illustration de couverture : Le petit chaperon rouge par Gustave Doré

Régis Brunod est médecin pédiatre, pédopsychiatre et expert judiciaire auprès des enfants dans des affaires d’agressions sexuelles sur mineurs. Dans son essai Préserver l’innocence des enfants, édité aux Éditions du Bien Commun, critique l’hypothèse selon laquelle la sexualité humaine serait active dès le plus jeune âge, voire dès la naissance.

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Une sexualité précoce ?

L’hypothèse d’une sexualité précoce résulte des recherches menées par Sigmund Freud. Il suggérait qu’il existe un lien de cause à effet entre des symptômes de souffrance psychologique et des contenus de l’inconscient de nature sexuelle qui dateraient de la prime enfance. C’est sur ce postulat d’une sexualité précoce que s’appuient de nombreuses publications et des programmes d’actions éducatives sur la sexualité.

La théorie élaborée par Freud envisage la sexualité humaine comme présente d’emblée. Elle se développerait selon trois stades :

  1. stade oral ;
  2. stade anal ;
  3. stade génital.

Les sensations de plaisir liées aux fonctions naturelles qu’éprouverait le bébé prennent ainsi une signification sexuelle. Cette conception de la sexualité n’est fondée sur aucune base scientifique.

Distinguer sensorialité de sexualité

Le plaisir n’est pas toujours et uniquement sexuel :

« Les sensations agréables sont d’une grande variété dans leur qualité et leur intensité, depuis la sensation de bien-être jusqu’à la jouissance en passant par toute une gamme de nuances du plaisir. » (p. 26)

La sensorialité passe par les cinq sens (œil, oreille, nez, peau, langue) mais aussi par le système vestibulaire (organe sensoriel de l’équilibre), le système proprioceptif[1]1C’est notre perception de la position du corps dans l’espace, de ses mouvements et de ce que chacun de ses membres fait en rapport avec les autres. et la douleur. Les plaisirs qu’elle procure n’ont pas à être systématiquement extrapolés à la sexualité. La plupart de nos moments agréables ne sont pas de la sexualité. Bien distinguer le registre de la sensorialité de ce qui est du registre de la sexualité est indispensable pour maintenir des rapports clairs avec les enfants.

Avant la puberté, les organes sexuels n’ont ni la taille, ni les caractéristiques qui seront les leurs, ils ne produisent pas de gamètes matures (ovules ou spermatozoïdes). Avoir des organes sexuels n’implique pas d’avoir une sexualité. Le plaisir de téter s’observe chez tous les bébés mais n’a rien d’érotique, l’érection du petit garçon est liée à une forte envie d’uriner et non à un fantasme sexuel.

Pour sa propre survie, l’enfant doit apprendre à distinguer ce qui est agréable de ce qui ne l’est pas.

La respiration et le maintien de la température corporelle procurent une sensation de bien-être souvent imperceptible, sauf quand elles font défaut. L’alimentation s’accompagne de sensation de plaisir et d’une sensation de satiété régulatrice afin d’éviter un seuil de trop-plein.

La perception plaisante contribue ainsi au maintien de la vie de la personne qui les ressent. La douleur, au contraire, prévient d’un danger.

La prépondérance du concept d’attachement

Le concept d’attachement[2]2Dugravier, R. & Barbey-Mintz, A. (2015). Origines et concepts de la théorie de l’attachement. Enfances & Psy, 66, 14-22. https://doi.org/10.3917/ep.066.0014 est un processus psychobiologique d’une grande importance pour l’avenir de l’enfant. Il est le lien émotionnel spécifique que le bébé développe avec la ou les personnes qui prennent soin de lui la première année de sa vie

En période néo-natale, le bébé est très sensible à l’odeur maternelle, ce qui participe à la mise en place du processus d’attachement, processus fondamental pour sa survie et pour ses relations futures. Le bébé est aussi très sensible à l’odeur du lait, maternel ou industriel, et il en reconnaît l’odeur parmi les autres.

Le contact peau à peau est également important pour lui procurer une sensation de sécurité affective :

« L’enlacement par un autre être humain est un puissant réconfort tout au long de la vie, y compris la vieillesse, et tout particulièrement dans des situations émotionnellement traumatisantes ou déstabilisantes qui n’ont rien de sexuel. » (p. 36)

Le « peau à peau » diminuera progressivement pour être remplacé par des caresses qui seront moins régulières au cours de la seconde enfance, entre deux et douze ans. Une faible stimulation du toucher pendant cette seconde enfance pourrait aider à éviter toute confusion entre l’amour au sein de la famille et l’amour sexualisé. Les caresses deviennent la frontière séparant l’amour sexuel de l’amitié. Cette période, caractérisée par le développement de la pensée rationnelle qui remplace progressivement la pensée magique, peut également aider à bien faire la distinction entre sensorialité et sexualité.

« La distinction entre amour et amitié telle qu’elle se fait dans la tête des adultes ne se fait pas de la même manière dans celle des enfants pour lesquels ‘‘amour-amitié’’ n’évoque qu’un unique sentiment d’affection issu de leurs premiers attachements. » (p. 116)

L’attachement procure un sentiment de sécurité interne à l’enfant face aux éventuels dangers de son environnement. Il peut alors développer ses autres compétences telles que la curiosité et l’imitation.

Mode de développement de la sexualité

La sexualité humaine est fortement dépendante des affects, des émotions, de la pensée, des évocations stimulantes ou répulsives. Pour atteindre une maturité sexuelle saine, l’enfant doit d’abord développer certains prérequis physiques mais aussi affectifs.

Le développement sensorimoteur est un prérequis importants pour la vie sexuelle future : contrôle des gestes brusques, aisance et capacité à se relaxer sont favorables aux échanges amoureux.

Les plus petits n’ont pas la notion de pudeur. La pudeur, différente de la timidité, concerne la sexualité. Elle se développe au cours de la seconde enfance et encore plus à l’adolescence.

« Cette absence de pudeur est aussi un des éléments qui obligent les parents à mettre en garde leurs enfants contre les mauvaises intentions de certains adultes. » (p. 114)

Les enfants ont une insatiable curiosité, ce qui les pousse à vouloir voir et savoir. Leur curiosité pour la différence anatomique des sexes et des individus est forte. Ce qui ne signifie nullement qu’ils comprennent ce qu’est la sexualité, ni que leur démarche soit sexuelle.

Ce qui commence à changer à la puberté :

« Même si la curiosité focalise une bonne part de ses intérêts sur les choses de la sexualité à partir de la puberté, elle est tout de même à bien distinguer de la pulsion sexuelle qui, elle, guide cette curiosité dans la direction où elle doit s’exercer. » (p. 79)

Puberté sexuelle et pulsion sexuelle ne surviennent pas simultanément. Une maturité affective et psychologique est nécessaire pour comprendre la sexualité, ce qu’elle implique d’un point de vue émotionnel, affectif, physique et social, et la vivre sereinement.

Les enfants imitent les grands et les autres enfants. L’imitation d’actes d’amour, comme deux adultes qui s’embrassent, n’est pas un véritable désir sexuel.

L’omniprésence d’images à connotations sexuelles attise leur curiosité pour la sexualité mais aussi leur penchant pour l’imitation. Curiosité et imitation leur facilitent l’entrée dans les groupes. L’image qu’ils donnent d’eux-mêmes est importante et doit correspondre aux images de leur époque, en l’occurrence celle de la pornographie pour ce qui concerne la sexualité à notre époque.

« S’ajoutent des phénomènes de suggestion collective très déshumanisants plus connus sous le nom de ‘‘rumeur’’. Celle-ci, colportée maintenant par voie électronique et imagée, attribue le plus souvent la responsabilité du drame à la fille qualifiée au mieux ‘‘d’allumeuse’’ et bien plus souvent de p… (sous-entendu : qui a bien mérité ce qui lui est arrivé). Les possibles allumeuses le sont d’autant plus qu’elles sont moins conscientes de la signification sexuelle de leur tenue ou leur comportement, leur principal souci étant de comparer l’image que leur renvoie leur miroir ou plutôt leur smartphone à ce qu’elles voient dans les médias. »

Il faut prendre en compte la faible conscience du message d’incitation sexuelle que les filles peuvent envoyer aux hommes quand elles suivent certains modèles. Les enfants n’anticipent pas les conséquences des modèles qu’ils imitent. Il est donc important de leur apprendre à limiter leur curiosité, leur besoin d’imitation et leur impulsivité.

À la curiosité, l’imitation et l’identification, s’ajoute la suggestibilité qui facilite l’emprise des plus grands sur les plus vulnérables :

« Dans notre expérience, c’est l’association de ces trois éléments : curiosité, imitation et suggestibilité qui peuvent amener de jeunes enfants à adopter des comportements du registre de la sexualité des adultes. »

Amour et sexualité

Une éducation sexuelle limitée aux aspects anatomiques, physiologiques, n’est pas suffisante. Ce qui est profondément humain est que la sexualité s’inscrit au sein d’une relation affective et non dans un simple hédonisme. Pourtant, le mot amour n’apparaît pas dans les « Principes et objectifs de l’éducation sexuelle » de l’OMS.

L’avenir amoureux et sexuel d’un enfant ne se situe pas dans un dualisme où le corps et la pensée vivraient leur vie chacun de leur côté. Le corps n’est pas indépendant des affects et des émotions. Il ne peut être l’instrument d’un plaisir sans limite sans générer une souffrance psychologique liée à la solitude. Un clivage entre les affects et la sexualité est source de souffrance qui peut générer des contradictions extrêmes entre, d’un côté, un amour platonique et, de l’autre, une liberté sexuelle totale avec des inconnus.

Dépression, troubles alimentaires, toxicomanie, suicide, toutes ces psychopathologies des jeunes ont à voir avec la solitude. La sexualité actuelle est mécaniste. Les adolescents parlent de leurs conquêtes un peu comme de leurs achats. Il n’y a plus de pudeur ni de réelles émotions et sentiments. Ils ont été remplacés par la superficialité et le consumérisme.

La répression des émotions finit par s’inscrire dans la personnalité qui tend alors vers la froideur et le cynisme.

Les stratégies des agresseurs

Les pédocriminels ne pratiquent pas envers les enfants une séduction telle qu’elle se pratique entre personnes dont la puberté est accomplie. Ils tiennent compte de l’âge de l’enfant pour obtenir ce qu’ils veulent. Pour les prépubères ou impubères, ils utilisent des objets du monde de l’enfance : des bonbons, des jouets, des câlins, dévoyant ainsi l’amour et la relation de respect et de protection qu’un adulte se doit d’avoir envers un enfant. Ils n’ont aucune empathie émotionnelle pour la victime et aucun scrupule à se servir. Dans ces cas, l’agresseur est acquitté parce qu’il n’y a pas de contrainte physique ou menace avec une arme.

« (…) ils misaient sur la manière apparemment banale, non sexualisée et pleine d’affection de leur approche pour un objectif exclusivement inaffectif et sexuel, sans aucune empathie envers l’enfant visé. » (p. 17)

Quand la force est utilisée, c’est pour contraindre des filles dont le corps présente déjà les tout premiers signes des transformations de la puberté. Ils peuvent aussi passer par une forme de chantage ce qui génère des traumatismes psychiques plus difficiles à surmonter que pour celles qui se sont opposées activement à leur agresseur.

Un nombre important de ces agressions sont perpétrées par un membre de l’entourage proche. La fille est prise dans un conflit de loyauté qui la maintient dans le silence. Il n’est pas exceptionnel que la mère soit au courant et qu’elle ferme les yeux sur ces viols pour des raisons personnelles. Parfois elle est elle-même une partenaire de l’agresseur.

Les agresseurs utilisent souvent la masturbation clitoridienne. Quand les petites filles le font d’elles-mêmes le pédopsychiatre doit se demander si c’est par simple jeu, plaisir purement sensoriel ou le résultat d’abus sexuels.

Réflexions personnelles

Accepter l’hypothèse de la sexualité humaine précoce n’est pas sans de graves conséquences pour l’équilibre psychosomatique des enfants et des adultes qu’ils seront. Anticiper le développement naturel de la sexualité les met en danger. Ils ne sont pas aptes, psychologiquement, à comprendre les implications et les conséquences de la sexualité. D’autant plus si la sexualité est enseignée de manière mécaniste, niant son aspect affectif et émotionnel. Les corps ne sont pas des machines à jouir, ni à pénétrer ou être pénétrées. Les corps sont aussi des esprits, qui doivent être sensibilisés à l’amour et à l’empathie émotionnelle. Canaliser la frustration et accepter une forme de mystère et de beauté sont aussi des enseignements essentiels pour que les futurs adultes comprennent le sens des limites. Ce qui véritablement pourra aider les enfants, c’est une critique des carcans que sont les modes et les stéréotypes au sujet de la sexualité.

Enfin, sous prétexte de lutter contre les violences sexuelles, les institutions prennent de plus en plus de place dans l’éducation des enfants aux dépens des parents qui sont de ce fait déresponsabilisés. Pourtant, les plus légitimes à prendre soin des enfants sont leurs parents et leurs proches. Nous n’ignorons pas que dans le cadre familial les enfants subissent bien souvent les premières violences, pour autant, abandonner les enfants aux institutions étatiques et capitalistes ne les aideront pas suffisamment. Non seulement parce que les enfants y subissent aussi des violences, que les institutions actuelles ne les éduquent pas en vue de devenir des adultes autonomes et soucieux d’autrui, mais aussi parce qu’il est important de préserver l’espace privé de l’ingérence étatique et technologique. Mieux vaut valoriser l’instruction populaire entre adultes pour s’autoformer sur ces sujets, collectivement et localement.

Ana Minski

Corrections : Lola

References

References
1 1C’est notre perception de la position du corps dans l’espace, de ses mouvements et de ce que chacun de ses membres fait en rapport avec les autres.
2 2Dugravier, R. & Barbey-Mintz, A. (2015). Origines et concepts de la théorie de l’attachement. Enfances & Psy, 66, 14-22. https://doi.org/10.3917/ep.066.0014