Première publication de cette traduction de la chanson de Vivir Quintana et de l’article sur le site fuegodelfuego en avril 2020



La chanson sans peur (« Cancion sin miedo »), ci-dessus, est un hymne féministe écrit par Vivir Quintana, une magnifique apologie des femmes qui se soulèvent au Mexique, des filles de Sonora aux femmes armées du Chiapas, ainsi qu’un vibrant hommage aux nombreuses victimes de viols et de féminicides.



L’autrice y célèbre le courage de « las morras de Sonora ». Las morras, ce sont ces jeunes filles qui subissent des violences au sein de leur famille mais aussi dans la rue, qui sont agressées dans les transports publics où des hommes les tripotent, se frottent à elles parfois jusqu’à l’éjaculation, vont même jusqu’à utiliser des ciseaux pour déchirer leurs vêtements, voir leurs organes génitaux ou leurs fesses. Certaines ont 14 ans et vont encore à l’école où un enseignant les harcèle sexuellement.

Sonora est un État du nord du Mexique, tristement célèbre pour son taux élevé de féminicides et de violences sexistes. Jusqu’à présent, les dénonciations restaient sans conséquences pour les agresseurs, mais depuis plusieurs mois, ces jeunes filles sortent dans les rues pour protester et exiger la condamnation de tous les féminicideurs. Elles écrivent sur les murs et les monuments, cassent des portes, brûlent des objets sur leur passage pour se faire entendre. Elles ne sont plus disposées à tolérer la violence, et encore moins à servir de chair à canon aux féminicideurs et aux multiples crimes qui caractérisent les sociétés patriarcales : pédophilie, viol, traite prostitutionnelle et pornographique. Ces jeunes filles connaissent la législation, l’étudient, la maîtrisent, et s’en servent pour exiger le respect. Et surtout, elles s’organisent pour manifester dans les rues de leurs villes, pleurer ensemble et se réconforter. À Sonora, 117 femmes et filles ont été assassinées en 2019, année la plus sanglante, avec une augmentation de 45 % en un an du nombre de féminicides.

Les manifestations se multiplient dans tout le Mexique, où des collectifs investissent les grandes avenues, taguent le sol et les murs, montent des tribunes où les victimes prennent la parole et témoignent, comme Luz María, mère d’une victime, qui raconte comment le compagnon de sa fille l’a tuée et a vécu plusieurs jours avec son cadavre. La place publique est investie par des femmes qui crient « ¡Ni una más! » (« pas une de plus »), « ¡Vivas nos queremos! (« nous nous voulons vivantes »), et qui interpellent les policiers : « Il y a plus de flics pour protéger les bâtiments que les femmes ! ». Au Mexique, 833 féminicides ont été enregistrés entre janvier et octobre 2019. « C’en est assez », ont crié les femmes, le 24 novembre de la même année, devant la maison du Président, où elles ont publiquement exigé que l’État mette fin aux violences machistes et aux nombreuses disparitions de femmes :

« Nous sommes en état d’urgence, nos ennemis sont forts, ils sont nombreux, ils sont partout. Nous devons nous unir, nous avons besoin les unes des autres. Nous devons continuer à croire en l’organisation des femmes et rester dans la rue. Nous sommes en temps de guerre, et en ce temps de guerre, nous nous voulons vivantes, libres et ensemble. »


Dans toute l’Amérique latine, les femmes luttent contre les violences masculinistes. En 2015, en Argentine, au Chili, en Uruguay, en Espagne, elles ont été des milliers à crier « Ni una menos » (« Pas une [femme] de moins »), un vers écrit par la poétesse Susanna Chávez, étranglée dans sa ville natale de Ciudad Juárez le 6 janvier 2011. Au Chili, le mouvement a pris de l’ampleur en avril 2018 suite à l’absence de réaction des autorités universitaires chiliennes face aux nombreuses plaintes pour agressions sexuelles qui avaient été déposées dans des facultés chiliennes. Les protestations se sont depuis étendues, et les Chiliennes réclament désormais une loi sur les violences sexuelles dans leur pays. Le 20 novembre, dans les rues de Valparaiso, les femmes du collectif féministe « Las Tesis » se sont alignées, bandeau noir sur les yeux et foulard autour du cou, pour dénoncer et accuser avec force la culture du viol. Intitulée Un violeur sur ton chemin, leur chorégraphie et leur discours sont devenus un hymne mondial contre les violences faites aux femmes. Le 8 mars 2020, à Santiago, un million de Chiliennes marchaient pour défendre leurs droits. Quatre femmes des Brigades féministes, vêtues de noir, en ont profité pour bâillonner d’un foulard violet, symbole de la lutte contre les violences de genre, la statue d’un illustre architecte chilien dans le centre de Santiago du Chili. Ce jour-là, des dizaines de noms de femmes ont été peints sur des monuments de la capitale afin d’honorer toutes celles que l’Histoire patriarcale a jetées dans l’oubli. Au lendemain de ce rassemblement, la deuxième grève générale féministe de l’histoire de l’Amérique latine a mobilisé plusieurs dizaines de milliers de femmes :

« Nous souhaitons un changement radical des structures régissant notre société, actuellement organisée par et pour un État patriarcal et ses élites, tance Javiera Manzi, l’une des porte-paroles de la CF8M (Coordination Féministe du 8 mars). L’objectif de cette grève féministe est de s’adresser à celles qui travaillent et qui souffrent de discriminations, tant sur le plan du salaire, de l’évolution de carrière, que du harcèlement, mais aussi à celles qui réalisent un travail domestique non rémunéré, les aidantes, les mères au foyer. »


Malgré tout, les violences conjugales et les féminicides augmentent partout dans le monde et d’autant plus depuis le confinement, qui ne permet pas aux victimes des violences intrafamiliales de fuir l’agresseur et qui maintient les femmes dans une précarité domestique et salariale. Au Mexique, les féminicides ont augmenté de 60 %, en France de 30 %. Cette violence concerne les femmes mais aussi les enfants, victimes d’agressions sexuelles, de violences physiques, de harcèlement moral et témoins, trop souvent oubliés, des féminicides. Cette violence est intrinsèque à la culture patriarcale, elle nous est inculquée dès nos premières années et nous l’avons toutes et tous, à divers degrés, intégrée. Pour être un homme, dans une société se livrant à une guerre perpétuelle contre le vivant, contre le sauvage, contre l’animal, contre les indigènes, contre les pauvres, contre les étrangers, contre les enfants, contre les femmes, contre les virus, il faut être dur et intraitable, ne surtout pas se laisser attendrir.

Pour devenir un « guerrier », un de ceux qui vit par et pour une technophilie guerrière (cf. Mumford), il faut apprendre à écraser l’autre et pour cela différentes écoles existent : la sphère familiale et le stigmate de la prostitution, les boys clubs, la prostitution et la pornographie.

Il n’est malheureusement pas étonnant qu’en période de confinement, les sites pornographiques voient leur nombre d’utilisateurs littéralement exploser, ni qu’un tel évènement les incite à renouveler les scénarios de leur crime. C’est ainsi que sur des sites célèbres « En cliquant sur la tendance “Coronavirus”, la première vidéo sur laquelle on tombe est une vidéo d’inceste. Une demi-sœur violée par son demi-frère. La tendance des demi-frères et sœurs se mélangent donc avec la tendance Covid19, devenant lui-même un virus développé de la misogynie et de la culture du viol. »

Les films pornographiques sont politiques. Ils fournissent des modèles comportementaux aux guerriers modernes, ils leur apprennent à dominer la femme, et si possible, dès son plus jeune âge. Cela représente un premier pas vers la domination du monde. Les deux sexes doivent l’intégrer le plus tôt possible. Cette violence patriarcale se manifeste dès qu’une femme ose souligner l’évidence : le corps de la femme, son sexe, n’est ni une marchandise, ni un objet, ni une idée, ni un outil de travail. La pénétration d’un pénis dans un vagin, une bouche, un anus n’est pas un acte anodin, ce n’est pas enfourner un pain dans le four. Combien de ces « guerriers modernes » seraient disposés à suivre une formation pour recevoir dans leur bouche et leur anus le pénis d’autres hommes ? Ce sont les hommes qui profitent de cette exploitation, ce sont eux les proxénètes et les clients. Cette obsession du mâle pour le pénis qui bande, pénètre et éjacule au visage d’une femme est un des symptômes les plus cruels de la domination masculine.

« La pornographie est l’un des piliers du patriarcat — dans une société où les femmes sont déjà massivement réduites à l’état d’objets, le porno renforce leur statut d’infériorité. En exposant constamment les femmes comme des objets de plaisir hyperféminins, hypersexuels et hypersoumis, plutôt que comme de véritables êtres humains ayant leurs propres émotions et besoins, la pornographie creuse le fossé entre les sexes, détruit l’intimité hétérosexuelle, déprécie le statut des femmes et sape la confiance interrelationnelle. »

Exposer la femme comme un pur objet de plaisir, par la violence de l’empalement symbolique ou réel du corps de l’autre, est un des moyens utilisés pour briser psychologiquement les femmes et pour instiller chez l’enfant la peur de l’homme : « Je crois que les hommes ont très peur des autres hommes », écrit Andrea Dworkin. Pour s’assurer force et pouvoir, il faut être capable de nier la souffrance, de se mutiler en matraquant toute empathie, de détruire l’intégrité du corps de l’autre, de le réifier en se l’appropriant, et de transformer cette cruauté en jouissance. Le fantasme du guerrier qui fonde la domination masculine implique de réduire l’autre à l’impuissance. L’entraînement quotidien du guerrier repose sur l’utilisation de l’espace domestique, de la prostitution et de la pornographie pour définir les rôles : je serai le maître, tu seras l’esclave, ton corps m’appartient, et pour mieux te posséder j’appellerai cela amour. Eros et Thanatos, le sexe est la mort.

Le 8 mars, 150 000 femmes ont manifesté en France pour protester contre les féminicides, les viols, les inégalités de salaires, l’exploitation salariale. Une petite partie d’entre elles manifestaient aussi pour l’abolition de la prostitution et de la pornographie : ces femmes ont été agressées, et ce dans plusieurs pays. C’est que le guerrier moderne dispose de tout un réseau de serviteurs. Ce n’est pas un hasard si Amnesty International encourage la prostitution :

« Amnesty s’est bien gardée de dire à ses membres que sa politique en faveur du “travail du sexe” était rédigée par un proxénète britannique du nom de Douglas Fox, qui avait lui-même présenté une première motion en ce sens en 2008. Dans son bordel se pratiquent l’achat et la vente de femmes, mais le concept du “travail du sexe” transforme un proxénète en un simple employeur et un trafiquant en simple escorteur. C’est ainsi que Monsieur Fox, copropriétaire d’une des plus grandes agences d’escortes du nord de l’Angleterre, peut se considérer comme un “travailleur du sexe” et collaborer, en tant que personne marginalisée, avec Amnesty International. »

Ce n’est pas non plus un hasard si le STRASS est pro-pornographie et prostitution :

« …à propos de la tribune de Schaffauser parue dans Le Monde, qu’il cite comme source “scientifique” un rapport mené par des militantes suédoises luttant depuis des années pour la légalisation de la prostitution, et financé par cinq groupes néerlandais et un autrichien, provenant donc de pays réglementaristes où le proxénétisme est autorisé. »

S’il minimise systématiquement la violence qui est faite aux femmes, comme en témoigne une des survivantes de la prostitution agressées lors de la manifestation :

« Pour résumer, la prostitution, c’est une série de rapports non-désirés à la chaîne avec des hommes qui nous imposent leurs fantasmes sexuels. Et on doit s’exécuter avec enthousiasme, autant pour les duper que se duper soi-même. Pour beaucoup, c’est aussi des coups, des menaces, des chantages, des substances (alcool, drogue, médicament, injections), des infections, des maladies. Des relations ambiguës avec les acheteurs et les proxénètes. Mais c’est surtout de l’aliénation. On devient étrangère à soi-même. Le corps est occupé par tellement de corps étrangers — par tout le monde sauf soi. Psychiquement, c’est très dur à tenir. Il faut trouver des subterfuges, il nous faut du déni. »

Et ce n’est pas un hasard si les groupes transactivistes sont pro-pornographie et prostitution :

« … un membre clé du caucus LGBT dans la section d’Islington du Parti travailliste est Catherine Stephens. Stephens est fondatrice de l’International Union of Sex Workers (Union Internationale des travailleurs du sexe – IUSW), un faux syndicat peuplé d’universitaires, de prostitueurs, de proxénètes, de propriétaires de bordels et d’autres lobbyistes pro-décriminalisation de l’industrie. »

La possession du corps des femmes par les hommes est au cœur même du système guerrier, capitaliste, marchand. Lutter contre les féminicides, c’est lutter contre la décriminalisation du proxénétisme, contre la marchandisation du corps des femmes et des enfants — parce que cette appropriation, par la célébration du viol pratiqué, écrit, peint, filmé, développe la rapacité, la cruauté et le mépris des hommes pour les femmes, elle est le fondement même de la culture dans laquelle nous vivons. L’orgasme ne peut être qu’une jouissance par le crime. Pour détruire ce système, il faut le dénoncer et mettre fin à toutes ces formes d’exploitations sexuelles. L’hypersexualisation de la société n’est pas une liberté mais une aliénation des corps et des esprits au diktat guerrier, masculiniste, capitaliste, marchand.

Il est dangereux d’attendre quoi que ce soit de ceux qui sont au pouvoir, étant donné que celui-ci se fonde précisément sur la violence, la cruauté et le mépris des hommes pour les femmes, des forts pour les faibles, des riches pour les pauvres, des bourreaux pour les victimes. Nous devons donc apprendre à « faire justice nous-mêmes, sans médiation ni compromis, et nous attaquer frontalement et physiquement aux violeurs, cibler les espaces qui comptent pour eux, les empêcher de profiter de leurs fêtes, trouver leur adresse et s’y rendre pour tout casser, s’en prendre à leur personne. On n’est pas là pour quémander des miettes de votre monde et pour être plus représentées, mieux inclues. On ne veut pas rentrer dans votre monde : parce qu’il a été construit contre nous, il est irrécupérable. On est là pour le renverser. »

Chaque jour, nous sommes Anne-Sophie, tuée dans la nuit du 4 au 5 janvier par son mari devant son fils mineur ; Sylvie Redolfi, 50 ans, tuée par son ex-compagnon le 31 mars ; Virgine, 41 ans, poignardée puis tuée par arme à feu par son ex-compagnon devant leurs enfants de 10 et 13 ans ; nous devons toutes être Florence, 50 ans, tuée par son compagnon le 1er avril ; Jennifer, 35 ans, tuée le 5 avril à coups de couteau avec sa fille Doriane et son fils Timéo.

Nous sommes ces soignantes, ces infirmières, ces chômeuses, ces femmes célibataires, ces caissières, ces prostituées, ces pornographiées broyées dans le système carcéral et militaire qui nous façonne dès la naissance.

Aujourd’hui, c’est encore par la peur qu’ils nous confinent. Qu’est donc cette société prête à isoler totalement ses anciens — qu’elle confine déjà dans des camps pour vieux appelés « maisons de retraite » — pendant des mois sous prétexte de les protéger ? La santé qu’ils nous promettent est celle de la prison et de la fosse commune. Le plus grand danger n’a jamais été le virus mais ce système cruel qui écrase toute tentative de solidarité, de soutien, de sociabilité, de tendresse.

Y a-t-il tristesse plus profonde que celle de ne pouvoir honorer nos mortes et nos morts ? Y a-t-il coercition plus brutale que celle de ne pouvoir nous défendre, avec toutes les armes disponibles, contre leurs violences, leur arrogance, leur mépris, leurs permanentes agressions ?


Nous devons arracher notre droit à une liberté totale et sans condition.

Ana Minski
Correc­tion : Lola


Chanson sans peur

Que tremblent l’État, les cieux et les rues
Que tremblent les juges et les flics judiciaires
Aujourd’hui, les femmes ont perdu patience
Ils ont semé la peur, il nous est poussé des ailes

Chaque minute de chaque semaine
Ils volent nos amies et tuent nos sœurs
Mutilent leurs corps, les font disparaître
N’oubliez pas leurs noms, s’il vous plaît, Monsieur le Président

Pour toutes les nôtres qui manifestent à Reforma
Pour toutes les filles qui se battent à Sonora
Pour les commandantes qui luttent au Chiapas
Pour toutes les mères qui cherchent à Tijuana

Nous chantons sans peur, nous exigeons justice
Nous crions pour chacune de nos disparues
Que résonne avec force : « Nous nous voulons vivantes ! »
Mettons fin aux féminicideurs !

Moi je brûle tout, moi je casse tout
Si un jour un type s’en prend à toi
Plus rien ne me fera taire, c’en est assez,
S’ils en touchent une, nous riposterons toutes

Je suis Claudia, je suis Esther et je suis Teresa
Je suis Ingrid, je suis Fabiola et Valeria
Je suis l’enfant que tu as prise de force
La mère qui pleure aujourd’hui pour ses mortes
Et je suis celle qui te le fera payer
( Justice ! Justice ! Justice!)

Pour toutes les nôtres qui manifestent à Reforma
Pour toutes les filles qui se battent à Sonora
Pour les commandantes qui luttent au Chiapas
Pour toutes les mères qui cherchent à Tijuana

Nous chantons sans peur, nous exigeons justice
Nous crions pour chacune de nos disparue
Que résonne avec force : « nous nous voulons vivantes ! »
Mettons fin aux féminicideurs !

Et que tremblent les entrailles de la Terre
Face au rugissement sororal de l’amour
Et que tremblent les entrailles de la Terre
Face au rugissement sororal de l’amour


Vivir Quintana (Mexique)

Traduction française : Ana Minski