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Illustration de couverture, Don’t touch the pig, Ana Minski
Introduction au deuxième volume de Sagesses incivilisées, par Ana Minski
Dans les pages qui suivent, je vais tenter de démontrer pourquoi le mythe du suprématisme de l’humain adulte mâle, étalon de mesure de toute chose, est le produit de la domestication. Ce mythe, dont la prétention est de se libérer de la fragilité et de la mortalité de la chair, s’appuie sur des institutions et des techniques de domination. La domestication est la plus importante de ces techniques. Sans elle, les expérimentations sur les êtres vivants – contrôler, gérer, modifier les corps – serait impossible.
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« … l’homme ne peut être pleinement dominé qu’à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale homme[1]1Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Seuil, 1972, p. 197. »
Ainsi que je l’ai exposé dans le premier volume[2]2Ana Minski, Sagesses incivilisées. Sous les pavés la sauvageresse !, M Éditeur, à paraître prochainement., le concept de civilisation a partagé l’humanité en civilisés et incivilisés. Cette opposition, civilisé/non-civilisé, réactualise celles de mâle/femelle, masculin/féminin, esprit/corps, transcendance/immanence, libre/esclave, homme/animal, culture/nature, économie de subsistance ou de prédation/économie de production. Toutes ces catégories dualistes existent au moins depuis l’antiquité grecque et ont pour fonction de justifier et maintenir domination et exploitation d’une catégorie sur l’autre.
La civilisation se matérialise par des structures spécifiques, visibles archéologiquement : enclos, concentrations urbaines, hiérarchisation des espaces, des espèces, des populations et des villes, architecture symbolique monumentale, expansion des réseaux de communications, des réseaux de colonisation, pour faciliter et accroître l’exploitation de la périphérie au profit d’un centre. Différentes institutions veillent à ce que symboles et mythes travestissent et justifient les violences dont sont victimes la quasi totalité des êtres vivants.
Les incivilisés sont des non-éduqués, des non-policés : enfants, femmes, indigènes, paysan.nes, ouvrier.ères. À des degrés divers, selon les besoins économiques, ils sont animalisés.
Ces stratégies de dominations sont le fait d’une économie spécifique. L’économie, du grec οἰκία / oikía, « maison », et νόμος / nómos, « loi », est définit comme l’ensemble « des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses[3]3Définition du Larousse.. » Elle est la façon dont les individus et les sociétés utilisent les ressources en vue de satisfaire au mieux leurs besoins. Les activités dites économiques sont toujours politiques, psychologiques et sociales[4]4Jacques Généreux, Introduction à l’économie, éditions du Seuil, 2017, 288 p..
Pour en revenir à l’étymologie et l’intégrer à une critique écologique biocentrée, je considère que notre maison est la Terre et que notre manière actuelle de l’habiter, qui dépend de lois économiques régissant les différentes relations, est non seulement destructrice mais aussi aliénante pour la totalité des êtres vivants : dominants et dominés. L’une des principales causes d’une économie mortifère est le non respect des lois d’ordre naturel qui existent depuis les débuts de l’univers et que l’homme n’a jamais pu modifier.
Avant d’analyser les différentes facettes de l’économie de prédation du domesticateur, il est essentiel de comprendre l’origine et les significations de l’économie de subsistance et/ou de prédation.
Économie de subsistance / économie de prédation
L’économie dite de subsistance a longtemps qualifié le mode de vie des groupes du Paléolithique basé sur la cueillette, la collecte, la pêche et la chasse. L’usage du mot subsistance sous-entendait que la recherche de nourriture était la principale activité et qu’elle ne permettait aucun excédent, aucune abondance, aucune richesse. Sa connotation péjorative renvoyait à la stricte condition animale soumise aux besoins les plus élémentaires du corps : se nourrir et se protéger du froid et des prédateurs.
L’économie de production, par opposition, libérait l’homme des contingences naturelles. Basée sur l’agriculture et la domestication, elle permettait de produire des excédents, des richesses et de libérer du temps pour développer les arts et les techniques. L’opposition économie de subsistance/économie de production a permis d’élaborer le récit d’une évolution finaliste, de la primativité[5]5Mot-valise couplant primate et primitif. à l’humanité accomplie et parfaite, une humanité ayant intégré les qualités de l’humain adulte mâle civilisé. Ce récit racontait comment, en produisant des excédents, par l’agriculture et l’élevage, les gynhomos[6]6Le premier habitat de l’être humain, qu’il soit mâle ou femelle, étant l’utérus de la femme, nous utiliserons le néologisme Gynhomo pour nommer les différents gynhomininés identifiés … Continue reading de la Préhistoire s’émancipaient enfin de l’immanence animale pour entrer dans l’Hystoire[7]7Hystoire avec un Y pour reprendre la traduction d’Andrea Dworkin dans La haine des femmes : His-story, le Y renvoyant au chromosome Y. L’hYstoire est bien celle des humains adultes mâles.. L’Homme pouvait enfin dominer, contrôler, exploiter, manipuler, modifier, s’approprier les forces perverses de la nature responsables des maladies et de la mort. Dans son autoglorification, il s’est déclaré roi des prédateurs, se plaçant, au mépris de la réalité, au sommet de la chaîne alimentaire[8]8https://wwz.ifremer.fr/Espace-Presse/Communiques-de-presse/Archives/Communiques-2013/Niveau-trophique-humain.
Cette opposition caricaturale n’est plus d’actualité. Les recherches archéologiques de ces dernières décennies démontrent qu’élevage et chasse coexistent depuis les débuts de la domestication. Le stockage alimentaire lui-même semble bien avoir été pratiqué dès le Paléolithique[9]9Marie-Cécile Soulier et Sandrine Costamagno, « Le stockage alimentaire chez les chasseurs-cueilleurs paléolithiques », Techniques & Culture, 2018 , vol. 69, n° 1, p. 88-103..
Pour autant, cela ne signifie pas que la domestication n’ait eu aucun impact sur nos modes de vie, sur notre perception du monde, de la nature, des autres espèces et des humain.es. Quand on s’intéresse aux techniques et aux relations qu’elles imposent, il est difficile de nier l’importance de la domestication malgré les mythes et symboles qui s’actualisent sans cesse pour justifier une part essentielle de ce qui fonde cette technique de subsistance : capture, confinement, castration, etc. La domestication est une technique de domination, de pouvoir-sur.
L’économie dite de subsistance ayant longtemps possédé une connotation féminine, certains lui ont préféré le terme d’économie de « prédation » (capture active d’une proie déterminée) pour qualifier le mode de vie du Paléolithique valorisant ainsi la chasse – considérée comme masculine et active – aux dépens de la cueillette (simple prélèvement) – considérée comme passive. C’est que les récits de chasseurs de mammouths, qui alimentent le mythe selon lequel la chasse serait à l’origine de notre spécificité humaine, sont tenaces. Ces récits, qui feront l’objet d’un chapitre, sont encore très présents de nos jours et ce malgré les travaux de nombreuses chercheuses qui ont démontré que la chasse, dans nos sociétés à forte domination masculine, est très chargée symboliquement : le chasseur/mâle, libre et dominant, traque sa proie/sa femelle/son esclave/l’étrangère nuisible parce qu’insoumise.
Mais il est vrai que les seules hystoires valables, la seule Hystoire acceptable, sont celles écrites par les humains adultes mâles, celles des domesticateurs. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils persistent à diffuser le mythe selon lequel la chasse serait à l’origine, ou, pour les plus prudents, une des causes, de notre hominisation, de notre intelligence humaine, de notre empathie. La capacité à nous mettre à la place de l’autre pour le pister aurait développé nos capacités empathiques. Ces affirmations se gardent de définir ce qu’est « l’hominisation », « l’intelligence humaine », de différencier empathie cognitive/empathie émotionnelle. Il est également remarquable que l’empathie cognitive soit valorisée tandis que l’empathie émotionnelle soit le plus souvent réduite à la « sensibilité », cette qualité féminine infériorisée et opposée à la raison. Inverser l’importance de ces deux formes d’empathie semble pourtant bien plus raisonnable : l’empathie émotionnelle seule permet de développer une véritable empathie cognitive du vivant et de sa complexité. Cette dernière, ainsi que le montre la gestion actuelle du vivant, est bien trop souvent jugée sur les bases d’un QI maîtrisant les chiffres, les nombres, les projections spatiales, les abstractions.
Rappelons que nous ignorons beaucoup des capacités, perceptions, sentiments des autres animaux. Si « la femme est un continent noir[10]10« Freud, dans “La question de l’analyse profane”, exprimait en 1926 son désarroi : “La vie sexuelle de la femme adulte est encore un continent noir pour la psychologie”, empruntant … Continue reading » pour les hommes, les animaux le sont bien plus pour les humain.es et d’autant plus pour les humain.es civilisé.es privilégiant les abstractions à la matérialité de la chair. D’autre part, les autres animaux sont particulièrement doués pour pister leurs proies. La domestication des chiens, première domestication animale, n’est pas un hasard, elle facilite la chasse. C’est aussi pour cela que Jared Diamond suggère que l’utilisation par l’être humain d’autres animaux a favorisé le progrès de l’humanité[11]11Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, Paris, Gallimard, 2007.. Ce point de vue a été renforcé par Pat Shipman qui soutient que l’utilisation par l’être humain d’« outils vivants » tout au long de l’histoire a favorisé le développement humain et notre capacité à prendre soin des autres[12]12Pat Shipman., « The animal connection and human evolution », Current Anthropology, vol. 51, n° 4, 2010, pp. 519-538..
L’empathie émotionnelle ne s’acquiert pas en chassant, en traquant, en confinant, en tuant. Ainsi que l’exposent les recherches sur les meurtriers en série :
« Contrairement à ce qu’on croit souvent, le serial killer, même le criminel sexuel ou le pervers sexuel, ne vise pas avant tout la jouissance sexuelle. Ce qu’il recherche, c’est un sentiment de toute-puissance, de domination absolue sur sa victime, qui est déshumanisée, chosifiée. J’appelle cela l’orgie narcissique. […] Il est intellectuellement capable de se mettre à la place de sa victime, mais ne ressent rien[13]13Zagury, Daniel, et Olivier Postel-Vinay. « Daniel Zagury : « Le psychopathe n’est pas un malade mental » », Books, vol. 43, n°. 5, 2013, pp. 40-41. … Continue reading. »
Empathie cognitive et empathie émotionnelle sont à distinguer. Le monde de l’entreprise investit désormais sur la gestion des émotions et l’intelligence émotionnelle au travail pour développer les compétences des dirigeants afin d’obtenir l’adhésion des collaborateurs à leurs visions[14]14Chader, Adnane, Natacha Pijoan, et Jean-Michel Plane. « Leadership et émotions : le pouvoir des compétences émotionnelles », Question(s) de management, vol. 34, n°. 4, 2021, pp. 19-33. … Continue reading. Encore une fois, il s’agit de rationaliser les émotions d’autrui pour les exploiter à des fins personnelles et capitalistes et non pas pour aider à l’autonomie des individus. Il n’y a ni respect ni bienveillance mais bel et bien capitalisation des sentiments[15]15Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, éditions du Seuil, 2006, 208 p.. Éprouver la souffrance de l’autre, sa peur, son angoisse, rend difficile son exploitation et sa mise à mort, mieux vaut donc atténuer l’empathie émotionnelle, élaborer des récits et des symboles pour maquiller la réalité des violences infligées, voire, dans les sociétés les plus agressives, tout mettre en œuvre pour annihiler cette capacité à ressentir ce que l’autre ressent. Ces techniques d’aliénation feront l’objet d’un chapitre.
Peut-être est-ce pour cela qu’une société qui valorise la chasse, et plus particulièrement celle aux grands mammifères, présente des tendances plus hiérarchiques et patriarcales[16]16Charles Mcdonald, L’ordre contre l’harmonie, anthropologie de l’anarchisme, éditions Pétra, 2018, 334 p.. Ainsi que l’exposent certains auteurs, la chasse au gros gibier serait avant tout une question de prestige, une valorisation sociale et politique, la composante nutritionnelle n’étant qu’un petit plus qui s’y ajoute[17]17John D. Speth, Paleoanthropology and Archaeology of Big-Game Hunting, Springer, 2010, 266 p.. De nos jours encore, tuer un cerf, un éléphant, un ours est plus prestigieux que tuer une poule ou un lapin. Maintenir l’illusion de leur « sauvagerie » rajoute du piment à la quête. Aussi, nombreux sont les animaux chassés pour des raisons de prestige. Ayant participé à un certain nombre d’expérimentations archéologiques, il n’était pas rare de récupérer les animaux morts après les chasseurs qui ne gardaient que la tête en guise de trophée. Peu le savent, mais des élevages de grands gibiers à trophée – daims, mouflons, cerfs, biches – existent en France[18]18http://tropheecerfs.com/.
Mythes, fables, symboles participent à masquer ce que la chasse et la domestication sont véritablement : capture, exploitation, torture, mise à mort. Pour justifier cette trahison, nombreux sont ceux, éleveurs, chasseurs, dompteurs, dresseurs, qui déclarent aimer les bêtes. J’ai rencontré et discuté avec des adeptes de corrida, ils ont tous dit aimer le taureau qu’ils élèvent pour l’arène. Ils justifient cette torture de différentes manières, les plus courantes sont : la nécessité pour l’homme de se confronter à la mort ; les taureaux de corrida disparaîtraient si on cessait de pratiquer cet art traditionnel. Est-il donc plus important de privilégier le maintien d’une espèce créée et élevée en vue de finir dans l’arène que celle d’une diversité biologique moins quantitative mais libre ? Un combat inégal dans lequel l’homme ne risque pas sa vie est-il vraiment une confrontation avec la mort ? Cette forme de mise à mort est-elle vraiment nécessaire pour conquérir le grand H de l’Homme ? Et qu’est donc cet amour qui nourrit un être en vue de le sacrifier, sinon un fallacieux argument pour justifier l’injustifiable ? Je t’aime aujourd’hui pour mieux te tuer (avec amour) demain ? Au nombre de féminicides nous pouvons nous inquiéter sérieusement de cette conception de l’« amour », possessif et objectifiant, qui s’accorde le droit de tuer sans qu’aucun danger vital – faim ou menace de mort – ne soit mis en jeu. Sous la domination masculine l’amour est une arnaque au bénéfice des hommes, aux dépens des enfants, des femmes et des autres espèces.
Revenons sur le mot prédation dont l’origine latine (praedatio, -onis) signifie pillage, vol et qui servit aussi à différencier le civilisé de l’invicilisé, le propriétaire sédentaire du voleur, du brigand, du nomade. Cette opposition a longtemps servi le grand récit de l’évolution, de l’hominisation : du plus brut au plus policé. En réalité, la prédation est ce qui qualifie le mieux le système économique du domesticateur.
La sociologie démontre que l’homme est un être grégaire et que sa « nature prédatrice » et sa capacité d’empathie émotionnelle dépendent, non seulement de l’histoire individuelle de chacun.e, mais aussi des techniques de subsistance, des techniques qui encadrent la naissance, les relations entre espèces, les relations entre les âges et les genres. La manière dont les enfants sont accueillis au sein du groupe, la manière dont les adultes reçoivent la spécificité de chaque nouveau-né et l’intègre au groupe, la manière dont la cruauté et la violence sont contrôlées, sont primordiales pour développer la compréhension émotionnelle de l’autre et le respect de l’autonomie d’autrui. Placer le droit de vie et de mort au centre de l’hominisation, c’est encore une fois tenir un discours masculiniste qui valorise l’hystoire des dominants et invisibilise ou minimise la part essentielle que beaucoup méprisent : l’espace domestique ou plutôt, comme nous le développerons dans un autre chapitre, l’espace de la chair.
Puisque le regard que nous portons sur notre passé est politique, je préfère qualifier l’économie du Paléolithique, celle d’avant la domestication, d’économie de subsistance. La subsistance mérite, en effet, toute notre attention. L’économie de subsistance du Paléolithique peut être un moyen, comme le regard que nous portons vers d’autres cultures actuelles, d’envisager et d’imaginer une « perspective de subsistance » désaliénante pour les gynhomos et pour les autres espèces asservies. Comme le précise Maria Mies : « La production de subsistance obéit à un but entièrement différent, à savoir la satisfaction directe des besoins humains[19]19Maria Mies, La perspective de subsistance, 2005, https://sniadecki.wordpress.com/2018/09/30/mies-perspective-subsistance/. »
C’est pour toutes ces raisons qu’il est important de distinguer l’économie de « subsistance biocentrée » de l’économie de « prédation du domesticateur ». Dans le premier cas, une économie de subsistance, respectueuse de la liberté des êtres vivants, est privilégiée tandis que dans le deuxième, ce sont les objets de la production et les techniques de domestication qui sont valorisés au mépris de la subsistance du plus grand nombre. Rappelons qu’en 2021, 690 millions de personnes ne mangent pas à leur faim chaque jour, et ce malgré l’abondance alimentaire19.
Une écologie biocentrée qui vise à la justice, à l’équité, à la fin du suprématisme de l’humain adulte mâle, ne peut faire l’impasse sur les mythes qui travestissent les réalités oppressives de la domestication et des formes de chasse qui en découlent. Réhabiliter une telle économie peut aider à créer de nouvelles manières d’habiter la Terre.
par Ana Minski
Relecture et corrections : Lola
References[+]