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Chronique radio rédigée en février 2019 (par Ana Minski)
Un préjugé tenace ne cesse d’être colporté concernant la période du Paléolithique. Certains affirment que l’espérance de vie y était d’environ 30 ans, en raison de conditions de vie terriblement précaires, d’une forte mortalité infantile et maternelle, et d’une morphologie des femelles sapiens considérée comme inadaptée à la reproduction — le fameux dilemme obstétrical — leur bassin étant trop étroit pour des nouveau-nés au cerveau si intelligemment gros.
L’espérance de vie est obtenue par un calcul statistique qui permet d’obtenir une moyenne, elle ne représente donc pas la durée de vie maximale que peut atteindre un individu de l’espèce. Pour calculer l’espérance de vie il faut connaître le nombre de naissances et l’âge de décès, connaître la démographie pour un territoire et une période de temps définis. Or, comme chacun sait, il est impossible de connaître la démographie des populations du Paléolithique. Alors comment cette espérance de vie a‑t-elle été calculée ? Les études concernant ces lointaines périodes ont été produites à partir de données récoltées chez les peuples chasseurs-cueilleurs actuels, et toutes désignent l’importante mortalité infantile observée comme le principal facteur responsable de leur faible espérance de vie. Il est couramment admis que les enfants qui naissent dans un milieu naturel sont plus fragiles parce qu’ils ne bénéficient pas des vaccins et autres antibiotiques qui permettent à l’organisme de lutter contre différentes pathologies. Pourtant, l’étude menée sur le peuple Hiwi précise que son domaine vital a été considérablement réduit à la fin du XXe siècle, que la malnutrition et les maladies associées étaient courantes, que les Hiwi se plaignaient de la faim, que les enfants et les adultes étaient parfois léthargiques, les charges parasitaires élevées et les valeurs d’hématocrite très basses. C’est donc un peuple en mauvaise santé qui a été étudié. Le taux de mortalité observé est lié aux infections, aux malformations, à la malnutrition, auxquelles s’ajoutent les infanticides qui pourraient représenter jusqu’à 30 % des causes de mortalité infantile chez les Hiwi. Chassés de leur habitat traditionnel par la colonisation et pour l’exploitation des ressources, les peuples Hiwi, !Kung, Hadza, vivent aujourd’hui dans des environnements difficiles. Il est également important de ne pas oublier qu’ils ne sont pas des peuples fossiles, tous ont connu de nombreux contacts avec des éleveurs et des fermiers, établi des échanges avec des peuples plus ou moins civilisés, été en conflit avec les Européens.
Malgré tous ces biais, certains affirment que la réduction de la mortalité périnatale et infantile est récente et que les premiers instants de la vie étaient à haut risque dans toutes les populations pré-jennériennes. De récentes études mettent pourtant en cause le rôle des modes de socialisation de la naissance dans la mortalité infantile et maternelle. Ainsi, les critiques des méthodes d’accouchement dans nos sociétés dites modernes se multiplient. Les techniques obstétricales perturbent le processus naturel en imposant aux parturientes une position inadéquate et douloureuse, une immobilité dangereuse, des injections chimiques irresponsables, des mutilations diverses et une absence totale d’intimité qui compliquent le bon déroulement de l’accouchement.
Depuis le fameux « Tu enfanteras dans la douleur », la peur de l’accouchement domine et a permis aux hommes de s’emparer de sa socialisation, soumettant les femmes à des violences obstétricales injustifiées[1]1M.-H. Lahaye, Accouchement, les femmes méritent mieux, Michalon.. Il est courant d’entendre que sans les avancées de la médecine il y aurait une hécatombe de femmes enceintes et de nouveau-nés, et pour preuve, il suffit de comparer la mortalité actuelle avec la mortalité des siècles précédents. Mais les différences entre le taux de mortalité infantile ou maternelle du XVIIIe siècle et celui de notre époque ont les mêmes causes que celles qui existent actuellement entre les taux de mortalité infantile ou maternelle du Sud et du Nord économiques : la malnutrition, l’insalubrité, les logements précaires, les épidémies, les carences alimentaires, les famines et l’exploitation de la force de travail des hommes et des femmes. Ainsi, au XVIIIe siècle, tandis que certaines accouchent dans des chambres d’autres accouchent à l’étable[2]2Marie-France Morel, « Histoire de la naissance en France (XVIIe-XXe siècle) », ADSP : Actualité et dossier en santé publique, n°61-62, 2008. Au XIXe siècle, une des principales causes de mortalité maternelle était la fièvre puerpérale, dont la contagion était plus importante en milieu hospitalier où prostituées et domestiques enceintes subissaient des examens gynécologiques de la part d’étudiants en médecine ayant préalablement autopsié des cadavres dans la morgue de l’hospice. Le non-respect des règles élémentaires d’hygiène constitue donc la principale cause de décès, à laquelle s’ajoute le nombre important d’accouchements imposés aux femmes mariées très jeunes et assignées à la perpétuation de l’espèce[3]3https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1983_num_38_6_17819. La fertilité des femmes est influencée par des facteurs environnementaux et peut être régulée par l’allaitement qui bloque l’ovulation. Dans les sociétés de chasse-cueillette, les femmes allaitent les enfants jusqu’à l’âge de trois ans, au moins, voire jusqu’à six ans, ce qui limite considérablement le nombre de naissances. D’autre part, chez certains peuples, les ménarches sont plus tardives, par exemple chez les !Kung San elles arrivent à 17 ans[4]4S. Boyd Eaten, M. Shostak, M. Konner, The Paleolithic prescription : a program of diet and exercice and a design for living. tandis qu’elles sont plus précoces chez les Hiwi où le taux de mortalité des personnes âgées est également plus élevé que chez d’autres peuples indigènes tels que les !Kung, les Hadza et les Ache.
L’obstétrique a été construite par des hommes à une époque où les femmes étaient exclues de toutes les fonctions décisionnelles, et où leur parole n’avait pas la moindre importance. Les médecins ont donc décrit l’accouchement à travers le prisme des stéréotypes de genre et à une époque où la médecine était obsédée par l’hystérie. Il était attendu des femmes qu’elles soient posées, fragiles, discrètes, silencieuses et sujettes aux évanouissements délicats. Ainsi les femmes ont-elles été dépossédées par les hommes de leur capacité naturelle à mettre au monde, et ainsi la position allongée, l’immobilité et le silence furent-ils imposés aux parturientes sous peine de risquer leur vie et celle du bébé. D’où cette peur très répandue de l’accouchement. D’ailleurs, certains croient encore au dilemme obstétrical qui a pourtant été sérieusement remis en question en 2006[5]5J. Bouhallier, Évolution de la fonction obstétricale chez les hominoïdes : analyse morphométrique tridimensionnelle de la cavité pelvienne chez les espèces actuelles et fossiles.. Des textes ethnologiques témoignent également de la capacité des femmes à mettre au monde leur enfant seule, dans la jungle, derrière un buisson, dans la rivière, sans l’aide de personne et sans difficulté apparente. Les femmes, libérées des mythes patriarcaux, savent mieux que n’importe quel spécialiste diplômé comment se positionner pour l’expulsion du bébé : accroupie, dans l’eau ou à quatre pattes[6]6M. Shostak , Nisa, une vie de femme ; W. Schiefenhovel, Childbirth among the Eipos, New Guinea ; D. Everett, Le monde ignoré des indiens Pirahas..
L’environnement et le milieu socio-culturel ont également un impact considérable sur la grossesse et au moment de l’accouchement. Des études épigénétiques ont permis de démontrer l’importance de l’accouchement par voie naturelle pour l’immunité du jeune enfant, mais aussi le rôle de l’intervention sur la parturiente. Avec le développement de l’agriculture, une simplification alimentaire a entraîné des risques importants de malnutrition et a rendu le sevrage difficile[7]7James V. Neel, Lessons from a primitive people.. Quoi qu’en disent les obstétriciens, la femme n’est pas condamnée à mourir en couches ou à souffrir atrocement sans l’aide de la médecine moderne.
Les différentes études sur les peuples ou populations actuelles ne permettent aucunement de rendre compte de ce que pouvait être la mortalité infantile et maternelle au Paléolithique. Pour appréhender la naissance et la mort à la Préhistoire, il nous faut d’abord étudier les fossiles humains du Paléolithique récent européen (40 000 – 10 000 ans avant le présent).
Pendant 30 000 ans, l’inhumation d’un défunt est un événement exceptionnel, probablement limité à des personnages ayant eu un rôle spécial au sein d’un groupe humain. De plus, du fait des caractéristiques liées à la composition de la parure ou du mobilier, à la structure funéraire ou à des particularités physiques des personnes, ou encore pour des raisons vraisemblablement liées à la cause de la mort, chaque inhumation est unique. Pendant ces 30 millénaires, on ne compte qu’une centaine d’inhumations et la quasi-totalité d’entre elles datent du Gravettien, de 31 000 à 22 000 ans avant le présent, période qui correspond au dernier maximum glaciaire.
Pour pouvoir interpréter ces restes humains, il faut en premier lieu identifier le sexe et l’âge à la mort de l’individu. Pendant longtemps, on a pensé qu’un fossile gracile était forcément le fossile d’un corps féminin ou qu’une ossature robuste était forcément masculine. C’est ainsi que le fossile de Menton, découvert par E. Rivière en 1872, a longtemps été considéré comme celui d’un homme. Il s’avère être celui d’une femme. À l’heure actuelle, la diagnose sexuelle du squelette repose sur le dimorphisme sexuel de l’os coxal humain. La fiabilité de cette méthode, fondée sur un vaste échantillon de référence, représentatif de la variabilité mondiale actuelle, est de 95 %. Les autres critères squelettiques, robustesse et taille, entre autres, sont des dimorphismes de formations allométriques, qui dépendent donc des conditions de croissance. Pour l’âge individuel du décès des adultes, les difficultés de détermination tiennent à la grande variabilité des modifications des indicateurs osseux et à leur faible corrélation avec l’âge[8]8A. Schmitt, Variabilité de la sénescence du squelette humain. Réflexion sur les indicateurs de l’âge au décès : à la recherche d’outil performant.. Les plus récentes études sur les fossiles humains gravettiens n’ont permis d’identifier qu’un seul exemple de mortalité maternelle sur le site d’Ostuni (Italie) où la relation mère/enfant est certaine, car un fœtus proche du terme se trouvait à hauteur du bassin de la femme. Le pourcentage d’immatures est inégal selon les sites mais dans tous, les classes d’âge les plus jeunes sont insuffisamment représentées[9]9D. Henry-Gambier, “Comportement des populations d’Europe au Gravettien : pratiques funéraires et interprétations”. Nos schémas de mortalité infantile établis d’après les peuples chasseurs-cueilleurs actuels ne correspondent peut-être pas tant que cela aux taux de mortalité infantile à la Préhistoire.
« En France, caractérisée par une forte médicalisation, la mortalité maternelle est de 8,4 sur 100 000 naissances. Aux Pays-Bas, où en 2010 un quart des femmes ont accouché à domicile accompagnées d’une sage-femme, la mortalité maternelle est de 4,9 sur 100 000 naissances. La différence est également visible en ce qui concerne la mortalité des bébés : la France a le taux d’enfants nés sans vie le plus haut d’Europe avec 9,2 pour 1 000 naissances, ce taux étant de 5,7 pour 1 000 aux Pays-Bas[10]10 Europeristat, European Perinatal Health Report, health & care of pregnant woman and babies in Europe in 2010. »
Si le risque zéro n’existe pas, il semble bien que la mortalité maternelle et infantile ne soit pas si catastrophique lorsque la femme accouche seule ou sans aide médicalisée. Nous libérer du mythe du danger de l’accouchement constitue un pas décisif pour nous libérer de la société technologique qui tente de nous faire croire que nous ne pourrions pas nous passer d’elle, et de la culture patriarcale qui s’acharne à contrôler et mépriser le pouvoir du corps de la femme.
Ana Minski
References[+]