La violence masculiniste (note de lecture par Ana Minski)


Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à Montréal, observe depuis plusieurs années la crise de la masculinité. Dans son ouvrage récemment paru, La crise de la masculinité, autopsie d’un mythe tenace, il analyse le sens politique de cette crise qui ne correspond ni à une réalité économique, politique, sociale ou culturelle, ni à une réalité empirique, puisque, dans les faits, ce sont les hommes qui sont à la tête des États, qui dirigent les principales institutions internationales, qui gouvernent le monde, qui détiennent le pouvoir décisionnaire.

Malgré tout, l’homme est en crise partout, aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni, en Australie, au Canada, en Chine, en Inde, au Maroc, etc. Les hommes sont « dénigrés, diabolisés », ils sont « une espèce en voie de disparition » (The Decline of men, Guy Garcia) ; ils sont « interdits de paroles » et « interdits d’existence » parce que les valeurs féminines dominent, que ce sont la douceur, la tolérance, le dialogue, la paix, l’écoute et la précaution qui l’emportent sur la force, la violence, l’autorité, la guerre, l’ordre, le risque (Le premier sexe, Eric Zemmour). Francis Dupuis-Déri se questionne : « Mais pourquoi serions-nous – les hommes – menacés par le dialogue, la douceur, la tolérance et la paix, sans oublier les couches à changer et l’orgasme féminin ? »

Historiquement, il semblerait que le désarroi des hommes soit aussi ancien que le patriarcat lui-même. Les premières traces d’une telle crise datent de la Rome antique, en 195 av. J.-C, lorsque le magistrat Caton l’Ancien, inquiet de la mobilisation de Romaines qui revendiquaient le droit à conduire les chars et à porter des vêtements colorés, affirmait que la puissance des femmes était telle que l’indépendance des hommes était compromise, et ce malgré la réalité juridique et sociale qui déclarait les femmes « sexe infirme » soumis à l’autorité du père de famille. Dès ses premières apparitions, le discours de la crise, car il s’agit bien d’un discours et non d’une réalité, présente toute revendication des femmes, aussi minime soit-elle, comme une menace pour les hommes. Dès que des femmes revendiquent des droits, remettent en cause les normes patriarcales, les mâles sont émasculés, en voie de féminisation voire de disparition. Cette crise est également invoquée quand l’ordre social patriarcal veut se renforcer comme cela s’est produit en France à la sortie du Moyen Âge. Entre l’effondrement de la civilisation romaine et la Renaissance, les hiérarchisations sexuelles étaient beaucoup moins importantes :

« (…) il n’y avait pas de séparation nette entre la sphère privée et publique, la division sexuelle du travail n’étant pas aussi marquée que lors de la Renaissance et de la Modernité jusqu’au XXe siècle. […] Des femmes participaient à des assemblées de village qui prenaient des décisions sur les enjeux locaux. Dans les villes du Moyen Âge, des femmes pratiquaient la grande majorité des métiers, travaillaient le même nombre d’heures que les hommes et recevaient un salaire égal. Elles étaient membres des guildes de métiers et y étaient parfois majoritaires, sans compter les guildes qui ne comptaient que des femmes. En termes vestimentaires, la différenciation était plus marquée chez les nobles que dans les classes inférieures, mais plusieurs modes étaient unisexes, y compris les vêtements et jouets pour enfants. Des enfants portaient le nom de la mère, les filles avaient accès aux écoles, des femmes pouvaient s’autogérer collectivement dans des monastères ou être reines et régner sur des domaines, c’est-à-dire rendre la justice, lever des taxes et des troupes. »

C’est à partir du XIIe siècle, et sous l’influence de l’Église catholique, que la domination masculine s’empare de nouveau de la législation et des « coutumiers » : les maris peuvent battre leurs femmes, elles seules sont responsables de l’adultère, elles sont écartées du trône, des facultés, et l’Université devient un haut lieu de la misogynie, du sexisme et de la chasse aux sorcières. Avec la naissance des États s’impose également une augmentation démographique qui passe par le contrôle du corps des femmes. C’est ainsi qu’en 1556 les femmes doivent déclarer leur maternité, que les punitions se multiplient contre l’avortement et la contraception, que les femmes adultères sont condamnées à mort, qu’en 1625 apparaissent les premiers hommes accoucheurs qui supplanteront bientôt les sages-femmes et inventeront le forceps, et qu’en 1640 Louis XIII supprime la mixité scolaire.

« C’est au moment où les femmes étaient de plus en plus reléguées à des rôles subalternes, quand elles n’étaient pas tout simplement exclues de secteurs d’activité, qu’ont émergé des discours sur une prétendue crise de la masculinité provoquée par des femmes qui refusaient de se comporter selon le rôle et les modèles qui leurs étaient assignés. »

Aussi bien en France qu’en Angleterre, des écrits dénoncent l’indifférenciation des sexes, s’inquiètent de la féminisation des hommes, du travestisme, de la tyrannie exercée par des femmes sexuellement voraces, vaniteuses, bavardes, dépensières, etc. Avec le soutien des rois, de l’Église, des pasteurs, des juges, de la police, de la littérature, du spectacle, les institutions entreprirent de renforcer l’ordre patriarcal. Pour cela, une distinction nette entre les deux sexes était nécessaire et toute transgression ou subversion étaient considérée comme dangereuse, remettant en cause les normes sexuelles.

Ce discours réapparaît dans la France révolutionnaire de 1789 aussi bien chez les monarchistes que chez les républicains. En 1750, Jean-Jacques Rousseau s’inquiète de la féminisation de la culture et des arts, du fait que les hommes ont cédé aux femmes, qu’ils sont devenus doux et passifs. Les femmes qui demandent l’égalité ont tort, écrit le philosophe, la supériorité des hommes sur les femmes étant d’ordre naturel. Les femmes doivent donc redevenir douces et attentives pour soigner, consoler, honorer, plaire aux hommes.

« (…) ces discours de crise s’exprimaient une fois de plus alors que le patriarcat se renforçait et que les hommes, loin d’être sous le pouvoir des femmes, se dotaient d’encore plus de privilèges et de pouvoir face à celles-ci : l’Assemblée nationale a interdit aux femmes de voter et d’être élues, de former des sociétés ou des clubs de femmes, de porter des armes, puis finalement de se rassembler à plus de 5 dans l’espace public, sans compter l’infâme code Napoléon qui les désigne comme des mineurs. […] Depuis les années 1990, elle (la crise) s’est répandue un peu partout en Occident, y compris en Russie post-soviétique et dans des pays très prospères comme la Suisse, plutôt conservateurs et influencés par le catholicisme comme l’Irlande et la Pologne, mais aussi là où l’égalité entre les sexes est considérée comme acquise, comme la Suède. […] En bref, les hommes en Occident seraient constamment aux prises avec une société toujours trop féminisée, quel que soit le régime politique (monarchie, république, etc.), le système économique (féodal, colonial, capitaliste, soviétique, etc.) et les lois encadrant le droit de la famille ».

Cette crise est mondiale, déclarent certains auteurs et autrices, englobant ainsi tous les hommes dans une identité masculine unique et universelle, simplifiant la réalité, niant les histoires collectives et individuelles, les orientations sexuelles, les statuts économiques, les âges, les violences coloniales, etc.

Si cette crise est un mythe, un discours qui témoigne du ressentiment d’une classe dominante masculine, il n’en possède pas moins des pouvoirs très concrets :

« Des spécialistes en communication rappellent que les forces politiques et sociales ont souvent recours à un discours de crise pour encourager la mobilisation des ressources à leur avantage. […] L’anthropologue David Bidney évoquait un “complexe de la crise perpétuelle” pour qualifier l’habitude des élites politiques de recourir à des discours de crise pour discréditer et réprimer les forces contestataires, présentées comme la cause de la crise en question et donc comme une menace à l’ordre social. »

Le discours de la crise de la masculinité est une stratégie de défense de l’ordre social patriarcal qui accuse les femmes et les féministes et en appelle à une mobilisation collective en faveur des hommes. Il est utile voire indispensable à l’élite pour maintenir une idéologie sexiste, raciste et guerrière, et c’est pour cela qu’il insiste toujours sur une identité masculine associée aux armes, à la violence, à l’autorité et à la guerre. Ce n’est pas par détresse que pendant la guerre de Sécession (1861–1865) et la fin de l’esclavage, l’ancien esclave d’origine africaine, devenu menace pour l’homme blanc, était castré puis lynché. Ce n’est pas par détresse que les hommes blancs osaient se déclarer victimes d’une castration symbolique en raison de l’émancipation des esclaves. Cette thèse est reprise en 2014 par Victor Meladze, dans son article « Crise de la masculinité aux E.U : Militarisme et guerre », qui prétend que l’angoisse des hommes blancs européens, née de leur peur de la castration, de la répression de leurs désirs sexuels envers leur mère, est cause de l’esclavage, des guerres et des génocides. L’homme blanc aurait besoin « de restaurer sa puissance masculine grâce à des rituels sacrificiels de renaissance et de meurtres de masse ‘‘d’étrangers’’ ». Ce n’est pas par détresse, ou désarroi, ou angoisse que le président Théodore Roosevelt a réaffirmé l’importance de la virilité pour lancer le pays dans de nouvelles aventures, constituer une armée et une marine. Ce n’est pas par désespoir qu’il accusa toute femme n’ayant pas quatre enfants de participer au suicide de la race et d’être une traîtresse à la patrie. Ce n’est pas par désespoir si, pour maintenir cette virilité, il a encouragé le développement des sports tels que le football, l’aviron, la course à pied, la boxe, le baseball, la lutte, le tir. Toutes ces déclarations ne sont le fruit ni du désespoir ni de l’inconscience mais bel et bien d’une stratégie de domination des politiciens qui déclarent les guerres mais ne les font pas, des propriétaires d’esclaves qui se nourrissent de l’exploitation, des hommes qui refusent de partager le travail domestique, la sphère publique et le pouvoir, des hommes qui ne veulent pas la fin de la hiérarchisation sexuelle et raciale. Tous ces hommes, et les femmes qui sont victimes de cette idéologie, ne cessent de répéter qu’accorder trop de droits à une femme (droit de vote, par exemple) c’est conduire le pays à la ruine, parce qu’elle refusera d’enfanter des soldats pour la patrie. Remettre en question la masculinité c’est donc clairement remettre en question l’idéologie militaire qui sous-tend toute civilisation, parce qu’une civilisation ne peut se maintenir sans l’exploitation, la militarisation, la conquête, la guerre, la violence.

En France, l’Affaire Dreyfus (1894–1906) révèle l’instrumentalisation du mythe de la masculinité pour justifier et/ou renforcer le racisme et le sexisme du pays :

« Cette affaire a provoqué une véritable crise politique et sociale en France, alors que plusieurs considéraient la trahison d’Alfred Dreyfus comme un acte lâche et par conséquent féminin, sans oublier que les Juifs étaient considérés comme efféminés. Qu’un officier juif ait pu trahir l’armée prouvait l’efféminisation de l’armée française, un véritable scandale face à une armée allemande toujours menaçante ».

Le même mythe permet à l’élite dirigeante de mener des guerres et d’alimenter en soldats ses armées. Ainsi en France, Alexandre Dumas fils encourageait les hommes à reconquérir la nature, les femmes et les enfants, « c’est par cette triple conquête morale qu’il s’affirmera mâle ». Les hommes sont faits pour se battre et les femmes pour élever des enfants, la maternité est ainsi encouragée et des institutions furent fondées avec l’aide de forces politiques, économiques et culturelles très influentes. Après le massacre de la Première Guerre mondiale, la France a besoin de renouveler son stock et convainc les femmes d’enfanter en grand nombre en mettant en place notamment le premier Congrès national de la natalité à l’initiative de la Chambre de commerce de Nancy. Comme toujours, le féminisme est accusé de détruire la famille, parce qu’il prône le travail salarié des femmes, qu’il les détourne de la maternité et détruit la différenciation sexuelle.

Pour ceux qui douteraient encore des liens entre ce discours de la « crise » et le fascisme, l’exemple de l’Allemagne, au début du XIXe, est également éloquent. Le mouvement féministe emporte en 1908 le droit de participer à des activités politiques et d’étudier à l’Université, c’est alors qu’une radicalisation antiféministe se développe déplorant « une politique d’émasculation » et « l’efféminisation des hommes ». Sigmund Freud déclare que « [l]a femme reconnaît le fait de sa castration et avec cela, elle reconnaît aussi la supériorité de l’homme et sa propre infériorité ». Le pénis et la pénétration sont plus importants que le sexe féminin, récepteur passif et humide, et le père est le modèle par excellence de la masculinité. Certains déclaraient que les féministes sont toutes juives ou d’origine juive et donc antinationalistes, qu’elles affaiblissaient la puissance militaire du pays, une paix trop prolongée étant perçue comme un moment d’efféminisation aussi bien en Allemagne qu’aux États-Unis.

« En 1920, la Ligue Allemande contre l’émancipation des femmes (LACÉF) change de nom pour Ligue allemande pour la restauration de la race, et va poursuivre trois objectifs : (1) maintenir et encourager les différences entre les vrais hommes et femmes allemands ; (2) créer et appuyer des institutions qui font la promotion de la division du travail selon les sexes ; (3) protéger l’institution du mariage et la famille allemande. […] Une fois les nazis au pouvoir en 1933, Mein Kampf est offert à chaque nouveau couple marié. L’attaque contre les femmes est alors rapide et brutale : le nouveau régime impose un quota maximum de 10 % d’étudiantes à l’université, les femmes perdent le droit d’être juges et avocates, les femmes perdent le droit à la contraception ainsi qu’à l’avortement et il n’y a plus aucune femme députée dès 1938. »

La crise de la masculinité est également invoquée pour expliquer les frustrations, les exploitations, les changements économiques, la mécanisation du travail, l’urbanisation, l’exode rural, etc. En quittant les fermes ou les boutiques pour être salariés dans des usines ou des bureaux les hommes perdent leur autonomie ce qui remet en question leur liberté et leurs droits. Mais plutôt que d’identifier la racine du problème, l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est le mythe de la crise que l’on évoque. Les organisations non-mixtes pour hommes se multiplient, et vers 1900 un homme sur quatre était membre d’une fraternité : les francs-maçons, la Grande armée de la République, les Chevaliers du travail, l’armée, le clergé, etc. Le sport d’équipe de compétition devient un remède contre la soi-disant crise de la masculinité, il permet de contrer l’éducation livresque en proposant aux hommes des activités dites masculines telles que la chasse, la pêche et le camping : le scoutisme est fondé en 1910 pour contrer la féminisation et maintenir la masculinité traditionnelle, et le terrain de football devient le lieu où s’exprime la suprématie masculine. Le danger du machinisme n’est pas l’exploitation qu’il impose mais l’efféminisation. Cet argument est repris par Alain Soral qui explique que l’homme est féminisé en raison de la féminisation du travail, que l’homme perd peu à peu ses muscles dans l’automatisation et le travail de bureau. C’est exactement ce que prétendaient les tenants du discours de la crise aux E.U. et en France à la fin du XIXe. Mais c’était aussi une réaction face aux mobilisations des féministes qui tenaient des assemblées, organisaient des congrès, manifestaient pour le droit de voter et d’être élues, pour l’amour libre, la contraception, la protection des prostituées. On observe la même chose de nos jours au travers de groupes masculinistes comme les Nouveaux guerriers en France, les groupes de défense des droits et de la santé des hommes, les groupes de défense des intérêts des pères divorcés, la communauté des artistes séducteurs qui revendiquent l’accès à la sexualité des femmes à volonté, etc.

Le maintien de la hiérarchisation sexuelle présente de nombreux avantages pour les masculinistes qui ne veulent pas accomplir les tâches domestiques, même pour se nourrir, qui tiennent à garder le contrôle sur la femme et les enfants, qui veulent éliminer les femmes et les étrangers de toute compétition salariale. Les masculinistes nient le rôle primordial du système technologique, social et économique qui est responsable du désarroi et du suicide de nombreux hommes. Ainsi des groupes de défense des pères dont Francis Dupuis-Déri a analysé les revendications et discours. La plupart d’entre eux s’inquiètent beaucoup plus de la pension alimentaire et du contrôle de la femme et des enfants que du bien-être des enfants. Beaucoup ne s’investissent pas réellement et à part égale avec la mère dans l’éducation des enfants. Ce qui unit ces pères, c’est bien souvent l’antiféminisme, un désir d’instaurer à nouveau « l’autorité du père ». La violence masculine dont ils font preuve est trop souvent meurtrière, et plus qu’inquiétante :

« En 1983, un journaliste a publié un livre présentant des histoires de pères divorcés ou séparés ayant assassiné leurs enfants lors de visites, une conséquence à son avis de décisions injustes des tribunaux. Thérèse Taylor considère à ce sujet qu’il est curieux que “le meurtre est la preuve ultime de l’amour paternel [et] que le tribunal soit accusé d’avoir fait éclater la famille”. L’Australie n’est pas un cas isolé : les médias présentent souvent les hommes qui assassinent leur conjointe et parfois leurs enfants comme en proie à une terrible souffrance, leur violence étant la triste conséquence de leur jalousie ou de la peine provoquée par la séparation. Si les médias ont parfois recours à l’expression “crime raciste” pour parler d’attaques contre des populations migrantes, par exemple, l’expression “crime machiste” ou “crime misogyne” n’est pas utilisée et sans doute pas même envisagée par les journalistes. On préfère évoquer des “drames passionnels” ou “familiaux” quand il ne s’agit pas tout simplement d’un “fait divers”. […] Comme en Australie, les groupes de pères en Occident accusent les Tribunaux de la famille de provoquer l’éclatement des couples, de détruire les familles, d’expulser les pères de leur domicile, de les spolier et de les écarter de la vie de leurs enfants. De plus, les mères monoparentales sont tenues responsables de la violence des jeunes et de la délinquance, de la consommation d’alcool et de drogues, de la dépression, des suicides, de la prostitution juvénile, de la maternité adolescente, du risque d’être sexuellement violenté par des étrangers, voire des émeutes des quartiers populaires et… de l’homosexualité. »

Les groupes de pères accusent les féministes de mentir au sujet de la violence conjugale, et les centres d’hébergement pour femmes violentées sont présentés comme des lieux d’endoctrinement où les intervenantes apprennent aux femmes à détester les hommes. Les violences envers les femmes n’ont pourtant pas disparu, bien au contraire, le bilan du ministère de l’Intérieur constate une augmentation de 23 % en France pour l’année 2018. Comme le rappel Francis Dupuis-Déri, les hommes sont les agresseurs dans 80 % des cas et lorsque les hommes sont agressés c’est le plus souvent par d’autres hommes. La masculinité est un fléau qui participe au maintien des injustices et des inégalités que dénoncent les féministes. Elles n’ont de cesse de rappeler que la masculinité n’est pas une réalité biologique mais une création sociale qui reproduit des normes de genre, consolide un système hétérosexuel et patriarcal pour renforcer le pouvoir d’une élite qui manipule les crises afin d’assurer sa domination, d’intensifier son exploitation de l’homme et de la nature, d’accroître sa richesse — et surtout sa démence.

L’homme ne manque pas de modèles pour se convaincre de sa supériorité et de ses talents : « Même les batteurs, violeurs ou tueurs de femmes sont représentés comme des génies en économie (Dominique Strauss-Khan), en art (Woody Allen, Bertrand Cantat, Roman Polanski), en philosophie (Louis Althusser) ou dans les sports (O.J. Simpson, Mike Tyson). » Et s’il manque de modèle il peut se tourner vers Dieu ou le Diable pour jouer de sa force à coups de fusils, de viols collectifs, de décapitations contre celles qui, quoi qu’elles fassent, sont toujours à réifier ou à abattre. Le masculinisme se définit essentiellement par des muscles qui bandent, et ses adeptes bandent sans relâche jusqu’à l’extermination lente de toute forme d’intelligence, de sensibilité et de vie. C’est contre cette violence que les féministes se battent, c’est pourquoi il est crucial de les soutenir dans ce combat, parce que les violences n’ont jamais été si globales et totales.


Entretien avec Francis Dupuis-Déri

Ana Minski : À partir du XVIe siècle, on constate une apparition des premières études statistiques et d’un besoin croissant de population et « qui dit population nombreuse dit forte natalité et donc contrôle des corps des femmes ». Historiquement, à partir de quand peut-on vraiment identifier un contrôle du corps de la femme par les hommes ? Pensez-vous, comme Claudine Cohen, que le corps de la femme est contrôlé par l’homme dès l’apparition des premières sociétés agricoles et domestiques ? Pensez-vous qu’il y ait un lien entre domestication et confinement des femmes dans la sphère domestique ?

Francis Dupuis-Déri : Je dois vous avouer que j’hésite le plus souvent à prendre la préhistoire comme point de départ pour comprendre l’actualité politique et sociale. Il est bien évidemment intéressant d’étudier la préhistoire, et plusieurs critiques radicales du progrès, de la civilisation et de l’industrialisation évoquent souvent les débuts de l’humanité et le passage de la civilisation de chasseurs cueilleurs — et des chasseuses cueilleuses — à la civilisation agricole. Je trouve aussi très stimulantes les études du politologue James C. Scott au sujet de la naissance des États et, surtout, des stratégies et tactiques de résistance à ce système de domination, d’oppression et d’appropriation, par exemple le nomadisme, le refus de l’écriture, etc. (voir ses livres Homo Domesticus et Zomia ou l’art de ne pas être gouverné).

Mais cette méthode qui consiste à remonter si loin dans le temps pour mieux critiquer le présent provoque chez moi trois types de malaise. Premièrement, elle mène souvent à l’élaboration de grandes théories historiques qui peuvent paraître originales et sophistiquées, mais qui m’apparaissent surtout simplistes et réductrices : on imagine que toute l’histoire de l’humanité procède toujours par les mêmes stades civilisationnels, avec les mêmes conséquences politiques, économiques, sociales et culturelles, voire anthropologiques et psychologiques. C’est vrai au sujet de l’État, du capitalisme, des rapports sociaux de sexe, etc. On devient alors aveugle à l’incroyable diversité d’expériences entre les communautés humaines aussi bien qu’à l’intérieur des communautés humaines, ce qui limite fortement la capacité de saisir et d’imaginer la pluralité extraordinaire des expériences humaines et notre plein potentiel.

Deuxièmement, évoquer la préhistoire permet souvent de dire tout et son contraire, et donc d’élaborer de grandes théories qui se veulent explicatives, mais qui n’expliquent pas grand-chose… Vous avez d’ailleurs bien montré, dans votre analyse critique de la série télévisée « Aux origines de la civilisation », comment il semble facile de faire dire n’importe quoi aux « preuves » que l’on sélectionne dans la préhistoire humaine, soit pour prétendre expliquer l’apparition des villes, de la guerre et du commerce ou pour expliquer les extinctions d’espèces animales. Si j’aime bien prouver l’intérêt et l’importance de l’entraide — et de l’anarchisme — dans l’évolution humaine (voir L’entraide, de Pierre Kropotkine, ou La nature humaine, de Marshall Sallins), c’est alors préhistoire contre préhistoire, et on n’est guère plus avancé… Le même problème se pose avec les théories élaborées à partir des comportements des animaux : on choisit toujours l’espèce animale qui a le comportement qui correspond à la théorie que l’on défend, et l’on ignore toutes les autres espèces (parfois des milliers) dont les comportements contredisent notre théorie.

Enfin et surtout, je crois que la posture la plus honnête face à la Préhistoire est de reconnaître qu’elle ne recèle aucune réponse à bien des questions que l’on se pose, comme celle de l’apparition de l’État, du capitalisme ou du patriarcat. Wiktor Stoczkowski a bien montré, dans son livre Anthropologie naïve anthropologie savante : De l’origine de l’Homme, de l’imagination et des idées reçues (2001), que ce qui reste de la Préhistoire ne nous permettra jamais de savoir réellement comment les hommes et les femmes expérimentaient l’amour, la sexualité, la « famille », l’élevage des enfants et comment se structurait la division sexuelle du travail, c’est-à-dire qui chassait, qui préparait les repas, qui s’occupait des malades et des enfants, etc. Les quelques ossements, statuettes et fresques de la Préhistoire ne permettent pas de saisir ces réalités complexes et sans doute changeantes au gré des situations et des événements dans telle ou telle communauté.

Pour le Paléolithique (qui s’arrête il y a environ 12 000 ans), on a quelques indices, comme des traces sur des squelettes qui semblent indiquer des blessures liées à certaines formes d’activité physique. Nous avons aussi des statuettes féminines et des fresques montrant ce qui semble être des hommes portant des armes, mais on ne sait pas qui a créé ses œuvres, à quoi servaient-elles, que signifiaient-elles et qui y avait accès : il semble pour le moins audacieux d’avancer une théorie selon laquelle 100 % des hommes et des femmes de cette « époque » — des milliers d’années — vivaient tout le temps comme ceci, ou comme cela.

Surtout qu’il sera toujours possible de trouver des contre-exemples. Ainsi, les nations iroquoisiennes pratiquaient l’agriculture, mais s’agissait-il d’un patriarcat (en fait, selon la grande spécialiste de l’histoire autochtone en Amérique du Nord, Roxanne Dunbar-Ortiz, environ 90 % des nations autochtones pratiquaient l’agriculture et n’étaient donc pas des « chasseurs-cueilleurs ») ? La famille de la mère primait sur la famille du père (système matrilinéaire), la femme la plus âgée dirigeait la maison longue, le conseil des anciennes nommait les chefs qui ressemblaient plutôt à des animateurs communautaires (ils n’avaient pas de pouvoir coercitif, ne contrôlaient ni juges, ni police, ni prison, ne possédaient pas de propriété privée et ne pouvaient pas forcer leurs guerriers à se lancer dans une guerre), mais il existait une réelle division sexuelle du travail (on rapporte aussi que des Iroquois prenaient l’habillement de femmes, pour d’autres les homosexuels se distinguaient à la guerre) ; au Moyen Âge en Europe, la société était paysanne, mais il semble que l’égalité entre les sexes était plus importante à la campagne que dans la noblesse, et surtout bien plus importante que dans la modernité et dans le processus d’industrialisation du XIXe siècle. Bref, je ne crois pas à une évolution — ou une régression — linéaire de l’humanité, je suis convaincu que les réalités humaines sont complexes, plurielles et souvent paradoxales.

L’agnosticisme historique reste donc selon moi la posture la plus honnête, politiquement et intellectuellement, et qui consiste à admettre qu’on ne sait pas et qu’on ne peut savoir quand et pourquoi a commencé le patriarcat, s’il a été précédé d’un matriarcat et si tout cela est vrai pour toutes les communautés humaines (je m’inspire ici de l’histoire critique du développement de l’idée de « société primitive » dans la pensée politique occidentale, y compris marxiste, présentée par Adam Kuper dans son livre : The Invention of Primitive Society : Transformations of an Illusion, 1988 et d’une analyse féministe du mythe de l’homme des cavernes et du darwinisme patriarcal, développée par Martha McCaughey, dans The Caveman Mystique ; Pop-Darwinism and the Debates Over Sex, Violence, and Science, 2008).

Désolé de cette réponse bien trop longue, mais je crois qu’il s’agit d’enjeux importants tant d’un point de vue méthodologique qu’analytique et politique.

Je me reconnais donc dans les propos de la philosophe politique Carole Pateman, qui discute du livre de Gerda Lerner, The Creation of Patriarchy et de sa thèse voulant que le patriarcat serait apparu il y a environ 7 000 ans av. J.C., en Mésapotamie. Pateman se demande « en quoi est-il utile de remonter à de si lointaines origines en Mésapotamie quand nous disposons de récits au sujet d’une origine [du patriarcat] bien plus proche de nous ? ». Je suis tout à fait d’accord et je crois qu’il est plus intéressant et important de comprendre comment notre patriarcat s’est développé concrètement et s’est institutionnalisé. C’est d’ailleurs ce que propose la politologue féministe canadienne, Jill Vickers, pour qui le « patriarcat » est « un système politique caractérisé par une dominance masculine institutionnalisée, dans lequel les hommes sont dominants dans toutes les institutions étatiques et favorisés par le rapport de pouvoir dans les autres institutions sociales d’importance. Le patriarcat est historique, c’est-à-dire […] qu’il prend des formes différentes selon le temps et le lieu » (Jill Vickers, Reinventing Political Science : A Feminist Approach, Halifax, Fernwood Publishing, 1997, p. 13).

C’est pour cela que je préfère le plus souvent situer le début de mes réflexions au Moyen Âge ou à la sortie du Moyen Âge, quand je discute de démocratie en Occident, de l’État ou de patriarcat. Pourquoi ? Parce que notre modernité occidentale a réellement émergé de cette civilisation médiévale d’où nous viennent les parlements et les références à la plupart des États modernes (le Royaume de France, le Royaume d’Espagne, etc.). C’est aussi à la sortie du Moyen Âge que s’est imposé le « nouvel ordre patriarcal », pour reprendre la notion de Silvia Federici (son livre Caliban et la sorcière : Femmes, corps et accumulation primitive), et que le racisme moderne s’est développé dans les universités pour ce qui est de la théorie, et dans le colonialisme et l’esclavagisme pour ce qui est de la pratique. C’est aussi à ce moment que les hommes ont commencé à prétendre qu’il y avait des crises de la masculinité, parce que des femmes et des hommes ne respectaient pas les normes de la binarité sexuelle qu’imposaient de plus en plus durement les élites politiques, religieuses et même culturelles, par exemple par des pièces de théâtre qui présentaient les maris comme dominés par des épouses masculines.

A.M. : Entre la fin de la civilisation romaine et la Renaissance, les hiérarchisations sexuelles sont plus faibles mais une distinction sexuelle est tout de même plus marquée chez les nobles. Cette distinction sexuelle est-elle liée au contrôle du ventre des femmes pour que les hommes s’assurent de leur descendance ? Ainsi que l’explique G. Duby dans son ouvrage Le chevalier, la femme et le prêtre, c’est entre le XIe et XIIIe siècle que l’institution matrimoniale se transforme pour imposer une nouvelle morale dont nos sociétés modernes sont les héritières. Quel rôle ces transformations ont-elles joué dans la mise en place d’un renforcement de la hiérarchisation sexuelle à la Renaissance ? Et quel rôle tiennent-elles encore dans nos sociétés ?

F.D.-D. : Même s’il y a des débats d’interprétation quant aux rapports sociaux de sexe au Moyen Âge puis à la Renaissance et à la Modernité, je me range derrière Silvia Federici, entre autres, qui a expliqué que les différences entre les sexes et les identités genrées étaient moins fortement marquées au Moyen Âge, en partie parce que la division entre le public et le privé était bien moins marquée que dans la modernité, pour la grande partie de la population qui vivait à la campagne. La journée se déroulait à la ferme ou sur les terres communales qui assuraient la subsistance pour la communauté, sans besoin de salaire et d’argent. Dans les villages et les villes, les familles qui tenaient boutique vivaient généralement aux étages supérieurs, sans que le mari ait à quitter le logement familial le matin pour aller toucher son salaire. Des guildes de métier comptaient des femmes, et parfois même uniquement des femmes, et il semble que l’écart entre les salaires entre les sexes était nul ou plus faible qu’aujourd’hui. Les différences de vêtements étaient moins marquées, en particulier chez les enfants qui n’avaient pas de jouets différents en fonction du sexe.

C’est donc à la sortie du Moyen Âge et à la Renaissance, puis tout au long de la Modernité, que les femmes ont été l’objet d’un grand enfermement, avec ce « nouvel ordre patriarcal » qui se met en place grâce à une conjugaison des forces de l’idéologie chrétienne de plus en plus misogyne, des institutions de l’État en émergence, du capitalisme en développement, sans oublier le rôle toujours important des universités pour le développement des idées (et des lois) discriminatoires, que ce soit le sexisme, le racisme, le classisme, l’étatisme. Mais les normes féminines étaient sans doute plus contraignantes pour les femmes de la bourgeoisie que pour celles de la paysannerie ou de la classe ouvrière en constitution. Au XIXe siècle, la femme qui trimait dans les faubourgs ouvriers à la manufacture puis dans son logement n’apparaissait pas aussi féminine que la mère d’une famille bourgeoise, qui se protégeait la peau du soleil et s’adonnait à des activités dites féminines. C’est aussi tout le sens de l’envolée attribuée à l’ancienne esclave et militante abolitionniste Sojourner Truth, qui aurait demandé : « Ne suis-je pas une femme ? » Pourquoi ? Parce qu’elle n’avait rien de « féminin » : sa peau était rêche et meurtrie par le fouet, ses membres noueux d’avoir tant travaillé dans les champs et d’avoir donné vie à tant d’enfants que les maîtres lui avaient enlevés (voir le livre de bell hooks, Ne suis-je pas une femme ?).

A.M. : Le mythe de la crise de la masculinité est régulièrement réactivé pour protéger et renforcer le patriarcat, mais est aussi instrumentalisé par les élites pour maintenir ou développer la militarisation et l’autorité de la société et de l’État. Est-il possible de percevoir un développement concomitant entre militarisation et autoritarisme et crise de la masculinité au Canada ? Les violences policières y sont-elles aussi importantes qu’en France ?

F.D.-D. : Je vais commencer par la fin de votre question : les violences policières sont nombreuses au Canada. Elles accablent de façon particulièrement problématique les populations autochtones des premières nations, soumises à un terrible profilage racial, en continuité avec la logique coloniale. Plusieurs femmes autochtones ont rapporté être la cible de violences sexuelles perpétrées par des policiers. Le profilage racial touche aussi les membres des communautés afro-canadiennes et arabes ou musulmanes (qui se confondent, aux yeux de la police). Le meurtre d’hommes sans abris et en crise psychotique est courant, alors que des policiers mal formés interviennent les armes à la main face à un malheureux et n’hésitent pas à l’abattre sous prétexte qu’il les a menacés. Quant au profilage politique, la situation s’est quelque peu améliorée, alors qu’il s’incarnait dans des arrestations de masse par encerclement, une tactique dont la police de Montréal se faisait même une fierté. Mais les tribunaux ont finalement cassé des dizaines de procès collectifs dans lesquels s’embourbaient des milliers de manifestantes et manifestants.

Quant au lien entre la militarisation et le discours de la crise de la masculinité, il est observable à quelques occasions, par exemple tout de suite après l’attaque aérienne du 11 septembre 2001, contre les États-Unis. Susan Faludi, l’auteure du célèbre livre Backlash, a bien montré que cette attaque a été l’occasion pour plusieurs pour prétendre que le féminisme était allé trop loin et que l’époque nécessitait le retour des « mâles alpha » (voir son livre Terror Dream). Le discours de la crise de la masculinité a aussi été repris pour justifier la militarisation en Europe et aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et entre les deux guerres mondiales, en particulier chez les fascistes. Chez un auteur masculiniste comme Eric Zemmour, par exemple, on retrouve aussi cette idée que l’homme « français » est efféminé et donc faible devant l’invasion du « jeune homme arabe » qui a su rester viril et agressif. L’homme « français » doit s’émanciper de l’influence délétère du féminisme et du féminin pour redevenir un « vrai homme » et combattre son ennemi, le « jeune homme arabe » (voir son livre Le Premier sexe, 2006). Zemmour explique aussi que le Juif avait toujours été qualifié d’efféminé jusqu’à ce qu’il puisse affirmer sa virilité par la guerre, grâce à la création de l’État d’Israël. Chez Zemmour, évidemment, le racisme, le sexisme et l’antiféminisme s’entremêlent dans son discours de crise de la masculinité.

A.M. : Vu depuis la France, le Québec semble être en proie à une violente crise antiféministe, la haine de certains hommes pour les féministes et les femmes est d’ailleurs mise en évidence dans l’ouvrage collectif Le mouvement masculiniste au Québec. Dans quelle mesure le mythe d’un Québec autrefois matriarcal renforce le discours de la crise masculiniste ? Permet-il d’appréhender des passages à l’acte aussi violent que celui de la Tragédie de l’École polytechnique de 1989 ?

F.D.-D. : Considérant le nombre d’hommes qui tuent leur conjointe ou ex-conjointe en France, je ne crois pas que les femmes de ce pays soient à l’abri d’un attentat antiféministe, qui reste toujours un phénomène exceptionnel qui ne doit pas faire oublier les autres formes d’antiféminisme. Mais il est vrai qu’on entend souvent que le Québec est une société matriarcale depuis des siècles. Le mouvement féministe y est aussi plus dynamique et proportionnellement plus institutionnalisé qu’en France. Enfin, l’attentat antiféministe perpétré à l’École polytechnique de Montréal, en 1989, par un homme ayant déclaré haïr les féministes, a évidemment provoqué un traumatisme collectif. C’est peut-être ce qui explique, entre autres raisons, que l’historienne et sociologue Mélissa Blais (spécialiste de l’attentat de l’École polytechnique) et moi-même avons décidé de réaliser l’ouvrage collectif Le mouvement masculiniste au Québec, qui est paru en 2008. Or nous avons constaté avec étonnement, en discutant avec des féministes en Europe, que cet ouvrage a créé un effet de loupe : quelques féministes l’ayant lu en Belgique et en France en ont conclu que le phénomène existait d’abord au Québec, mais pas chez elles. Le livre a donc produit une double illusion, à savoir un masculinisme surdimensionné au Québec, mais invisible ailleurs. En réalité, l’antiféminisme et le masculinisme sont aussi bien présents en Europe, y compris en France. Quelques actions ou mobilisations suffisent parfois pour en découvrir la force.

Le livre est paru au Québec quelques années après des actions spectaculaires de militants de groupes de pères divorcés et séparés, qui ont escaladé des structures urbaines et perturbé des événements féministes. Mais ce type d’activisme est aussi pratiqué en France, par exemple lors du Printemps des pères en 2013, quand des hommes ont escaladé des grues à Nantes, par exemple. La mobilisation contre le mariage pour toutes et tous a aussi été marquée par des discours antiféministes, sans oublier la curieuse (et absurde) polémique au sujet de la « théorie du gender » provoquée, entre autres, par des intellectuels du Vatican (mais qui peut sérieusement penser qu’il n’y a pas de socialisation genrée et que le genre n’est pas une construction sociale : après tout, on ne vient pas au monde avec des vêtements masculins ou féminins, des coupes de cheveux et des attributs masculins ou féminins, un métier masculin ou féminin, etc.). La France compte aussi son lot d’intellectuels, de psychologues et de polémistes qui portent et diffusent le discours de la crise de la masculinité. Après #MeToo, plusieurs voix se sont élevées pour plaindre le pauvre homme français (pas « arabe », évidemment…) dont le désir serait criminalisé sous la pression des méchantes féministes qui seraient toujours prêtes à lancer de fausses accusations pour agression sexuelle…

A.M. : Vous écrivez : « Le problème de l’indifférenciation des sexes et de la masculinisation des femmes est directement lié à la crise de la masculinité, puisque la suprématie masculine dans l’espace public et dans la famille ne saurait se maintenir si les sexes sont identiques ou si les femmes sont masculines. » Pour renforcer l’ordre patriarcal il est donc nécessaire de bien distinguer les deux sexes et d’empêcher les transgressions et les subversions des normes de sexe. Les mouvements queer et certains transgenres misent sur une subversion des identités sexuelles. Cette subversion met-elle à mal la binarité homme/femme et peut-elle mettre fin au patriarcat ?

F. D.-D. : Je dois admettre d’entrée de jeu que je me suis formé au féminisme en lisant des sociologues matérialistes comme Christine Delphy et Colette Guillaumin, puis Monique Wittig et des anthropologues comme Nicole Claude Mathieu et Paola Tabet. J’ai ensuite lu des théoriciennes radicales des États-Unis, comme Catharine MacKinnon et Andrea Dworkin. Et les féministes avec qui j’ai milité à Montréal, par exemple dans la Coalition antimasculiniste, étaient surtout des matérialistes. J’avais donc un certain blocage face aux théories et au mouvement queer, surtout que je trouvais la prose de Judith Butler particulièrement élitiste et que j’étais mal à l’aise avec sa propension à se référer à des hommes, soit Michel Foucault, Jacques Lacan, et surtout Louis Althusser, qui a tout de même tué sa conjointe, Hélène Légotien-Rytman.

Mais en enseignant mon cours sur l’antiféminisme et en étudiant l’histoire du discours de la crise de la masculinité, j’ai commencé à m’intéresser à des phénomènes et des luttes dont je pouvais difficilement saisir le sens avec la seule théorie féministe matérialiste, qui porte surtout attention à l’appropriation par la classe des hommes de la force de travail de la classe des femmes, y compris le travail parental, domestique et sexuel.

Le lien entre antiféminisme et lesbophobie ne semble pas seulement relever d’un mépris, d’un dégoût ou d’une haine envers les lesbiennes, puisque des féministes matérialistes comme Monique Wittig ont bien montré que les lesbiennes échappent, en partie, à la domination masculine. Il est donc logique que les suprémacistes mâles les détestent, s’en méfient et associent lesbianisme et féminisme. Mais j’ai été plutôt étonné, en étudiant le discours de la crise de la masculinité, de constater la haine qu’entretiennent les antiféministes au fil des siècles contre les cheveux courts chez les femmes et ce qui est qualifié de travestissement des femmes (dans l’acte d’accusation de Jeanne d’Arc, déjà, on note ses cheveux courts et ses vêtements d’homme ; voir aussi Sylvie Steinberg, La confusion des sexes : Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2000, p. VIIII). Bref, le discours de la crise de la masculinité a toujours été très offensif contre tout ce qui apparaît comme une tentative de « troubler le genre », car il y aurait toujours le risque de sombrer dans l’androgynie et l’indifférenciation des sexes, ce qui subvertit évidemment les normes patriarcales et déstabilise la suprématie mâle (à tout le moins, symboliquement). Les théories queers sont donc utiles dans mon travail pour saisir certains aspects de l’antiféminisme et le mouvement queer m’apparaît intéressant quand il reprend des pratiques — et des performances — qui avaient déjà provoqué bien des scandales à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, dans les milieux de la bohème, par exemple. Déjà en 1857, l’anarchiste Joseph Déjacque expliquait, dans une lettre dénonçant la misogynie épouvantable de Pierre-Joseph Proudhon, qu’en « vraie anarchie », « [i]l existerait sans contredit autant de diversité entre les êtres qu’il y aurait de personnes dans la société, diversité d’âge, de sexe, d’aptitudes : l’égalité n’est pas l’uniformité. ».

J’aime bien rappeler, enfin, que Judith Butler ne s’intéresse pas seulement à la performance subversive, dans son livre Troubler le genre, mais aussi à ce qu’elle nomme la « matrice hétérosexuelle ». Ce système disciplinaire de normalisation ne considère que deux sexes différents et complémentaires. Il ne s’agit pas seulement d’un pouvoir symbolique ou linguistique, puisque le système s’incarne aussi dans des institutions coercitives de type juridique et médical et les personnes hors normes peuvent être très brutalement punies, par exemple par des peines d’incarcération ou d’interventions chirurgicales forcées.

A.M : Les féministes radicales, qui conçoivent une opposition entre deux classes de sexe socialement construites, s’inquiètent de la confusion qui est faite entre genre et sexe, et de la remise en question même du sexe biologique qui, selon la théorie de Judith Butler, ne serait qu’une simple construction sociale. Ce raisonnement semble dominer la sphère politique et un certain nombre de transactivistes exigent que toute personne qui se dit femme soit en droit de recevoir un document attestant qu’elle est née biologiquement femme. La loi C‑16 protégeant l’identité et l’expression de genre ne présente-t-elle pas un risque, dans une société patriarcale où la culture du viol est encore bien présente, qu’un changement d’identité sexuelle autodéclaré de certains hommes leur permette de pénétrer dans les lieux réservés aux femmes sans s’inquiéter de ce que ces dernières ressentent et veulent ? Il semble que la volonté de ces transfemmes autodéclarées prime sur les besoins des femmes biologiques. Comme le précisent certains transgenres eux-mêmes, tels que Trans Voices Matter en août 2018, l’autodéclaration de sexe ne représente-t-elle pas une menace pour les femmes mais aussi pour les transsexuelles ?

F. D.-D. :Voilà une question qui en contient beaucoup d’autres ! Je ne suis pas spécialiste des trans, mais je vais essayer de répondre à vos questionnements en expliquant mon rapport au mouvement trans. Dans ma réponse, je prends pour acquis que vous considérez que je ne suis pas une personne trans — vous avez raison — et que vous n’êtes pas non plus une personne trans, mais je peux évidemment me tromper.

Bref, je ne me considère ni trans, ni queer, mais je vais commencer par une anecdote personnelle : vers environ 18 ans, j’ai suivi mes premiers cours en sociologie et en psychologie sur les femmes et sur la sexualité. Nous étions dans les années 1980 et des chaînes câblées de télévision se spécialisaient dans la diffusion de vidéos de musique, un nouveau phénomène à la mode. Or à l’époque, presque tous les groupes de musique composés uniquement d’hommes — la très grande majorité des groupes, en fait — avaient un ou deux musiciens androgynes dont la coupe de cheveux, les vêtements et le maquillage étaient plutôt féminins. Parmi les plus connus, on se rappelle Boy George, David Bowie et Prince, mais le phénomène était généralisé. Même des groupes de musique plutôt conventionnels avaient un ou deux musiciens androgynes, souvent le bassiste et parfois le chanteur. Il n’y avait pas alors de théorie queer, mais il s’agissait d’une pratique assumée et bien évidemment imitée dans la mode des jeunes d’alors.

Pour ma part, j’avais passé quelques semaines en Grande Bretagne pour essayer d’apprendre l’anglais, mais j’en ai surtout ramené dans mes valises la mode punk : je portais alors la crête sur la tête (le mohawk, comme on dit au Québec), une veste de cuir, des t‑shirts politiques, des boucles d’oreille, des bottes de combat, etc J’ai aussi commencé à porter des jupes quelques fois par mois, que j’intégrais à mon accoutrement punk. J’allais ainsi vêtu dans mes cours à l’université, dans des soirées dans des bars, etc. J’ai été l’objet de bien des plaisanteries et de quelques mains aux fesses de la part d’amis d’université qui trouvaient très drôle de profiter de la situation, mais j’étais le plus souvent très bien accueilli par les femmes. Je tiens à préciser que je n’établissais aucun lien entre mon identité masculine et le choix de porter une jupe et des boucles d’oreille. Si je me considérais alors tout à fait masculin (et hétérosexuel), porter des jupes me semblait cohérent avec mon identité punk, qui se voulait transgressive et provocatrice, mais ne nuisait pas à mes tentatives de draguer des femmes, bien au contraire… Toujours dans cet esprit transgressif, j’ai commencé à entrer dans la première toilette venue, qu’il s’agisse d’une toilette pour hommes ou pour femmes, car je trouvais absurde cette division binaire. J’ai rapidement arrêté, car cela mettait de toute évidence les femmes très mal à l’aise. Bref, tout cela était plutôt paradoxal, si l’on peut dire, mais exprimait maladroitement une volonté de transgresser les normes de genre, dans une perspective féministe, même si je ne maîtrisais que très maladroitement la théorie. Voilà pour les années 1980, qui se sont terminées tragiquement par l’attentat de Polytechnique, en décembre 1989 (dans la trentaine, je portais encore des jupes peut-être une fois par mois, puis j’ai presque complètement arrêté, en partie parce que mon rapport à mon corps a changé, car j’ai vieilli et pris du poids… Bref, je me sens moins bien dans mon corps).

J’ignorais alors totalement les mobilisations des mouvements trans, y compris à Montréal, dont l’une des priorités était d’aider les trans malades du SIDA. En fait, les femmes trans et travesties, en particulier prostituées et utilisatrices de drogues, ont été décimées par le SIDA dans l’indifférence générale. J’ignorais alors aussi la sortie des premiers livres de Judith Butler, comme Gender Trouble, en 1990.

C’est dans les années 1990 que j’ai réellement été formé au féminisme par mes lectures des féministes matérialistes et par des militantes féministes que je côtoyais à Montréal, qui étaient pour la plupart matérialistes. Vous comprendrez que j’étais donc plutôt sceptique, pour ne pas dire réfractaire, face au queer puis au mouvement trans, même si j’avais essayé — tout seul — de troubler le genre, dans les années 1980. Nous parvenions sans difficulté à réduire ces mouvements à quelques éléments qui les rendaient incompatibles et même menaçants pour le féminisme, tel que nous l’entendions… Je disais dans des discussions privées, par exemple, que les trans nuisent à l’objectif ultime de l’abolition des sexes, puisque leur processus de transition confirme l’existence des sexes. Ou je disais : « Ah ! Mais voilà une nouvelle manière d’attaquer encore et encore le principe de non-mixité féminine des féministes, puisque les femmes trans revendiquent le droit d’être intégrées dans la non-mixité féminine, alors qu’elles n’ont pas eu d’enfance et d’adolescence au féminin. »

Voilà pour mes premières réactions. Puis, au fil des années, j’ai commencé à être de plus en plus mal à l’aise lorsque j’exprimais encore et toujours les mêmes doutes au sujet des queers et des trans, deux mouvements dont je ne connaissais finalement pas grand-chose. Je n’avais jamais pris le temps de lire leur histoire, de m’informer au sujet de leur réalité concrète, de leurs revendications et de leurs théories. Quand je pense que je passe des heures et des heures à lire des tonnes de textes antiféministes, mais que je ne prenais pas même la peine de lire un seul texte écrit par une personne trans… Tout cela se déroulait à Montréal dans les années 2005 à 2010, environ, et les tensions au sujet des trans dans le milieu féministe étaient d’autant plus complexes que s’entremêlaient d’autres tensions très vives au sujet du travail du sexe ou de la prostitution… Sans oublier le foutu débat sur le foulard des musulmanes, qui mettait en jeu d’autres féministes… Bref, j’avais parfois l’impression que des féministes dépensaient plus d’énergie à se combattre les unes les autres qu’à se mobiliser solidairement contre la suprématie mâle, ou contre des enjeux qui paraissaient ringards, comme la pauvreté des femmes et de leurs associations.

Puis les féministes dont j’étais le plus proche ont commencé à infléchir leur position, parce qu’elles croisaient des queers au fil des mobilisations, en particulier contre des agressions sexuelles, y compris certaines commises par et contre certaines femmes qui évoluaient dans le milieu queer. De plus, des féministes québécoises formées aux États-Unis ou des Françaises qui débarquaient à Montréal présentaient différemment la relation historique, politique et théorique entre les féminismes matérialiste et queer. Certaines cherchaient même à fusionner matérialisme et queer, y compris dans une perspective antiraciste décoloniale. Enfin, de plus en plus d’étudiantes et d’étudiants s’affichaient comme trans et demandaient aux professeures, surtout en études féministes, d’utiliser un prénom de leur choix pour les nommer.

Je fournis tous ces détails pour bien montrer comment des positions purement théoriques peuvent se transformer au gré des rapports de force et des rencontres concrètes, dans une ville, dans une université et dans la communauté d’un mouvement social (la politologue Émeline Fourment a d’ailleurs bien montré l’hybridation et la fusion partielle, dans les milieux autonomes allemands, entre les féministes matérialistes antifascistes et les féministes queers espaces).

Bref, les cartes théoriques et militantes ont été rebrassées et des féministes matérialistes ont entrepris une réflexion individuelle et collective pour développer une analyse et une posture politique solidaire des trans. J’ai suivi leur exemple, c’est-à-dire que j’ai demandé des conseils de lecture à des queers et j’ai effectué mes propres lectures de textes par et sur les trans.

J’ai lu avec très grand intérêt le numéro spécial de la revue Transgender Studies Quarterly, qui proposait un dossier complet sur le « transféminisme », soit l’alliance et la fusion entre féminisme et mouvement trans. On y présente les histoires très intéressantes de ces alliances au Brésil, en Italie, aux États-Unis et ailleurs, parfois dès les années 1960. J’y ai appris, enfin, qu’une féministe radicale dont je respecte beaucoup le travail, Andrea Dworkin, se déclarait solidaire des trans dès le début des années 1970, aux États-Unis. Elle proposait que l’État offre des services de santé gratuits pour les femmes trans, ou que la communauté militante offre les moyens à toute personne transexuelle d’obtenir une opération de changement de sexe. Selon Dworkin, la présence des trans nous révèle surtout la fluidité des identités de sexe et met à mal la logique de la binarité sexuelle. Même si elle rêvait d’un monde sans genre ou sexe, elle considérait dès 1974 que c’est seulement dans un nouveau monde constitué d’une « identité androgyne » que la transexualité n’aura plus le même sens, puisqu’il y aura une plus grande pluralité de choix. À la même époque, aux États-Unis, le groupe de musique Olivia Record, composé de féministes radicales lesbiennes séparatistes, se déclarait « trans inclusive ». Une des membres a aussi été militante du collectif de lesbiennes radicales Furies et a payé pour les frais médicaux de trans. L’amie et l’alliée de Dworkin, la féministe Catharine MacKinnon, dont la pensée sur la domination sexuelle m’a également beaucoup inspiré, s’est aussi déclarée solidaire des trans.

En 2001, Emi Koyama a lancé son Manifeste transféministe, dans lequel elle déclarait : « Le transféminisme ne consiste pas à prendre le contrôle des institutions féministes. Au contraire, il élargit et développe le féminisme en entier à travers notre propre libération et notre travail en coalition avec d’autres. Il défend à la fois les femmes trans et non-trans, et demande en retour aux femmes non-trans de prendre la défense des femmes trans. Le transféminisme incarne la politique de la coalition féministe dans laquelle des femmes de différents horizons sont solidaires les unes des autres, parce que si nous ne nous appuyions pas les unes les autres, personne ne le fera. » [Transgender Studies Quarterly, vol. 3, no. 1–2, 2016, p. 149]. À Montréal, l’universitaire trans Viviane Namaste suggère elle aussi que le mouvement trans ne doit pas tant s’inviter dans toutes les institutions féministes, mais qu’il a besoin aussi de développer ses propres institutions, même si cela nécessite beaucoup de ressources, de temps et d’énergie.

Or comme le souligne Raewyn Connell, les femmes trans ne représentent qu’une toute petite part de la société (on se demande même pourquoi si peu de personnes provoquent tant de réactions), et elles ont donc besoin de la solidarité et de l’aide des féministes pour développer leur autonomie et leur force individuelles et collectives ; elles peuvent aussi avoir besoin de l’aide des ressources consolidées par les femmes et les féministes.

Cela dit, Viviane Namaste met aussi en garde le mouvement queer qui essaie de s’approprier la lutte et la réalité des trans, qui en fait même parfois la quintessence du queer. Or il s’agit, selon Namaste, de deux réalités et de deux projets distincts et bien des femmes trans ne se considèrent pas queer (et non binaire), sans compter que des femmes trans peuvent se considérer plutôt féministes et parfois même matérialistes, comme j’ai pu le constater lors d’un atelier de discussion, en France, au sujet du livre Refuser d’être un homme, de John Stoltenberg. Viviane Namaste reproche aussi à Judith Butler d’instrumentaliser les drag queens et les femmes trans sans connaître leur réalité concrète, en particulier en termes de travail dans les bars gays et dans la prostitution, souvent considérée comme une des seule manière d’obtenir suffisamment d’argent pour se loger, mais aussi et surtout à effectuer la transition (payer pour les hormones, les interventions chirurgicales, etc.)

Bref, la théorie et le militantisme trans ne sont pas homogènes et les rapports entre féministes radicales et trans non plus.

Plusieurs auteures du numéro spécial sur le « transféminisme » de la revue Transgender Studies Quarterly se présentent comme des « trans-supporting feminists » (féministes qui appuient les trans), par exemple Lori Watson qui souligne que la fameuse phrase de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », est particulièrement bien adaptée à la réalité des femmes trans. À qui reproche aux trans de ne pas poursuivre l’objectif ultime, soit la destruction de la binarité des genres et des rôles de sexe, elle explique aussi que « la plupart des femmes (y compris les femmes qui sont des féministes radicales) vivent leur genre qui est socialement reconnu comme la correspondant à la catégorie “femme”; c’est-à-dire qu’elles se conforment à certains stéréotypes genrés de la féminité. » (Lori Watson, « The woman question », Transgender Studies Quarterly, vol. 3, no. 1–2, 2016). D’ailleurs, il faut rappeler que cette critique a aussi été adressée par les queers aux féministes matérialistes qui parlent de « classe de sexe » et qui appellent à se mobiliser en tant que femmes. Des queers reprochaient aux féministes matérialistes d’essentialiser à nouveau les identités et les différences de sexes, alors que les matérialistes disaient qu’il s’agissait d’un positionnement politique et non pas biologique. Lori Watson rappelait aussi dans son texte, comme Viviane Namaste, que les femmes trans peuvent bien être des sujets du féminisme, puisqu’elles sont souvent discriminées et violentées par les hommes et qu’elles souffrent de la domination masculine. Elles subissent des discriminations en tant que trans et en tant que femmes à l’emploi, pour le logement, face à l’État, ce qui a pour effet de trop souvent les confiner dans la pauvreté, ce qui les pousse vers une prostitution souvent misérable, et vers la toxicomanie. Comme Viviane Namaste le rappelle avec insistance, les femmes trans sont souvent violentées et même tuées pas seulement parce qu’elles sont trans, mais parce que ce sont des femmes.

Plus concrètement, les trans ont obtenu plusieurs gains législatifs depuis quelques années au Canada et au Québec. Depuis 2015 au Québec, l’école est obligée d’accepter un changement de prénom, et les élèves de 14 ans et plus peuvent même exprimer cette demande sans l’autorisation de leurs parents. Mon université autorise enfin les étudiantes et les étudiants à changer leur nom, sur les listes de classe. Quant au mouvement des femmes au Québec, par exemple les réseaux de centres et de maisons d’hébergement pour femmes, je crois comprendre que la réponse est le plus souvent pragmatique face à la demande d’inclusion des trans (qui est souvent une demande d’aide). Il ne s’agit pas d’une prise de position de principe sur ce qu’est la non-mixité ou ce qu’est une femme, mais d’un travail d’écoute, d’échange, de réflexion collective, de consultation et d’arrangement pragmatique, chaque situation étant différente selon le contexte, les autres femmes présentes, les expériences passées, etc..

Voilà… Je ne pense pas avoir répondu à vos questions, mais je vous ai présenté l’état de mes réflexions, en ce moment. Mais considérant que votre site publie des textes très critiques des trans et considérant l’état des débats et des rapports de force où je me situe, à Montréal, je pensais saisir l’occasion pour partager quelques réflexions, sans prétendre connaître la « vérité » sur ces sujets complexes, ni parler au nom des féministes radicales ou des militantes et théoriciennes trans.

A.M. : En France, nous ne savons pas encore comment nous positionner face à certaines formes de transactivisme, mais à lire les articles des féministes radicales, l’inquiétude domine. De grandes souffrances, telle la dysphorie sexuelle, ne sont-elles pas instrumentalisées par une élite pour expérimenter les nouvelles techniques chirurgicales et hormonales ? N’exploite-t-elle pas une réelle souffrance pour manipuler et stériliser des enfants, comme cela est le cas lorsque des enfants de huit ans sont stérilisés aux E.U. ?

F. D.-D : Je ne connais pas suffisamment bien le phénomène dont vous parlez, à savoir les manœuvres d’une élite militante qui voudrait expérimenter de nouvelles technologies, pas plus que la stérilisation de jeunes enfants (pourquoi : parce que ces enfants se déclarent trans ?). Je ne vais donc pas me prononcer à ce sujet.

Cela dit, je n’utiliserai pas le terme « dysphorie sexuelle » pour parler des personnes trans. Je ne suis que « docteur » en science politique, ce qui ne me qualifie nullement pour poser des diagnostics médicaux, mais je sais par contre que la pathologisation a toujours été un moyen utilisé pour dénigrer et même criminaliser la dissidence et la résistance. Lors de l’esclavagisme, par exemple, un médecin avait présenté devant l’Association médicale de Louisiane sa thèse sur la « drapétomanie », un mal étrange qui touchait les esclaves, et dont le symptôme n’était qu’un refus obtus d’obéir au maître et même un désir irrépressible de fuir. Les féministes ont évidemment été qualifiées de folles et d’hystériques, et des médecins ont expliqué que leur mouvement était la conséquence de troubles psychiques et de dérèglement nerveux. L’homosexualité a été non seulement criminalisée, mais aussi pathologisée pour mieux la réprimer. Bref, je comprends bien pourquoi des personnes trans refusent d’être identifiées comme des personnes malades ou déviantes. Déjà en 1972, en Italie, des activistes ont perturbé le Congrès international sur la Déviance Sexuelle, organisée par le Centre italien pour la sexologie, qui était favorable à des thérapies de ré-éducation des personnes trans (Stefania Voli, « Broadening the gendered polis », Transgender Studies Quarterly, vol. 3, no. 1–2, 2016, p. 235–245.).

A.M. : Je me demande dans quelle mesure l’utilisation du terme « menstruator », comme le font certains magazines pour ne pas heurter certaines personnes trans, n’est pas une nouvelle stratégie des masculinistes pour faire disparaître la femme qui ne serait plus qu’un être réduit à une fonction biologique qu’est celle de l’enfantement ?

F. D.-D. : Honnêtement, je ne sais pas.

Mais si je peux dire une dernière chose au sujet des trans, qui soit plus directement liée à mes préoccupations, il faut rappeler que bien des trans hommes sont proféministes, même si certains reprennent à leur compte le discours de la crise de la masculinité.

A.M. : On entend beaucoup parler de crise de la masculinité, et comme votre livre le démontre bien, ce discours est réactivé dès que les femmes demandent de nouveaux droits ou quand les gouvernants désirent renforcer l’idéologie militaire, le nationalisme, le fascisme. La forte présence de ce discours ne trahit-elle pas un désir de la part des élites de mettre en place un système libéral toujours plus compétitif, coercitif, injuste, fortement inégalitaire ? Les masculinistes, victimes de ce système, n’hésiteront certainement pas à renvoyer les femmes à la maison pour s’emparer des quelques places disponibles ?

F.D.-D. : En fait, j’ai montré dans mon livre que le discours de la crise de la masculinité s’exprime pendant des siècles et aujourd’hui un peu partout, dans des contextes tout à fait différents en termes de régime politique, de système économique, de cadre juridique, de tradition culturelle. Dans le cadre du libéralisme, cela dit, ce discours est parfois analysé comme une mauvaise réponse à de vrais problèmes sur le marché de l’emploi. De jeunes hommes blancs en colère seraient antiféministes (et racistes) parce que leur condition de vie se dégrade en raison de la mondialisation et de la désindustrialisation. Ils ne peuvent pas atteindre leur idéal de consommation, ni améliorer leur condition de vie ni même se maintenir au niveau de vie de leurs pères, par exemple. À la recherche de coupables, ils s’en prennent aux femmes (et à l’immigration, voire aux Musulmanes qui portent le foulard). La guerre des sexes aurait donc remplacé la lutte de classe, mais ce sont les femmes et les féministes qui domineraient les pauvres hommes en désarroi. C’est absurde.

Des spécialistes du discours de la crise de la masculinité en Chine ont aussi montré que les élites politiques aiment bien évoquer une telle crise pour expliquer les tensions que l’on constate chez les hommes mis à pied suite à la libéralisation de l’économie, car c’est moins engageant que de parler de crise économique ou, surtout, de lutte de classe.

D’un point de vue fonctionnaliste, le discours de la crise peut alors être perçu comme une manière de détourner vers les femmes (et l’immigration) la colère du salariat et des chômeurs qui devraient plus logiquement se porter contre le patronat, et possiblement contre l’État. Mais ce discours peut aussi être considéré comme relevant de la logique du suprématisme mâle, soit cette attitude aristocratique qui consiste, pour les hommes, à considérer que bien des choses nous sont dues parce que nous sommes des hommes : un bon emploi salarié, une voiture, une maison, une conjointe, des enfants, etc. Ne pas avoir d’emploi n’est pas seulement un enjeu économique, c’est un crime de lèse-majesté, car j’ai droit à un emploi en tant qu’homme. D’où l’idée absurde que des femmes (et des personnes migrantes) volent aux hommes des emplois, comme si ces emplois étaient réservés à une caste masculine.

Si je peux me permettre de rêver un peu, le mieux serait évidemment que les hommes floués par l’État et le patronat se mobilisent contre ces cibles, plutôt que d’en vouloir aux femmes (et à l’immigration).