons
 toutes les fleurs
 toutes les roches
 toutes les variations de couleurs
 nommer et décrire
 en impressionniste
 les multiples nuances de la lumière
 Y'a bien longtemps
 j'ai rêvé d'origines cosmiques
 d'esprit dominant la matière
 de la transcendance des techniques
 de la fin des violences et de la chair 
 
 mais y'a pas
 le monde qui nourrit mon cerveau
 c'est la cohue des marchés du dimanche
 les cris des maraîchers
 l'offre des poissonniers
 les étalages du charcutier
 les fortes couleurs des stands de fringues
 les fripes que l'on s'arrachent qui nous échappent 
 
 y'a pas
 le monde qui nourrit mon cerveau
 c'est le rythme hypnotique du métro à l'aube
 les journées cloîtrée dans un bocal fumeux
 les yeux rivés sur un écran le corps en forme de chaise
 les tendons et l'dos angoissés
 les hanches et l'trou du cul écrasés 
 
 y'a pas
 le monde qui nourrit mon cerveau
 c'est la pause du midi au grand centre carrefour
 la valse des caddies sous l’incandescence permanente
 et la soupe musicale qui malmène les nerfs
 qu'certains appellent culture populaire
 et pis reviennent les bousculades et mépris d'après l'boulot
 les insultes et les lâchetés des retours d'soirée
 la ville brumeuse avec ses tours mortelles... 
 
 y'a pas
 le monde qui nourrit mon cerveau
 c'est c'ui d'l'usine à détritus  
 et sa cheminée qui domine tout
 certain jour, dans le bleu du ciel,
 on croirait un bateau ivre
 qu'aspire à quitter la terre…
 elle ronronne toutes les nuits
 en cœur avec le périph  
 c'est la zik d'mes insomnies
 et leurs fumées m'masque la lune  
 leurs odeurs celle de la pluie.
  
 y'a pas  
 le monde qui nourrit mon cerveau
 a pas d'nuance ou alors tellement pâles
 tellement effacées tellement consommées
 qu'c'est plus qu'une variation d'gris
 aucun street art ne changera ça
 aucune fresque esthétique me f'ra croire  
 que l'mur c'est un accès à quoi que ce soit
 l'mur c'est la peau d'nos prisons
 faut pas chercher plus loin
 et les façades vitrées des salariés mieux notés
 ça a beau refléter les aubes et les crépuscules
 ça expulse et se propage comme une mérule. 
 
 y'a pas  
 le monde qui nourrit mon cerveau
 c'est une succession d'livres d'images
 d'lambeaux d'paysages  
 d'adieux au sauvage
 de mise en cage, d'élevages...
 tout l'espace s'fait bouffer  
 mais c'est l'temps qu'on veut posséder
 c'ui qu'on mesure mais qu'on veut pas voir s'écouler…
 Aujourd'hui j'rêve plus d'm'intégrer
 à un quelconque comité
 j'veux juste sentir mon cul s'balancer
 comme celui des ruminantes
 qui paissent dans les champs
 indifférentes au train en marche…

                             Ana Minski