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Illustration de couverture : L’enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski
Première publication le 13 novembre 2019
Fugue mineure pour riposte majeure
L’enfant, de sa naissance à ses 18 ans, appartient à ses parents, et le statut de mineur l’empêche de s’émanciper de cette tutelle. Cette dépendance est une construction sociale, juridique, économique et politique. Elle met au jour les déterminations liées à l’âge dans nos sociétés mais aussi l’importance des concepts de sécurité et de protection dans la mise sous tutelle de la population.
À l’origine de cette appropriation, on retrouve la famille patriarcale, un des fondements de notre civilisation. La famille, du mot romain familia, désigne l’ensemble des parents adultes, des enfants, des domestiques et des esclaves possédés par le pater familias, le père de famille, qui, pendant des siècles, profite du travail domestique des esclaves, des femmes et des enfants. Le travail domestique, ou travail ménager, est encore à 80 % effectué par les femmes. Il est pourtant encore courant d’entendre certains hommes affirmer qu’ils « ont une famille à nourrir », occultant ainsi le travail de leur femme et de leurs enfants au sein du foyer. Cette logique d’appropriation du père est celle du mode de production domestique étudié par Christine Delphy, féministe matérialiste. Jusqu’au XXe siècle, les enfants, comme les femmes, les frères cadets et les sœurs célibataires vivant dans la famille, étaient une force de travail gratuite pour le chef de famille. Ce n’est qu’après des siècles de lutte[1]1Cf. L’ennemi principal de Christine Delphy que les femmes ont pu bénéficier de leur force de travail, la vendre et être rémunérées. Jusqu’en 1907, elles ne pouvaient pas garder pour elles cette rémunération, et jusqu’en 1965, un mari pouvait s’opposer à ce que sa femme travaille à l’extérieur. Jusqu’à la même date, une femme mariée ne pouvait pas ouvrir un compte en banque séparé sans l’autorisation de son mari. Pendant des siècles, la femme, au même titre que les enfants et les esclaves, possédait le statut de mineur et de non-citoyen, propriété du père de famille. Ce statut d’infériorité sociale, d’incapacité légale, de subordination et d’appropriation est encore celui de l’enfant, ce qui est particulièrement visible dans les cas de divorce où il est question de définir à qui il appartient.
Dans son ouvrage, La domination adulte : l’oppression des mineurs, Yves Bonnardel dénonce cette appropriation, ce système politique, économique, juridique et social qui livre les jeunes de notre société à l’arbitraire d’un ou deux individus. Rapports et études ne cessent de le confirmer, les agressions sexuelles sur les enfants sont en majorité le fait des parents : en France ce sont 4 millions de personnes victimes d’inceste[2]2https://aivi.org/association/presentation-daivi.htmlhttps://www.lexpress.fr/actualite/societe/4‑millions-de-francais-se-disent-victimes-d-inceste_1746442.html . Un enfant est tué tous les cinq jours[3]3https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/04/26/en-france-un-enfant-tue-tous-les-cinq-jours-par-ses-parents-ou-leurs-proches_5455518_3224.html. Les coupables sont très majoritairement les parents biologiques, et principalement les pères. Le document souligne un lien très fort entre la violence conjugale et les violences commises sur les enfants. Ces agresseurs ne présentent aucune particularité psychologique, ils sont en réalité quelconques. Parce que leurs agresseurs sont leur représentant légal, et qu’ils n’ont aucune personnalité juridique, les enfants sont dans une quasi-impossibilité de se libérer de cette violence et de la contrainte qu’exercent sur eux parents et adultes.
L’absence de personnalité juridique empêche également les enfants de travailler contre rémunération, hors de la famille. Pourtant,
« … de façon générale dans les pays pauvres, les jeunes des classes paysanne et prolétaire doivent travailler pour survivre et, bien souvent, pour contribuer à faire vivre leur famille. Il en va de même pour les déplacés ou réfugiés en temps de guerre, ou les migrants. Ils ont non seulement à affronter l’exploitation familiale et/ou le marché du travail, mais encore les lois qui leur interdisent toute activité qui leur procurerait des moyens de subsistance[4]4Yves Bonnardel, La domination adulte : l’oppression des mineurs, Hêtre Myriadis.. »
Dans les pays du Nord économique, nombreux aussi sont les enfants fugueurs, environ 160 000 par an, qui seraient bien plus protégés contre l’exploitation — et notamment l’exploitation sexuelle — si un accès légal au travail leur était permis. D’autres enfants, encore, travaillent à l’extérieur tout simplement pour avoir de l’argent de poche. De nombreux enfants ont besoin, pour survivre et vivre, d’accéder à des ressources. Bien que le travail, dans nos sociétés capitalistes, soit aliénant, il n’est possible de se protéger des pires exploitations qu’à condition de ne pas dépendre d’une autre personne pour sa survie matérielle et de pouvoir choisir à sa guise un lieu de vie. L’accès au travail est donc un droit important pour la jeunesse, ainsi que sa réglementation qui doit faire passer les conditions de travail des salariés devant les bénéfices et le pouvoir des employeurs. Les jeunes qui sont bien traités par leurs familles choisiront sûrement d’y rester, mais ils doivent avoir la possibilité d’en partir.
Le mode de production domestique est encore le système majoritaire à travers le monde, 80 % de la population vit de l’agriculture. La pauvreté d’un nombre croissant de familles oblige toujours plus d’enfants à travailler à l’extérieur pour participer et aider au foyer. Le rapport du Bureau international du travail indique qu’en 2016, 152 millions d’enfants de 5 à 17 ans et 73 millions effectuent des travaux dangereux. 70 % d’entre eux travaillent dans le milieu agricole.
Exclure les enfants de la politique, de la réflexion sur l’accès et les conditions de travail, alors qu’ils sont les premiers à en subir les conséquences, est une maltraitance psychologique et physique. Tout être vivant naît pour vivre libre, le statut de mineur est une prison physique et mentale contre laquelle de nombreux jeunes se rebellent à juste titre :
« En 2004, las de ne pas être entendus, [les enfants travailleurs] haussent le ton et s’adressent directement à l’OIT (Observatoire International du Travail), au travers de la déclaration de Berlin. Ils dénoncent sa politique abolitionniste qu’ils considèrent comme “une atteinte à leur dignité et une menace pour leurs droits” et exigent que “leurs voix soient entendues […] et leurs intérêts pris en considération”.
En 2006, les mouvements d’enfants et d’adolescents travailleurs d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine [s’opposent] à la journée mondiale de l’OIT contre le travail des enfants (12 juin) et proclament par ailleurs le 9 décembre, journée mondiale pour la dignité des enfants et jeunes travailleurs.
En décembre 2013 des heurts violents opposent à La Paz des centaines de mineurs des organisations de luttes des enfants et jeunes travailleurs, aux forces de police ; les mineurs protestent contre le vote d’une nouvelle loi “sur les enfants et la jeunesse” qui, contredisant la toute récente constitution bolivienne, fixe des limites d’âge au travail des enfants. Ils s’indignent de ne pas avoir été associés à la réflexion et à la rédaction de cette loi qui les concerne au premier chef, et refusent toute discrimination[5]5Ibid.. »
Sous prétexte de protection, les enfants ne sont jamais consultés pour toutes les décisions les concernant. Il en était de même pour la femme qui — disait le père de famille pour justifier son emprise —, nécessitait la protection d’un homme. N’entend-on pas encore aujourd’hui certains hommes, chevaliers et chevaleresques, affirmer : « Nous devons protéger les femmes » contre la violence des hommes et contre elles-mêmes, et ainsi en est-il des enfants. Mais ni les femmes ni les enfants ne demandent cette protection coercitive.
« Cette idée que les enfants sont des êtres particuliers […] signe l’enfermement des enfants dans la catégorie “êtres infantiles, incomplets”, “à éduquer”, petits animaux à humaniser, matière “naturelle” à civiliser, innocence et vulnérabilité à protéger… en les privant de toute liberté, de toute autonomie ou souveraineté, de tous droits sur eux-mêmes, de tout pouvoir sur leur propre vie. C’est désormais parce qu’on accorde beaucoup de prix au fait de les élever, éduquer, instruire, choyer et protéger, qu’on les tient sous totale tutelle. Pour leur bien. Pour leur avenir. Dans leur intérêt bien compris. Bref, par amour (Cela rappelle quelque peu le discours de légitimation de la colonisation. D’ailleurs, ne traite-t-on pas précisément toutes les dominé-es comme des enfants ? Avec le même paternalisme, le même rabaissement, la même suffisance, la même assurance d’avoir raison à leur place …)[6]6S. Firestone, Pour l’abolition de l’enfance, Tahin Party »
De plus, affirmer une incompatibilité entre le travail et l’enfant est une position située historiquement, socialement et culturellement. Selon les lieux et les époques, l’enfant peut aussi être considéré comme sujet responsable et acteur socio-économique à part entière, et son travail comme un mode de socialisation valorisant et structurant. Ce qu’il est d’ailleurs dans de nombreuses cultures indigènes où l’enfant participe, selon ses capacités, à la production de la société.
Nous avons tous été des enfants, nous avons tous subi cette coercition, nous l’avons intégrée et acceptée parce que dès notre naissance la bureaucratie et les institutions nous ont imposé leur rythme et leurs lois. Le rêve bureaucratique, c’est la réduction de l’homme au rang de rouage obéissant et fonctionnel. C’est ainsi que dès sa naissance, la société impose aux bébés les heures de biberons, de lever et de coucher pour inscrire dans son corps la soumission.
« Je crois plutôt que c’est l’État qui est une brute. L’État qui arrache les fils à leur mère pour les jeter aux idoles. Cet homme est le serviteur de la brute, tout comme le bourreau. Tout ce que ce type m’a dit, il l’a appris par cœur. Il a dû l’apprendre pour passer son examen de consul. Ça sortait tout seul. Chaque fois que je lui disais quelque chose, il avait une réponse toute prête pour me clouer le bec. Mais, quand il a voulu savoir si j’avais faim et m’a demandé : “Avez-vous mangé ?”, il est soudain devenu un être humain et a cessé d’être au service de la brute. Avoir faim, c’est humain. Avoir des papiers, ça ne l’est pas, ça n’est pas naturel. Toute la différence est là. C’est la raison pour laquelle les hommes sont de moins en moins des êtres humains et commencent à devenir des personnages en carton-pâte. La brute n’a que faire d’êtres humains ; ils donnent trop de travail. Les personnages en carton-pâte se laissent mieux mettre au pas, aucune tête ne dépasse, et les serviteurs de la brute ont alors la vie plus facile[7]7B. Traven, Le vaisseau des morts. »
L’État veille à ce que cette soumission se transmette de père en fils, et notamment au moyen de ses institutions scolaire et carcérale.
« À partir de la fin du XVIIIe siècle, l’école s’est substituée à l’apprentissage comme moyen d’éducation. Cela veut dire que l’enfant a cessé d’être mélangé aux adultes et d’apprendre la vie directement à leur contact. Malgré beaucoup de réticences et de retards, il a été séparé des adultes et maintenu à l’écart dans une manière de quarantaine avant d’être lâché dans le monde. Cette quarantaine, c’est l’école, le collège. Commence alors un long processus d’enfermement des enfants (comme des fous, des pauvres, des prostituées) qui ne cessera plus de s’étendre jusqu’à nos jours et qu’on appelle la scolarisation[8]8P. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime . »
L’école est un lieu d’embrigadement où il est essentiellement enseigné la soumission au pouvoir. La curiosité des enfants y est étouffée par un système punitif et abrutissant, qui les détourne en quelques années de leur soif de savoir innée. Les exploits de Mozart enfant, dans le domaine de la composition, apparaissent difficilement croyables aujourd’hui, mais de son temps, ce n’était pas si exceptionnel. Un compte-rendu détaillé des années d’enfance de Louis XIII, né en 1601, nous montre que nous sous-estimons les possibilités des enfants. Son médecin indique que dès l’âge de dix-sept mois il jouait du violon et chantait tout le temps. Il n’était pourtant pas un génie et prouva même ultérieurement qu’il n’était pas plus intelligent que la plupart des aristocrates de son époque. À trois et quatre ans respectivement, il commença à lire et à écrire. À quatre et cinq ans, bien qu’il jouait encore à la poupée, il tirait à l’arc, jouait aux cartes et aux échecs avec les adultes, et à beaucoup d’autres jeux de grande personne. À l’âge de sept ans, il commença à porter des vêtements masculins semblables à ceux des adultes, ses poupées lui furent retirées, et des précepteurs commencèrent à diriger son éducation ; il se mit à chasser, à faire de l’équitation, à tirer au fusil et à jouer à des jeux d’argent.
Au XVIIe siècle, la femme et l’enfant de moins de 7 ans se distinguaient de l’homme, mais une fois passé cet âge, ne restait plus qu’une distinction entre femme et homme. C’est l’apparition de la cellule familiale centrée sur l’enfant qui rendit nécessaire une institution en mesure de structurer l’enfance.
Toute une spécialisation infantile s’est alors développée pour répondre à l’image que l’on se faisait de l’enfance : les contes furent relégués aux distractions pour enfants, dépouillés de tout ce qui pouvait paraître anxiogène aux adultes, et un langage particulier s’est développé, un langage infantilisant et mièvre. « C’est, vous comprenez, qu’il ne faut pas parler de certaines choses devant les enfants », disent encore de nombreux adultes.
« Les jouets ne firent leur apparition qu’à partir de 1600, et même alors, on ne les utilisait que pour les enfants de moins de trois ou quatre ans. Les premiers jouets n’étaient que des répliques, à l’échelle enfantine, d’objets d’adultes : le cheval de bois remplaçait le cheval véritable que l’enfant était trop petit pour enfourcher. Mais à la fin du XVIIe siècle les objets spécialement créés pour les enfants s’étaient répandus. C’est de cette époque également que datent les jeux réservés aux enfants (en fait il s’agissait d’une simple division : certains jeux partagés jusqu’ici par les enfants et les adultes furent abandonnés aux enfants et aux classes inférieures de la société, tandis que d’autres furent, à partir de cette époque, repris par les adultes de manière exclusive, et devinrent les “jeux de société” des classes supérieures)[9]9S. Firestone, L’abolition de l’enfance. »
Mais rien de tout cela ne serait parvenu à faire réellement des enfants une classe sociale asservie si l’école moderne n’avait été instituée. Elle donne à l’enfance une structure en isolant les enfants du reste de la société par une sorte de ségrégation, retardant ainsi leur maturité et les empêchant d’acquérir les connaissances spécialisées qui pourraient les rendre utiles à la société. Sa principale fonction est de « discipliner » plutôt que d’enseigner la connaissance pour elle-même. Il n’est donc pas étonnant que l’instruction scolaire moderne retarde le développement de l’enfant. Et comme si cela ne suffisait pas, une distinction selon les âges fut instaurée après le XVIIIe siècle, avec un cloisonnement rigide des « classes ». Il n’était même plus possible aux enfants de s’appuyer sur leurs aînés un peu plus âgés et plus expérimentés.
« Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, on a donc commencé à isoler l’enfant de la vie commune : pour préserver sa moralité, pour l’éduquer, en lui interdisant telle ou telle attitude, en lui en prescrivant d’autres. L’optique de l’époque était celle du redressement, en relation avec le projet constitutif de la modernité : celui d’une raison soucieuse de maîtriser et de redresser la nature en la soumettant aux normes qu’elle lui impose de l’extérieur.
De façon très logique, pour les utopistes, qu’ils fussent bourgeois, socialistes ou anarchistes, l’éducation a été conçue comme le socle sur lequel s’érigerait l’ordre nouveau ; pour les “réactionnaires”, c’est sur l’éducation également que se reconstruirait en revanche l’ordre ancien. Bref, l’éducation est devenue un enjeu de pouvoir démesuré, dont les enfants font toujours les frais et sont les premières victimes.
C’est à partir du XIXe siècle que la société se donne véritablement les moyens d’encaserner les enfants. La notion de protection, on l’a vu, a commencé à se développer en même temps qu’on se souciait de préserver “l’enfant” des travaux industriels puis agricoles pénibles et de relever l’âge à partir duquel il pouvait travailler. Moins il pouvait travailler jeune, plus “l’enfant” était perçu comme incapable par nature, parce qu’enfant et immature, de subvenir seul à ses besoins et même, progressivement, de faire face aux situations les plus simples de la vie quotidienne[10]10Yves Bonnardel, op. cit.. »
Ce n’est plus la famille mais l’État qui gère le « développement personnel » de l’enfant, développement qui n’est autre qu’une inculcation des normes sociales et de la soumission à l’autorité. L’école encadre et surveille, forme à la discipline du travail, à l’acceptation des ordres et permet de maintenir à l’écart de la vie sociale et politique toute la classe que constitue les mineurs. La prise en charge de l’éducation des enfants par l’État lui permet d’élargir cette infantilisation à tout le peuple pour mieux l’administrer, le contrôler et le transformer en simple consommateur. Il n’est pas étonnant que le marché le plus lucratif soit celui de l’enfance, les adultes dépensant sans compter des objets dont ils croient — à rebours — avoir tant manqué dans leur enfance. Tout le monde du divertissement participe également à maintenir le peuple dans l’hébétude du fantasme d’une innocence enfantine qui serait entièrement dominée par les émotions les plus violentes et contradictoires.
En effet, « … la rationalité ayant été définie à l’encontre des émotions, les manifestations émotives “déchaînées” liées aux décharges émotionnelles ont été de plus en plus réprimées puis, depuis la seconde moitié du siècle dernier, empêchées par les divers psychotropes déployés au service de la paix sociale : or, si l’on empêche le libre cours des émotions, la pensée se fige dans des automatismes, et des réactions de destruction ou d’autodestruction, effort désespéré ou résignation, occupent tout l’espace mental[11]11Ibid.. »
Mais ces mêmes émotions, inacceptables dans certains contextes, sont exacerbées et exploitées par le monde du spectacle qui fonctionne comme un psychotrope : les images et les sons de dernières générations sont conçus pour en mettre plein la vue et étioler la réflexion, les fêtes foraines et les jeux les plus excentriques permettent de libérer ces décharges, ainsi que les grandes braderies. Ce genre de divertissement tient en effet bien plus de la catharsis que de la création, source d’émancipation et de déhiscences. Il est dangereux de croire que l’infantilisation des mineurs n’a aucune conséquence sur leur devenir, qu’elle n’en a pas eu sur nous-mêmes, qu’il suffit d’atteindre l’âge de la majorité pour que cette servitude disparaisse ; dix-huit ans de cette éducation sans trêve fixe en nous-mêmes les règles sociales en vigueurs les plus imbéciles et les plus immorales. Il est d’ailleurs assez remarquable que dans nombre de circonstances on ne puisse pas même reconnaître aux majeurs des qualités de maturité ou de discernement. La vie de tous les jours suffit à illustrer le fait que des capacités qui devraient être la moindre des choses pour s’autoriser à parler de vie « autonome », comme celle de savoir dire oui ou non de façon raisonnée, manquent en fait cruellement.
Lors des émeutes de banlieues de l’hiver 2005, de nombreux lieux scolaires furent détruits. Cela n’a en vérité rien d’extraordinaire, les incendies de collèges et lycées existent depuis leur apparition. Pour donner un exemple, la revue Les Temps modernes évoquait en 1974 un établissement incendié par semaine. Mais le mépris qu’essuient les populations des banlieues est tel qu’il n’a pas semblé important pour quiconque de se questionner sur cette colère exprimée contre le système scolaire.
Comme le souligne S. Firestone, les enfants qui peuvent encore échapper à ce cauchemar supervisé sont ceux des ghettos et de la classe laborieuse où survit encore une communauté ouverte n’ayant pas peur de la rue. Les enfants n’y sont pas ségrégués par tranche d’âge, ils peuvent vagabonder loin de la maison ou jouer jusqu’à des heures tardives, et échangent avec les adultes d’égal à égal. À l’école, ils sont indisciplinés et sauvages, parce qu’ils conservent encore une certaine irrévérence à l’égard de cette institution qui, après tout, est originellement une création de la classe moyenne.
Dans le monde entier, des jeunes luttent en permanence contre leur statut social et contre ses conséquences en termes de mise sous tutelle, d’enfermement, de discipline, d’éducation, de « protection », de marginalisation, de pauvreté et de clandestinité. Les mineurs ont de tout temps joué un rôle politique important et c’est en toute connaissance de cause qu’ils se sont investis et s’investissent encore massivement dans les révolutions (1789, 1848, 1871, 1968, les « révolutions arabes »…)
« Le premier groupe résistant en France, la Main noire, est constitué d’adolescents alsaciens qui se sont organisés de façon très efficace en dehors de toute influence adulte ; c’est lui qui commettra les premiers attentats d’envergure contre les nazis en France. Ce sont des mineurs qui organisent le premier déraillement de convoi de déportation de Juifs en Belgique et permettent l’évasion de nombre d’entre eux. À Paris, un jeune étudiant de dix-sept ans, aveugle de surcroît, organise les Volontaires de la liberté, organisation qui comptera jusqu’à 400 membres, l’Edelweiss. Un mouvement fort de plusieurs dizaines de milliers de garçons et de filles, âgés de douze à vingt ans, qui se sont relayés pendant une douzaine d’années pour tenir tête à Adolf Hitler. Du début à la fin du nazisme[12]12Ibid.. »
Ainsi la moitié des Forces françaises libres était-elle composée de jeunes de moins de vingt ans[13]13Roger Faligot, La Rose et l’Edelweiss. Ces ados qui combattaient le nazisme..
Yves Bonnardel recense également de nombreuses luttes de mineurs, souvent oubliées et/ou occultées. À Berlin, en 1896, des groupes de jeunes, souhaitant échapper à la société répressive et de plus en plus industrielle de la fin du XIXe siècle, fondent le Wandervogel pour mener une vie autonome loin des villes. Dès les années 1930, le mouvement des Youth Rights, dont les racines remontent à la Grande Dépression, luttait pour les droits des civils et l’équité intergénérationnelle, et a influencé le mouvement des droits civiques, l’opposition à la guerre du Vietnam et de nombreux autres mouvements. En France, en 1971, apparaît un éphémère Front de Libération de la Jeunesse, inspiré notamment par les situationnistes ; à Paris, un collectif Mineurs en lutte a vu le jour fin 1978.
Pour échapper à l’exploitation familiale et à sa violence, beaucoup d’enfants bravent de nombreux dangers, ils sont prêts à encourir viols, prostitution, clandestinité et vie dans la rue. Depuis les années 1850, des adultes solidaires tentent de mettre en œuvre des moyens de soustraire les enfants à l’enfermement disciplinaire qui se met partout en place en développant des pédagogies alternatives soucieuses de ne pas briser les enfants. Des « écoles » libertaires sont créées, des orphelinats qui refusent la discipline.
L’État est en guerre contre les mineurs, et chaque jour, en France, 3 à 5 enfants en font les frais. Plus de 100 000 mineurs sont emprisonnés dans ses institutions (foyers, asiles et unités psychiatriques…) sans compter les millions d’entre eux qui sont retenus toute la journée dans les écoles ou dans les familles. Des cités entières sont occupées par la police qui contrôle jour et nuit les allées et venues de ces jeunes, les harcelant au moyen de contrôles d’identité à répétition. On observe un véritable réseau de coercition comprenant l’école, les éducateurs, la police et la justice, le développement des filières sécuritaires à l’école, la pénalisation de l’absentéisme, la responsabilisation pénale des parents, la suppression des allocations familiales en cas « d’infractions », l’abaissement de l’âge pénal à treize ans, la possibilité de passer devant un juge pour enfant dès dix ans.
« Jugé responsable depuis le bac à sable, il me semble qu’on m’a humilié dans les grands ensembles. Usé par cette vie qui est fade, l’humeur est comme le temps, maussade, et mes sourires ne sont qu’une façade. Les fantômes du passé reviennent sans cesse comme les poings d’un flic que la juge transforme en caresses[14]14Prodige Anfalsh, Calvaire. »
Centres éducatifs fermés, Établissements pénitentiaire pour mineurs, quartiers pour mineurs en maisons d’arrêts, les murs se multiplient, les humiliations, les arrestations, les incarcérations, sous prétexte de lutte contre la délinquance juvénile :
« Éduquer, c’est inculquer des peurs, des interdits, des aversions, des tabous. C’est imprimer des normes, des préférences, des goûts, des désirs. C’est orienter, canaliser, former la personnalité. Il s’agit là d’un pouvoir exorbitant. L’intérêt supérieur de la société est invoqué, toujours ; mais en quoi l’intérêt d’un regroupement devrait-il se révéler supérieur à celui de chacun de ses “membres” ? Si le regroupement en question se révèle nuisible à chacun, par exemple, ne devrait-on pas lui refuser allégeance ? Et s’il se révèle nuisible à une minorité, n’est-elle pas en droit de s’insoumettre ? Et s’il s’avère néfaste à un seul, celui-là n’a‑t-il pas raison de refuser de plier.
Partout les enfants sont soumis à l’ordre adulte, essentiellement masculin, et à sa violence. La moitié d’entre eux sont des femmes (des fillettes, des filles), soumises encore à des conditions d’oppression de genre qui redoublent leur exploitation. Cette exploitation a lieu dans un cadre familial (travail domestique, agricole, artisanal…), et/ou dans le cadre d’un marché compétitif et désormais concurrentiel à l’extrême, en tant que “travail informel” (vente dans la rue, etc.) ou bien dans des manufactures, des usines ou des grandes plantations[15]15Yves Bonnardel, op. cit.. »
Cette domination qui nous infantilise du berceau au tombeau s’exerce aussi également dans la captation de notre capacité à nous défendre, à répondre aux humiliations, nous privant d’une partie importante de notre puissance. Toute cette culture est une aliénation des corps qui commence par cet assujettissement à la non-violence. Mais cette violence qui nous est faite et nous condamne à ne pouvoir agir pour nous défendre transforme humiliations et rages impuissantes en un déchaînement mortifère qui se retourne souvent contre nous. Nous devons apprivoiser cette violence, l’aiguiser et la retourner efficacement contre l’agresseur.
Ainsi que l’écrit Elsa Dorlin dans Se défendre :
« En 1685, le Code noir défendait “aux esclaves de porter aucune arme offensive ni de gros bâtons” sous peine de fouet. Au XIXe siècle, en Algérie, l’État colonial interdisait les armes aux indigènes, tout en accordant aux colons le droit de s’armer. Aujourd’hui, certaines vies comptent si peu que l’on peut tirer dans le dos d’un adolescent noir au prétexte qu’il était “menaçant” ; discriminer entre ceux qui sont pleinement des sujets et les autres ; celles et ceux dont il s’agira d’amoindrir et d’anéantir, de dévoyer et de délégitimer la capacité d’autodéfense — celles et ceux qui, à leur corps défendant, seront exposé.e.s au risque de mort, comme pour mieux leur inculquer leur incapacité à se défendre, leur impuissance radicale. »
C’est parce que nous refusons cette impuissance radicale que la violence, comme le déclare Andrea Dworkin, nous semble souvent préférable à la loi.
Ana Minski
References[+]