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La prison de la santé
Le « chant d’expérience » de N’Dréa
(toutes les citations sont tirées des écrits de N’Dréa)
N’Dréa, Perdre ma vie est un risque plus grand que celui de mourir.
En 1985, Andréa Doria, membre du groupe français autonome Os Cangaceiros, apprend qu’elle a un cancer. En 1990, elle fait le choix de ne plus suivre le traitement qu’on lui prescrit, de rompre avec le milieu hospitalier et médical, de garder l’initiative de sa fin contre l’ordre médical. Dans ses lettres, écrites entre 1985 et 1990 et publiées auxéditions du bout de la ville, elle raconte sa lutte contre le monde qui prétendait pouvoir guérir sa maladie tout en l’ayant causée : « du nucléaire pour soigner du nucléaire, de la chimie pour soigner de la chimie. »
Elle dénonce la perte d’autonomie de la médecine qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, est aux mains de l’État et des industriels. En 1990, Sanofi est un laboratoire travaillant pour Elf Aquitaine, cette collusion entre médecine et industriels rend possible toutes sortes de manipulations. Les maladies produites par la société industrielle sont rentables et permettent de « recycler », jusqu’à la mort, ses technologies autoritaires et dévastatrices. Le développement de la société industrielle est un cercle vicieux qui, chaque jour, nous asservit et nous aliène plus profondément : « le nucléaire produit des tumeurs que l’on détruit avec le nucléaire qui engendrera d’autres tumeurs ». Rebelle à toutes les prisons, salariale, médicale, carcérale, N’Dréa dénonce le pouvoir de l’État sur notre vie, notre mort, nos gènes, nos défenses. Elle dénonce l’impuissance des uns qui justifient l’impuissance des autres : « chacun trouve ainsi excuse à ses lâchetés, perd son temps ensuite à brouiller sa mauvaise conscience. »
Reprendre le pouvoir n’est possible qu’au travers d’une décision qui nous désaliène, qui revendique le fait que « l’humanité est un risque à courir » et qui se refuse à « l’incompréhensible obligatoire » auquel nous condamnent ceux au pouvoir. Cesser de croire au mythe de la « protection des populations » est indispensable pour comprendre que la protection et la sécurité sont liberticides, que derrière elles se cachent l’exploitation et la prison. Parce que la bienveillance et l’empathie sont contraires à la protection et à la sécurité. Pour se développer, elles ont besoin de socialité, chacun encourageant l’autre à être pleinement humain. Protection et sécurité sont une guerre des uns contre les autres. Ce monde militaire est contraire à nos aspirations humaines et la logique médicale, dans l’unilatéralité de ses décisions, impose l’impuissance. « On vous demande une démission complète, ainsi qu’une confiance absolue dans la connaissance que la médecine aurait de vous. Pour avoir le champ libre, la médecine profite de votre dramatisation momentanée, elle suppose acquise votre culpabilisation. » Une confiance aveugle aux spécialistes de la high tech est exigée, eux seuls possèdent les mots et le pouvoir. Face à la maladie, la vigilance s’affaiblit. Voici le moment idéal pour imposer de gros travaux irréversibles. L’adéquation entre le pouvoir de la médecine et celui de l’État et des industriels est dès lors effective :
La médecine moderne repose sur une technologie guerrière qui impose l’impuissance, la soumission et la destruction. En cas de forte morbidité, le système médical agit dans l’urgence et produit de l’urgence, le résultat se doit d’être immédiat et radical, au mépris des conséquences, du lendemain. Parce que la médecine est devenue nucléaire, elle est de l’ordre d’une opération militaire :
Tous les organes morflent et la chimio induit de nouvelles cellules cancéreuses, des cassures chromosomiques dont les morceaux peuvent se ressouder n’importe comment ensemble et rendre cancéreuses d’autres cellules. Un malade, un mort, sont aussi des marchandises. Lutter contre la dépossession de notre mort est une nécessité pour lutter contre la dépossession de nos vies.
La mort n’est pas que la mort physique, elle est en premier lieu une mort sociale, qui nous empêche de vivre toutes les richesses des relations possibles. La prison est donc une mort sociale et prendre le risque de la prison c’est apprivoiser la mort. N’Dréa souligne d’ailleurs la similitude entre les mots de la médecine et de l’administration pénitentiaire : la récidive. La maladie, comme le criminel, doit être mis hors de danger de nuire, il faut tuer le mal, la maligne, le malin, tuer ce qui résiste, les cellules délinquantes. En 1987, affaiblie par la maladie, les flics surveillent N’dréa, peut-être les conduira-t-elle jusque chez ses amis ? C’est alors qu’elle décide d’accepter la mort, d’en faire une alliée et de se battre non contre sa maladie mais avec elle. Invulnérable à sa propre terreur intérieure elle pouvait désormais lutter contre le milieu médical et passer à l’offensive.
La vie est bien plus qu’un corps en bonne santé, la vie, pour qu’elle soit pleinement humaine, est essentiellement sociale. Il n’est pas question de rester seule avec ses peurs, ses angoisses, son ignorance, son impuissance. La maladie et la mort sont toutes deux sociales :
Pour vivre humainement, il faut être capable d’apprivoiser sa mort, d’en faire une alliée et non une ennemie, de réaliser qu’elle est éminemment sociale. Prendre le temps d’aller vers les autres, de se renseigner auprès des malades, prévoir l’avancée de la maladie, des traitements. etc. :
Nous évoluons encore aujourd’hui dans ce monde, cette société militaire, cancérigène, hautement virale. Se libérer de cette société, la subvertir, c’est résister, à plusieurs, contre toutes les prisons, salariales, carcérales, médicales.
La liberté n’est possible que socialement, jamais individuellement, et c’est pour préserver cette liberté sociale qu’Andréa meurt à la date qu’elle s’est choisie, le 15 août 1995, nous léguant le « chant de son expérience ».
Ana Minski
Correction : La sororité