« La Belle au bois dormant a fait une overdose de tranquillisants »

Bianca Cendrine Bastiani, dans son roman autobiographique Cendrillon du trottoir, publié chez JDH éditions, retrace sa descente aux enfers dans le milieu de la prostitution, de la pornographie et du BDSM (Bondage, Discipline, Sadisme et Masochisme).

Le premier chapitre s’ouvre sur une violence représentative de notre société et qui commence dès la maternelle. Cendrine, l’autrice-narratrice, subie les moqueries et la méchanceté des autres enfants dont l’un ira jusqu’à lui cracher dessus devant une foule hilare. L’histoire de Cendrillon commence avec ce mépris, cette cruauté qui s’inscrira au fer rouge dans sa mémoire. Aussi, lorsque Lionel jette son dévolu sur elle, Cendrine se sent comme une citrouille devenue princesse. Il est un paquet séduisant, un mélange de popularité et de sex appeal : Citroën DS rouge, grande gueule, une place réservée dans la boîte de nuit du coin, il est craint et donc respecté. C’est un homme, un vrai, un caïd, il en jette, être à ses côtés représente pour Cendrine une belle revanche contre ceux qui crachaient sur elle.

Au fil du temps, Lionel se montre de plus en plus dominateur, colérique et sadique. Il lui impose le port de tenues sexy, de talons aiguilles, la façonne selon son plaisir et ses envies. À 25 ans, Cendrine est prostituée, pornographiée, masochisée et dépressive. C’est avec pudeur mais sans faux semblants et sans langue de bois qu’elle décrit les pires atrocités infligées par l’homme qu’elle aimait.

Bien plus qu’une réification, l’homme ayant plus de respect et de douceur pour sa DS rouge, il s’agit ici de la démolition pure et simple de toute intégrité physique, psychique, émotionnelle, de toute subjectivité, de l’individuation de la femme, du façonnement méthodique du corps et de l’esprit en vue d’en tirer un maximum de pouvoir, de prestige et de profit. La marchandise peut-être vivante, cela ne pose aucun problème, l’important étant qu’elle soit aux ordres du maître, qu’elle fasse le ménage, la lessive, la cuisine, qu’elle se laisse baiser et qu’elle rapporte un maximum de fric.

Sous la tyrannie de Lionel, Cendrine devient une « star » dans le film pornographique La masochiste.

« Lionel est extrêmement fier de ce film. C’est son chef d’œuvre. Il l’a pensé et réalisé lui-même dans les moindres détails. Il est également fier de son esclave. Sans elle, le projet n’aurait pu aboutir. Il adore l’exhiber ainsi, nue, épilée, les seins et l’intimité ornés d’impressionnants piercings. Elle est le pilier de sa société. Pourtant, depuis quelques temps, Cendrine l’inquiète. Elle montre des signes de faiblesse et de fatigue qu’il juge impardonnables et s’efforce de réprimer en se montrant plus sévère que jamais. Pourvu qu’elle ne fasse pas une énième dépression, ou pire encore, une nouvelle tentative de suicide. L’empire de Lionel repose sur les frêles épaules de la jeune femme. Il ne faudrait pas qu’elle s’effondre maintenant, au sommet de sa gloire. Sa créature, il l’a façonnée, manipulée, créée de toutes pièces. Elle n’était rien, à peine une ébauche. Il lui a tout appris, de A à Z : comment marcher sur des talons de quinze centimètres, comment porter des mini-jupes sans rien dessous, comment subjuguer les hommes, et surtout comment accepter et supporter la douleur, toutes formes de douleurs, même les plus aiguës. Son esclave est une référence. Il en a fait une star, sa star. »

La moindre reconnaissance est un espoir, l’hameçon qui permet de garder la tête hors de l’eau encore quelques temps. Comme la plupart des victimes de violence, elle se ment à elle-même, nie le coté malsain de la relation et accepte de croire à une « reconnaissance de son travail » et à un changement prochain de la situation et du cœur de l’homme. Autour d’elle, on ne cesse de lui dire que le sadomasochisme est un art majeur en matière d’érotisme : « Le porno c’est pour le peuple alors que le SM est réservé à une élite. » Cendrine s’accroche à ce qu’elle peut, à ce qui lui offre encore un semblant d’existence :

« Je me rappelle le moment où les photos du premier film pour Démonia sont sorties dans la presse spécialisée. Je me souviens comme j’étais fière, au début. Les critiques étaient bonnes. J’étais sur mon petit nuage. J’en oubliais la douleur éprouvée sur le tournage. Lionel était content de moi. Il me disait que j’irai loin, que bientôt, j’arrêterai tout le reste, que l’on gagnerait suffisamment d’argent pour s’offrir de belles vacances. Si j’avais su à l’époque où tout cela allait me mener. »

Il faut être à la hauteur, ne pas décevoir, être fidèle à sa réputation :

« Je sais très bien que je suis la meilleure et qu’aucune autre femme ne m’arrivera jamais à la cheville ! Je sais exactement comment le satisfaire, je connais ses fantasmes ; malgré moi, je l’aime encore. »

Elle ne cesse d’aller de plus en plus mal, elle n’est qu’« un gouffre », « un fantasme », « une perversion », « un phénomène de foire », « une chienne bien dressée ». Lionel l’humilie, la maltraite jusque dans sa vie de tous les jours, il n’y a pas de séparation entre les tournages, les performances et la vie du couple. Il veut forger sa personnalité, lui dit-il, et pour cela il lui impose un régime strict, une heure de gymnastique par jour, lui retire ses médicaments, l’empêche de se rendre aux consultations, lui roule ses joints, l’oblige à pratiquer le kamasutra. Il la conduit à ses rendez-vous avec les clients-prostitueurs et la flatte : « tu es une bonne mère, je suis si fier de toi. » Les sentiments de Cendrine sont un mélange d’amour, de crainte, de dégoût et de soumission. Elle est sous emprise, victime d’un processus de colonisation psychique qui a pour conséquence d’annihiler sa volonté. Contraintes et manipulations psychologiques permettent de la culpabiliser et de la contrôler. L’argent que gagne Cendrine c’est Lionel qui le garde, elle est sous sa dépendance financière. Le fils qu’ils ont eu ensemble est un autre maillon de la chaîne. Comme l’explique Muriel Salmona « il est fréquent que les conjoints violents utilisent les enfants pour continuer à exercer des violences. » Cendrine craint de perdre la garde de son enfant si elle s’en va, elle n’est après tout qu’une prostituée, une femme sans valeur, méprisée par la justice et la police qui ne s’inquiètent nullement de son état physique et mental.

Le roman-témoignage de Cendrine est d’une importance capitale pour comprendre les mécanismes de masochisation, parce que le sadisme qui s’exprime dans les relations SM ne se limite pas à la sexualité, il organise une conception du monde et des individus, le sadique façonne le masochiste.

« On sent bien qu’ils ont l’habitude, ils torturent sans aucun état d’âme. Je reste digne. Du coin de l’œil, j’observe Lionel. Je le sens surpris et très fier de moi. En fait, ils sont tous les trois impressionnés par mon endurance, à croire que j’ai fait ça toute ma vie. »

Selon les règles BDSM, chacun des partenaires définit un mot ou un geste de sécurité (safeword) connu de l’autre, mais ce qu’exprime Cendrine est bien la crainte de décevoir, de ne pas être à la hauteur, de perdre son statut de reine masochiste, l’emploi du safeword serait un témoignage de faiblesse, d’échec. L’inlassable répétition des violences verbales et physiques réduit une subjectivité à un substantif « la masochiste », et fige l’individu dans un rôle. Le mécanisme de masochisation est parfaitement décrit dans le roman.

« Tout le monde me croit masochiste et je ne suis pas loin de donner raison à l’opinion publique. Quand vous intégrez une secte, vous subissez un lavage de cerveau. Il en va de même avec ce milieu. »

Le BDSM expose la haine pour le corps des femmes, pour les corps féminins, pour les faibles, les victimes, les soumis. Sa violence – réelle et symbolique – ne saurait être réduite à des actes sans conséquences pour les deux parties. Ce qui se passe dans le donjon ne reste pas dans le donjon, chaque individu garde ces actes en lui, sur son corps marqué ou marquant. Certains diront que le but du BDSM est d’aider les participants à s’autoriser l’excès pour vivre des comportements érotiques plus intenses.

« […] toute cette logistique est censée déboucher sur des vécus extra-ordinaires, confinant au sacré selon certains témoignages et courants minoritaires. La culture BDSM affirme que les soumis et masos se plongent dans un état non ordinaire dit du « subspace » (espace de la soumission). Il serait proche de l’extase, entre lâcher prise, perte de conscience et détente, du fait de l’absence de responsabilité, de la sur- ou sous-stimulation et des endorphines suscitées par la douleur. Les dominants et sadiques seraient eux plus du côté de la transe, c’est-à-dire de l’expérience optimale, entre hyper-vigilance, responsabilité, initiative et manipulation, dans un état parfois appelé « domspace » (espace de la domination). Et, même emportés par des ivresses respectives bien distinctes, les partenaires se disent encore unis par une certaine exigence d’empathie mutuelle, ainsi que par le contrat intime qui les associe1. »

On retrouve ici le fantasme du don de soi comme acte suprême de transcendance du moi. Offrir son corps, consentir à ce qu’il soit ravagé, exploité et possédé. Ce corps offert est le corps de la femme attaché au bûcher, le corps efféminé du Christ cloué sur la croix, tout corps pénétré, fouetté, dépecé est de l’ordre du féminin et tout corps battant, brûlant, clouant, est celui du Grand Mâle Ithyphallique.

Les relations dans le BDSM sont asymétriques, basées sur le pouvoir et la contrainte, l’autorité et l’obéissance, l’offrande et la possession. Certains diront que le BDSM est ludique, qu’il s’agit d’assouvir des fantasmes avec des partenaires consentantes qui acceptent d’être dirigées et manipulées par des dominants, maîtres ou bourreaux qui savourent leurs privilèges. Comment en vient-on à considérer que des relations « maîtres-esclaves » sont sans conséquence ? Et de quel consentement parle-t-on quand il s’agit de se soumettre, d’accepter des « levrettes claquées » pour reprendre les termes de l’autrice du journal pseudo-féministe MadmoiZelle ?

D’autres invoqueront les peuples indigènes pour inscrire le BDSM dans une longue tradition de transe et de dépossession, allant jusqu’à naturaliser le sado-masochisme. Pourtant, chez les peuples autochtones les douleurs infligées au corps correspondent à des rites de passages, et il est naïf ou irresponsable de penser que la violence est sous contrôle, comme en témoigne le rite de passage masculin chez les Guayaki :

« Les trois jeunes initiés commencent eux aussi à avoir peur. Ils savent bien que la colère des hommes, emphatiquement exhibée, est plus qu’à demi-feinte. […] Tout de même, dans le feu de l’action, les hommes perdent parfois un peu de leur sang-froid et portent les coups avec plus de force qu’il ne conviendrait2. »

Notons que plus un peuple accorde de l’importance à la guerre plus les rites de passages sont violents.

Mener une réflexion critique sur la sexualité est d’une importance capitale pour comprendre la domination masculine, la haine des femmes et du féminin, la destruction du vivant. Rappelons qu’un fantasme est toujours conditionné par l’environnement social et culturel et qu’il révèle l’emprise psychoaffective des rapports de sexe, de race et de classe. Dans une culture où règne la domination masculine, les relations sexuelles entre les sexes réalisent la relation asymétrique entre les genres : le masculin est toujours plus fort, plus puissant, plus responsable, plus agressif, etc., et le féminin est toujours passif, disponible, soumis. Le masculin est naturalisant, le féminin, et tous les autres, est naturalisé. Le désir hétéro masculin, centré sur le pénis, focalisé sur la pénétration, emplis de fantasmes de conquête et de possession, imprégnée de culture du viol et qui use du pénis comme d’une arme, permet aux hommes de se sentir et de s’imaginer supérieurs aux autres : femmes et enfants.

Dénoncer la violence du BDSM ne doit pas pour autant masquer l’érotisation de la domination masculine et de la soumission de la femme qui est présente partout, dans la publicité, les dessins-animés, la littérature, le cinéma, la peinture3, etc. La domination masculine se concrétise par la pénétration, la femme pénétrée, plus ou moins de force et est volontiers associée à des discours pseudo-scientifiques sur la spécificité de la biologie et de la psychologie masculines. Des études démontrent d’ailleurs que :

« les femmes s’engagent dans des rapports sexuels plus pour créer du lien avec leur partenaire que pour leur propre plaisir, ce qui correspond à un rôle de soin et de care4.» 

Remettre en cause ces pratiques, se questionner sur la pénétration hétéro masculine a son importance. Il est peut-être bon de rappeler que le point névralgique du plaisir sexuel masculin – la prostate – est accessible par l’anus, et pourtant, si une femme pénètre un homme en levrette avec un doigt, la plupart des hommes l’interpréteront comme un acte de domination5.

Le dualisme masculin/féminin divise toutes nos relations entre dominés et dominants et dans le cas de notre civilisation occidentale, le dominant est le mâle blanc civilisé. Sa sexualité, nous dit-on, serait adulte et responsable, par opposition à celle du mâle noir ou arabe ou ouvrier dont la sexualité serait brutale, sauvage et insatiable, ce simple jugement de valeur permettant alors d’utiliser cette prétendue bestialité raciale pour mettre en compétition les hommes entre eux, les diviser en classes et en races, hiérarchiser les peuples et les populations, distinguer les civilisés des non-civilisés. Ce qui pourtant est largement démenti par l’histoire, les plus cruels et insatiables de pouvoir semblant bien être les plus civilisés. Quant à ceux qui dominent, ils peuvent bien, parfois, se laisser dominer, les règles du jeu sont toujours de leur côté :

« Ma mère m’a vendu, et me conduisait n’importe où, dès qu’elle recevait un appel. Le patron de ce réseau pédophile était un ministre du cabinet belge. Les clients faisaient partie de l’élite. Je reconnaissais des gens que j’avais vus à la télévision. Leurs visages étaient connus du public, alors que j’étais confrontée au côté obscur de leur dépendance au pouvoir — le côté auquel personne ne soupçonnerait d’exister. Je rencontrais des VIP, des chefs d’États européens, et même un membre de la famille royale6. »

Enfin, et pour en revenir au livre de Bianca Bastiani, l’appropriation matérielle de son corps par Lionel illustre ce que Colette Guillaumin a nommé le « sexage », les femmes comme classe sociale appropriée par la classe des hommes : appropriation de son temps, des produits de son corps, obligation sexuelle, et obligation de prise en charge des membres du groupe (enfants, personnes âgées, invalides, compagnon) pour assouvir les besoins, plaisirs, désirs, fantasmes des hommes7.

Un entretien de Bianca Bastiani a été publié sur le site du CAPP, à lire absolument et à soutenir : Survivre au BDSM, au porno et à la prostitution

Ana Minski


1 Senzo, M. « La communication codifiée du BDSM », Hermès, La Revue, vol. 69, no. 2, 2014, pp. 59-61.

2 Pierre Clastres, Chronique des indiens Guayaki, ed. Terre humaine

3Valérie Rey-Robert, Une culture du viol à la française, Paris, Libertalia, 2019.

4https://antisexisme.net/2015/12/18/sexualite-feminine/#more-1404

5 Vörös, Florian. « 4. Rendre compte de fantasmes genrés et racialisés », , Désirer comme un homme. Enquête sur les fantasmes et les masculinités, sous la direction de Vörös Florian. La Découverte, 2020, pp. 115-144.

6Anneke Lucas, J’étais une esclave sexuelle de l’élite européenne dès l’âge de 6 ans

7Colette Guillaumin, Pratique du pouvoir et idée de Nature (1) L’appropriation des femmes, Questions Féministes, No. 2, les corps appropriés (février 1978), pp. 5-30