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Les représentations humaines sexuées au Paléolithique récent
Article publié dans la revue de la Société Méridionale de Spéléologie et de Préhistoire, n°62, année 2020 et chronique radio de mars 2018.
Les « Vénus » : représentations féminines en ronde-bosse
C’est en 1864, à Laugerie-Basse en Dordogne, que fut découverte la Vénus dite impudique en raison de la taille exagérée de son sexe. Depuis, un nombre important de statuettes féminines ont été régulièrement découvertes. Présentes de l’océan Atlantique jusqu’en Sibérie, les plus connues restent celles de Lespugue et de Willendorf, archétypes de la statuaire féminine paléolithique.
Pour les préhistoriens du début du XXe siècle, elles représentaient des femmes réelles, ce qui amena Édouard Piette, en 1894, à distinguer deux races : les stéatopyges, en référence à Saartjie Baartman, connue sous le nom de Vénus Hottentote ; et les astéatogynes, plus civilisées. Cette vision traduit la conception linéaire de l’évolution dominant à son époque, qui ne peut séparer l’évolution biologique de l’évolution culturelle. Avec l’acceptation de l’art paléolithique pariétal en 1902, les figurations ne seront plus étudiées dans l’intention de déterminer des types humains paléolithiques mais plutôt du point de vue de leur signification. Les statuettes féminines deviennent ainsi des déesses-mères, des maîtresses du foyer, des prêtresses de la chasse, des déesses de la fécondité. Certains préhistoriens les envisagent comme des témoins d’une organisation sociale matriarcale, tandis que pour d’autres elles sont la preuve de l’existence d’une société patriarcale, la femme étant réduite à sa fonction biologique. Aucune de ces interprétations n’a été confirmée par les nombreuses et récentes études archéologiques.
En effet, les observations ethnologiques permettent aux archéologues d’envisager d’autres hypothèses. Certains peuples fabriquent des statuettes qui ont un statut d’amulettes ou de fétiches. C’est l’une des interprétations envisagées pour les Vénus gravettiennes de Grimaldi (Italie). Parmi les quinze statuettes mises au jour entre 1883 et 1895, treize ont été analysées1. Bien qu’elles semblent avoir été produites sur une période de plus de cinq mille ans, les éléments iconographiques communs démontrent qu’elles font partie d’une même tradition. Cinq sur douze sont perforées pour être suspendues, d’autres ont des sillons qui suggèrent la suspension. L’absence de polissage par manipulation semble indiquer qu’elles ne sont pas passées de mains en mains. Elles pourraient être conçues pour une utilisation personnelle plutôt que pour être exposées. Huit sont représentées la vulve dilatée ou avec un bébé émergeant, correspondant aux dernières étapes de la grossesse et de l’enfantement. Elles pourraient donc avoir été des amulettes possédées individuellement pour garantir un accouchement sans danger pour la mère. Dans les groupes de chasseurs-cueilleurs, l’adulte apparaît souvent plus important que l’enfant puisqu’il participe activement à toutes les tâches de subsistance. Ces statuettes pourraient donc indiquer un usage individuel, personnel et quotidien2.
Chez d’autres peuples, des statuettes sont fabriquées en vue d’incarner des esprits lors de rituels d’initiation ou de guérison et sont détruites après utilisation3. Cette pratique connue des archéologues est à l’origine de l’hypothèse de la « magie de destruction », qui consiste à porter atteinte au sujet vivant par l’intermédiaire de sa représentation. Elle a longtemps été envisagée pour les statuettes des sites gravettiens d’Europe centrale et de Russie (Avdeevo, Dolní Věstonice, Pavlov et Kostienki). Ces sites livrent, parmi des figures de corps féminins et animaux entiers, un nombre important de corps incomplets et de portions de corps. Une étude de 20124 menée sur les figurations féminines de Kostienki (Russie) démontre qu’il ne s’agit pas de fragmentation de statuettes entières mais de figures autonomes de corps partiels et de portions de corps. Les statuettes de Kostienki, d’un grand réalisme anatomique, figurent des femmes en état de gestation ou ayant déjà enfanté, parées de bandeaux gravés au niveau de la taille, sur les seins, aux poignets, aux chevilles. Les attributs féminins liés à la fertilité sont exacerbés mais l’attitude en retrait et l’absence de visage ne semblent pas montrer une femme simplement humaine, ni une divinité rayonnante, mais peut-être un être hybride, une force surnaturelle ou un esprit. La figure féminine gravettienne sculptée pourrait symboliser un personnage liant deux dimensions.
Il est important de noter que les statuettes des sites de Sibérie (Malta et Bouret) se distinguent du reste de l’Europe. Les seins sont gravés et non figurés en volume, des vêtements recouvrant parfois tout le corps sont figurés, le ventre est plat. Ces statuettes, bien que contemporaines des Vénus à ventre proéminent, pourraient avoir une toute autre signification.
Autour de 20 000 avant le présent (AP), le refroidissement du dernier maximum glaciaire réduit la mobilité des peuples, et des isolats, notamment dans le sud-ouest de l’Europe, se forment. Les représentations féminines se réduisent et la ronde-bosse disparaît jusqu’au Magdalénien moyen (15 000 AP). Au Magdalénien les figurations féminines se schématisent. L’image se concentre sur des éléments essentiels d’identification, notamment la posture générale bipède, et relèvent du style géométrique. Elles sont présentes à partir de 13 000 AP environ en Allemagne sur le site de Gönnersdorf, mais aussi en Aquitaine et dans le Quercy. Un changement est également remarquable, puisqu’au Gravettien les représentations féminines étaient réalisées en ronde-bosse, tandis qu’au Magdalénien ce sont les représentations bidimensionnelles (peintures, gravures) qui dominent. L’homogénéité graphique qui caractérise le Gravettien contraste également avec la période magdalénienne où des caractéristiques régionales semblent être plus marquées.
La représentation en ronde-bosse est davantage qu’une figure puisqu’elle est un objet, préhensible, manipulable, transportable. Cet objet figure des traits d’êtres vivants, humains et animaux, et peut être perçu comme un nouvel existant. La statuaire, à la différence des autres modes de représentation, peut donc être vue comme le médium le mieux adapté lorsqu’il s’agit de donner forme et vie à un être. L’éventualité du caractère hybride des figures féminines, mi-humaines/mi-esprits, jointe à l’existence de nombreuses figures composites, mi-humaines/mi-animales, pourrait témoigner en faveur d’une fonction de jonction remplie par la statuaire entre deux mondes : le monde des esprits et celui des humains.
Représentations humaines sexuées
Si les plus anciennes représentations datent de l’Aurignacien (43 000–29 000 avant le présent), elles restent rares : représentation féminine peinte à Chauvet, sexes isolés gravés dans la région des Eyzies. C’est au Magdalénien qu’un élan créatif voit l’éclosion de formes nouvelles : la ronde-bosse se raréfie et l’image de la femme prend parfois la forme spectaculaire de bas-relief de grandeur nature au sein des habitats (Angles-sur‑l’Anglin dans la Vienne). C’est également au Magdalénien qu’apparaissent les représentations féminines schématiques qui se propagent à travers l’Europe jusqu’en Ukraine, et les figures masculines. Ces dernières se développent plus particulièrement dans les Pyrénées et en Aquitaine. C’est à cette même époque que les premiers portraits sont gravés et plus particulièrement dans le site de La Marche (Vienne). Dans les Pyrénées, les représentations masculines sont aussi fréquentes que les figurations féminines, ce qui constitue un cas unique.
Les très nombreuses représentations de corps humains au Paléolithique européen font émerger cette expression de « l’autre » et de « soi », cet autre qui peut être humain, animal, réel, imaginaire ou fantasmé.
Les représentations humaines masculines se déclinent, comme les représentations féminines, en figures entières et segmentées5. Les trois quarts des figures masculines sont concentrées dans le grand Sud-Ouest de la France (Aquitaine, Poitou-Charentes, Quercy, Pyrénées) dans une tranche chronologique relativement courte correspondant au Magdalénien (17 000–12 000 avant le présent). L’Aquitaine semble être le foyer à partir duquel le motif se serait diffusé vers le Nord (Poitou-Charentes) et plus particulièrement vers le Sud (Quercy, Pyrénées).
Les figures entières, à la fois simplifiées et détaillées, sont ithyphalliques et parfois macro-phalliques comme à Laussel en Aquitaine, à Altamira (Espagne) ou encore à Foz-Côa (Portugal). Les caractères sexuels de l’homme sont fortement mis en valeur, ce qui constitue un point commun avec les figurations féminines. En revanche, la présence des traits du visage les distinguent radicalement des figures féminines qui restent anonymes dans la grande majorité des cas. Les figures masculines sont également figurées dans des attitudes diverses.
Malgré le faible nombre de sexes masculins répertoriés, quelques convergences formelles entre sites peuvent être observées, telles que les trois bâtons percés d’Isturitz (Pyrénées-Atlantiques), de la grotte de la Madeleine (Dordogne) et la Garenne (Indre), dont la forme générale est similaire. Un autre rapprochement entre l’Aquitaine et les Pyrénées est suggéré par les phallus gravés de La Madeleine et de la Vache (Ariège). Ils sont décorés d’incisions courtes similaires.
Les têtes isolées sont très nombreuses au gisement de la Marche, elles sont absentes aux périodes antérieures au Magdalénien et ces visages sont très réalistes, ce qui suggère qu’au cours de cette période un changement significatif s’est opéré dans le statut symbolique de l’homme.
Associations humains et animaux
Dans le gisement de La Marche, la majorité des figures humaines sont d’un réalisme frappant mais elles voisinent avec d’autres figures au visage projeté en avant. Certains visages sont ainsi animalisés. On peut voir des visages à nez allongé se transformant parfois en une sorte de bec d’oiseau comme à Isturitz et à la Vache). Ce rapprochement avec l’oiseau est dans certains cas très troublant : il en est ainsi des représentations de hiboux qui se confondent avec des visages humains (Marsoulas, Haute-Garonne). La mâchoire est également exagérée dans certains cas : à Bédeilhac et Enlène en Ariège, à Rouffignac en Charente-Maritime). L’existence de figures masculines animalisées et l’absence apparente de ce caractère pour les figures féminines pourrait traduire une volonté de rapprocher l’élément masculin du monde animal.
D’autres figures sont composites, constituées de parties anatomiques humaines et animales et sont majoritairement sur support pariétal. Certaines possèdent des éléments anatomiques relatifs au bison (Les Trois-frères dans les Pyrénées, la grotte du Gabillou en Aquitaine). L’être composite d’Altamira et celui de la scène du puits de Lascaux possèdent tous deux une tête d’oiseau. Ces similitudes sont troublantes car elles concernent des sites éloignés et non contemporains. L’exemple le plus abouti d’intégration de composantes animales multiples est le « dieu » cornu des Trois frères : il porte des bois de renne sur le crâne, possède un sexe avec les bourses apparentes qui pourrait être celui d’un félin et une longue queue qui évoque le cheval ou le renard. Une des caractéristiques formelles de ces figures composites est leur apparente animation et leur intégration dans des compositions plus ou moins complexes. Les figures composites sexuées sont majoritairement magdaléniennes, mais leur origine est certainement bien antérieure comme en atteste l’« homme-lion » de Hohlenstein-Stadel (Allemagne) trouvé dans un contexte aurignacien.
Dans l’art pariétal comme dans l’art mobilier, pour les figures entières comme pour les sexes isolés, les représentations féminines ont tendance à s’associer entre elles, ce qui constitue un point de divergence avec les représentations masculines. Si les représentations féminines sont souvent multipliées, les représentations masculines sont rarement figurées en groupe. Il faut signaler l’absence d’association homme/homme ou sexe masculin/sexe masculin. Une autre divergence entre les deux sexes réside dans l’attitude : les hommes sont animés et intègrent des scènes narratives en relation étroite avec des figures animales, alors que les femmes apparaissent plus stéréotypées et contraintes à un modèle associatif unique et d’apparence rigide. Pour autant, des associations femme/bison dans les supports pariétaux et des associations femme/cheval dans l’art mobilier sont significatives. De même, le thème animalier le plus fréquemment associé aux sexes féminins isolés est le cheval. Des exemples explicites tels que la pièce remarquable dite la Poursuite amoureuse d’Isturitz, la Femme au Renne de Laugerie-Basse, permettent de considérer la femme comme étroitement liée au cheval et au bison dans les croyances du Paléolithique récent, même si nous ignorons la nature de ce lien.
Si les êtres composites concernent les représentations masculines, l’association figure masculine/figure animale est rare. Lorsqu’il y a association avec le cheval ou le bison, les représentations masculines prennent une valeur narrative, ce qui n’ a pas été observé dans le cas des représentations féminines. Contrairement aux figures féminines, les représentations masculines intègrent des compositions plus ou moins dynamiques et narratives. Enfin, les associations homme/femme sont extrêmement rares bien que certaines rondes-bosses puissent être interprétées comme des représentations de phallus-femme (Tursac et Milandes en Dordogne et à Angles sur l’Anglins dans la Vienne).
Malgré ces différences, les humains sexués ont en commun un caractère ostentatoire, ils sont souvent mis en scène et bien qu’occupant une place modeste dans l’iconographie du Paléolithique récent, ils jouent un rôle important dans la structuration des dispositifs pariétaux.
Une étude récente, inspirée par les ontologies de Descola, envisage l’art préhistorique, et plus particulièrement celui des Pyrénées, comme appartenant à une ontologie animiste6.
Les représentations sexuées ne permettent pas d’identifier une quelconque forme sociale fondée sur la division sexuelle, elles nous permettent par contre d’envisager une vision complexe et multiple des relations corps/esprits/humains/animaux/féminin/masculin. Si les images ont toutes un effet, une sorte d’autonomie, une capacité d’action, d’intentionnalité, celles de la Préhistoire, dont les raisons d’être nous sont inconnues, peuvent nous aider à imaginer et à construire une société moins dualiste, et d’ontologie autre que naturaliste dans laquelle chaque être vivant aurait une valeur intrinsèque.
Ana Minski
Correction : La sororité
1 Randall White, Imagerie féminine du Paléolithique. L’apport des nouvelles statuettes de Grimaldi, 1998.
2 Ibid.
3 Delphine Dupuy, Fragments d’images, images de fragments, La statuaire gravettienne, du geste au symbole, thèse de doctorat, 2007
4 Ibid.
5 Raphaëlle Bourrillon, Les représentations humaines sexuées dans l’art du Paléolithique supérieur européen : diversité, réminiscences et permanences, thèse de doctorat, 2009
6 Clément Birouste, Le Magdalénien après la Nature, une étude des relations entre humains et animaux durant le Magdalénien moyen, thèse de doctorat, 2018