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Les ombres portées de l’imaginaire
À propos du livre de Charles Stépanoff Voyager dans l’invisible
Première partie : l’invisible en terre chamanique
Les nombreuses études conduites pour comprendre l’apparition des inégalités oublient bien souvent d’accorder de l’importance aux techniques liées à l’imaginaire, aux rêves et aux visions. Or il se pourrait bien que ces techniques, loin d’être anodines et secondaires, soient à l’origine d’une des premières spécialisations, voire hiérarchisation.
Voyager dans l’invisible de Charles Stépanoff, maître de conférences à l’EPHE de Paris et chercheur, est un très riche essai sur le fonctionnement des dispositifs rituels, des différentes techniques de visions et de rêves des traditions chamaniques des peuples autochtones du nord de l’Eurasie et de l’Amérique. En Asie du Nord, le chamane, à qui le groupe confie une part de la gestion de ses rapports au monde, est l’expert de l’invisible. Cette spécialisation, universellement connue dans cette large région, se pratique selon un continuum plus ou moins hybride entre un chamanisme hiérarchique et un chamanisme hétérarchique. La captation de l’imaginaire par un individu et les conséquences sociales qui en découlent y sont minutieusement analysées.
Chamanisme hétérarchique
L’hétérarchie suppose une structure organisationnelle horizontale qui privilégie la coopération et l’autonomie de chacun. Le chamanisme hétérarchique décrit par Stépanoff semble parfaitement illustrer ce mode d’organisation sociale.
Chez les peuples pratiquant ce chamanisme, le chamane n’est pas visible aux yeux du public et ses mouvements sont souvent contraints et limités par une corde ou par une construction. La cérémonie se déroule dans l’obscurité la plus totale. Un tremblement de l’habitation, des bruits et des voix animales et humaines font entendre l’arrivée d’esprits avec lesquels les participants peuvent dialoguer à propos de la chasse ou des maladies. Sans tambour ni costume, le chamane qui mène le rituel est censé dormir pendant toute sa durée et n’est pas rémunéré. Ces rituels, dont le substrat culturel circumpolaire est probablement ancien, sont présents de l’Oural à la baie d’Hudson.
Trois rituels, provenant de lieux très éloignés tels que la taïga de l’est de l’Oural, la toundra béringienne et les forêts canadiennes, sont détaillés.
Chez les Khant, peuple ougrien de l’Ob, les participants se réunissent la nuit dans une tente où règne une obscurité complète. Le Chamane, au centre de l’assemblée, joue de la dombra, une sorte de luth, et les participants perçoivent bientôt des phénomènes acoustiques étranges. Les sons se déplacent à l’intérieur de la tente, près du sol, du toit ; ils s’atténuent, s’éloignent, se rapprochent ; ils donnent forme à une illusion spatiale et manifestent le vol du chamane dans la tente. Quand la dombra se tait, signifiant la sortie du chamane par le trou de fumée, des bruits d’animaux retentissent : le coucou, oiseau prophétique, le cri sinistre du hibou, le cri joyeux du canard, la grue, l’écureuil, etc. L’humeur des participants change selon la présence de tel ou tel lung, esprit issu du monde de la forêt. Une fois le rituel terminé, le chamane raconte son voyage, mais l’objet principal du processus est la possibilité pour chaque participant humain d’échanger avec les esprits zoomorphes, et de permettre ainsi à tous de pratiquer des actes propitiatoires et de communiquer avec les animaux que les chasseurs poursuivent dans la taïga.
À 4 500 kilomètres des Khant, à l’autre extrémité de l’immensité sibérienne, dans les toundras des environs du détroit de Béring, les Chukch, éleveurs de rennes, procèdent à un rituel très proche. À l’intérieur de la vaste tente, d’épaisses fourrures de rennes forment une chambre intérieure où se blottit la famille pour dormir. C’est dans cette petite chambre que se déroulent les rituels nocturnes. Dans une obscurité totale le chamane se tient assis, torse nu, ligoté ou au contraire libre de jouer du tambour :
Comme chez les Khant, la tente est visitée par des esprits qui communiquent avec le chamane et les participants, prédisent une bonne saison de chasse ou, au contraire, annoncent une maladie, adressent des remontrances à ceux qui ont négligé des prescriptions rituelles, se disputent, etc. Aucun scénario ne fige ces séances au cours desquelles la tente peut être secouée ou soulevée, des morceaux de bois ou de l’urine projetés. L’objet du rituel est de permettre aux participants de communiquer avec les esprits des animaux.
De l’autre côté du détroit de Béring, dans la forêt canadienne, un rituel similaire a été décrit par George Nelson, marchand de fourrures, qui assiste, en 1823, à une cérémonie chez les Cree, ses fournisseurs :
Ces trois rituels, khant, chukch et cree, présentent d’incontestables traits structuraux communs qui se retrouvent chez d’autres peuples pratiquant un chamanisme dit de « la tente sombre » ou de « la tente tremblante ». En Sibérie centrale, dans la vallée du Ienisseï, les chamanes des Selkup et des Ket organisaient comme leurs voisins ougriens de mémorables séances dans l’obscurité. Le chamane selkup, en vêtement ordinaire, était ligoté sur une peau d’ours et de nombreux cris et bruits d’animaux envahissaient l’espace. Les Ket appelaient cette performance le « jeu sombre ».
Chez les Yukaghir, où se pratiquait le chamanisme hétérarchique avant que le chamanisme hiérarchique ne s’impose, chaque famille possédait un tambour qu’elle utilisait librement pour accomplir ses rituels domestiques. Composé de bois, de cuir et de tendons, avec seulement quelques rares pendeloques de métal, cet instrument pouvait être fabriqué sans grande difficulté par chaque famille. L’ancien costume des chamanes ne portait aucun ornement cosmique et ne se distinguait du vêtement ordinaire que par les emprunts faits aux costumes des femmes. Les anciens Yukaghir étaient, comme leurs voisins koriak et chukch, grands consommateurs d’amanites tue-mouches, lesquelles leur inspiraient des visions et des chants. La prise de psychotropes, trait hétérarchique typique, n’a pas tant pour but d’altérer la conscience que d’amplifier une imagerie culturellement déterminée. La transe n’est qu’un procédé parmi d’autres. La privation sensorielle, obtenue par simple bandage des yeux, tient un rôle de premier ordre dans la stimulation de l’imagerie mentale chez les peuples sibériens.
Chez les Ket et les Selkup, les deux rituels sont pratiqués, mais celui de la « tente sombre » est moins prestigieux que celui de la « tente claire » qui caractérise le chamanisme hiérarchique.
Chamanisme hiérarchique
Cette cérémonie, pratiquée chez les Selkup du Ienisseï, peuple samoyède d’Asie septentrionale, constitue le prototype du rituel chamanique pour la majorité des populations d’Asie du Nord, chez les peuples altaïques de langue toungouse (Evenki, Even, Udeghe, Nanaï, Mandchous), de langue turque (Altaïens, Teleut, Khakas, Tuva, Iakoutes, Dolgan), de langue mongole (Bouriates, Mongols), ainsi que d’une partie des Samoyèdes (les Enets et les Nenets). Vêtu d’un costume professionnel et muni d’un tambour, le chamane est le seul acteur du rituel, il s’exhibe et offre avec ostentation un spectacle de gestes et de paroles qui illustre la venue des esprits et son voyage à travers le cosmos. Seul à interagir avec les esprits, ces auxiliaires venus pour l’aider et l’accompagner dans son voyage cosmique, le chamane, intermédiaire qualifié entre humains et esprits, respecte un scénario culturellement défini, dont les étapes ne sont pas modifiables. Tous les chamanes selkup partagent une géographie cosmique commune et des routes préexistantes qui leur permettent de se rendre au pays des ancêtres, dans le monde céleste ou de traverser le monde du milieu, le monde terrestre. Le chamane hérite de sa fonction et des chants correspondant aux différents itinéraires parcouru par ses ancêtres. Le chant chamanique se distingue du chant profane par une prosodie en vers composés de huit syllabes.
Le chamane des traditions hiérarchiques possède un équipement ostentatoire spécialement confectionné par les membres de la communauté : son tambour et son costume. Ce dernier porte parfois jusqu’à quarante kilos de figurines. Le chamane, qui hérite de sa fonction, est le seul intermédiaire entre les esprits les plus puissants et le clan, il est indispensable au maintien de l’équilibre entre monde visible et monde invisible, et sa performance, spectaculaire, le place au centre des rituels.
Chez les Tuva des hautes vallées de la région de Süt-Höl qui habitent des yourtes de bois et élèvent des troupeaux de moutons, de chèvres et de vaches, le foyer est protégé par la maîtresse du feu. Chaque année, afin de préserver la puissance et la bienveillance de cet esprit féminin du foyer, il est nécessaire de faire venir un chamane qui pratiquera le « rituel du feu » et permettra de maintenir fermé l’espace domestique afin de le préserver des menaces. Seul le chamane ne craint pas « l’ouvert », son corps pouvant recevoir les esprits et son âme quitter son corps. Cette ouverture du corps chamanique est visible par le port d’un costume ballant au contraire des costumes des profanes qui sont ceinturés :
L’homme ordinaire est fermé au monde des esprits, il ne peut interagir avec eux sans risquer la mort, et la peur de rencontrer, déranger ou offenser un esprit oblige à pratiquer toutes sortes de petits rituels. Cette différence des potentialités des corps se manifeste, à des degrés plus ou moins rigides d’un peuple à l’autre, dans le rapport aux objets rituels. Chez les Tuva, les Khakas et les Iakoutes, seul le chamane possède un tambour rituel et, à partir du moment où l’instrument est consacré, nul profane ne peut le toucher, sous peine d’en mourir. Chez tous les peuples à traditions chamaniques hiérarchiques les profanes sont les « inexpérimentés, les bêtes, les esclaves » et se décrivent eux-mêmes en termes peu flatteurs :
Dans ce système, l’opposition entre le corps fermé de l’homme simple et le corps ouvert du chamane crée une hiérarchie entre les êtres : d’un côté les individus incomplets et de l’autre le chamane, individu complet au squelette blanc ou pur, à l’essence singulière, innée, inaltérable et héréditaire, dont ils dépendent pour maintenir de bonnes relations avec les forces et puissances qui partagent leur environnement. Le rituel chamanique est une opération indispensable pour maintenir de bonnes relations avec les existences non humaines de la forêt et garantir ainsi une reproduction des ressources nécessaires à la subsistance du groupe. Les gens ordinaires délèguent donc leur responsabilité à un individu jugé plus compétent pour gérer une partie importante de leur rapport au monde. Ce dualisme est visible dans les représentations qui structurent l’espace du tambour chamanique, du costume chamanique et de l’espace domestique. Les individus sont ainsi des parties reliées à un tout et le chamane est celui qui permet de maintenir le tout en équilibre.
Tambour et costumes
Dans le chamanisme hiérarchique, le tambour et le costume sont des outils cognitifs qui transmettent au groupe des modèles cosmiques, ils sont les supports d’une diversité de références sémantiques. Ils transmettent et arborent l’identité du chamane, son histoire singulière — mais toujours ancrée dans la tradition — exhibent sa singularité et son pouvoir. Tambour et costume sont des œuvres collectives auxquelles le chamane ne participe pas. Leurs confections obéissent aux instructions que le chamane donne à partir de ses rêves.
Le tambour est une composition de matériaux divers – animal et végétal – qui figurent un assemblage d’êtres individualisés et vivants :
Le tambour appartient au seul chamane et ne peut être utilisé que par lui. Sa richesse signifiante n’est pas le fait d’une accumulation d’héritages fortuits mais d’une « identité complexe ». C’est ainsi qu’il est à la fois un objet et un être vivant, un humain et un animal sauvage et domestique. À la fois moyen de transport et réceptacle, il traverse les catégories ontologiques permettant ainsi, lors des rituels, d’établir des relations entre des êtres incompatibles dans la vie quotidienne : chez les Evenki il est à la fois une barque, un renne vivant et une image de l’univers ; dans l’Altaï il peut être chameau, cheval, cerf, léopard, porteur de l’âme de l’ancêtre et schéma du cosmos.
La membrane du tambour est la peau d’un animal prédestiné, sauvage ou non dressé – élan, renne, bouquetin – apparu en rêve au chamane et que des chasseurs sont chargés de tuer. Une fois mort, un rituel « ressuscite » l’esprit de l’animal pour animer le tambour qui devient ainsi le cheval de selle du chamane. Il arrive qu’il place l’instrument entre ses jambes pour accomplir ses voyages cosmiques. Les coups de battoir sur la peau sont le langage, incompréhensible pour les profanes, avec lequel chamane et esprits communiquent. Les battements de l’instrument sont également interprétés comme le bruit des sabots de l’animal-tambour et plus le rythme est rapide, plus vive est la cavalcade invisible du chamane sur sa monture. Les figures peintes sont exécutées à partir des images oniriques rapportées par le chamane, images semblables à celles qui recouvraient le tambour de l’ancêtre qui les tenait lui-même de ses prédécesseurs. Elles témoignent de la continuité héréditaire qui s’exprime dans les visions oniriques. Elles maintiennent le lien entre les différentes générations de chamanes et permettent d’affirmer la puissance chamanique. La voix des ancêtres devient celle du chamane et cet héritage lui permet de maintenir l’équilibre entre tradition et singularité : ce principe relationnel entre le chamane et son ancêtre, entre la performance actuelle et son modèle transgénérationnel, explique la grande stabilité de ces images dans le temps et dans l’espace.
Un seul tambour est utilisé pour de nombreux chants-itinéraires, ce qui signifie que les dessins figurant sur la membrane ne présentent pas un récit linéaire mais une iconographie intégrée à la gestuelle du chamane. Stépanoff propose une approche sensorimotrice de cette iconographie : tambour, costume, gestes et chants engagent les perceptions sensorielles dans l’espace virtuel qui, comme l’espace immédiat, se construit dans la motricité. La performance du chamane anime ainsi le passé et l’invisible qui composent le présent, réinvestit et renouvelle un modèle traditionnel. La singularité du chamane, son individualité est une ouverture vers l’extérieur, vers le passé, la capacité à maintenir les relations avec les défunts, leurs mémoires, leurs histoires et donc à maintenir la tradition. C’est ce qui explique que les critères de sélection des matériaux sont d’une constance surprenante sur des milliers de kilomètres à travers l’Eurasie. Dans la plupart des traditions hiérarchiques, le tambour est le double du chamane, ouvert et apte à recueillir des entités invisibles et détruit à la mort de son maître. Le couple chamane-tambour singularise l’être d’exception capable de traverser les âges, les espaces et les catégories, il est un passeur entre les mondes.
Le costume singularise le chamane dont le corps ouvert est profondément différent de celui des profanes. Chez les Nganasan les chamanes disposaient même d’un costume pour voyager dans le monde supérieur, d’un autre pour le monde inférieur et d’un troisième pour le monde du milieu. Chacune de ces tenues incluait un manteau, un plastron, des bottes, une coiffe, des gants et une frange. Cette dernière, qui permet à l’officiant de réduire ses perceptions visuelles et ainsi de développer des images mentales, instaure une inégalité d’accès aux visions. Elle est un dispositif capital du chamanisme hiérarchique. Le costume, de nature polysémique et complexe, transgresse les frontières entre les catégories et est un art de la mémoire. Chez les Evenki de la Toungouska Pierreuse, le chamane demande souvent à la famille du malade de sacrifier un renne dont il gardera une petite lanière de la peau cousue sur la partie inférieure de son costume. Cette lanière lui permettra de se souvenir de cet évènement.
Les costumes cérémoniels de Sibérie sont également couverts d’asymétries polarisantes. Chez les Nganasan, par exemple, le gant gauche permet au chamane de se faire passer pour un démon à trois doigts lorsqu’il descend sous terre tandis que le gant droit l’aide à « s’extraire de l’enfer ». La main gauche est donc associée à ce qui est inférieur et obscur et la main droite à un mouvement ascendant. Les Nganasan ont d’ailleurs mis au point une forme d’asymétrie latérale bien plus spectaculaire que le nombre de doigts des gants. Certains costumes étaient composés d’une moitié droite rouge, associée au soleil et au printemps, et d’une moitié gauche noire liée à l’obscurité et l’hiver. Lorsque le chamane tourne sur lui-même en plaçant la gauche du corps en son centre, mouvement indiquant une descente d’un étage à l’autre ou d’un monde à l’autre, le costume bipartite donne immédiatement à voir la résonance cosmique du mouvement chamanique. Il en est de même lors d’une giration solaire, c’est-à-dire qui met la droite du corps au centre et indique, à l’inverse, une ascension. Le costume matérialise donc des associations entre latéralité du corps, ombre et lumière, haut et bas. Chez les Iakoutes, l’épaule droite du costume porte l’image d’une grue et la gauche celle d’un plongeon :
Les costumes superposent des références cosmiques au schéma corporel du chamane conférant à chaque geste une extraordinaire force d’évocation.
La documentation ethnologique et historique ainsi que l’intégration de l’analyse du plastron, élément vestimentaire tout à fait particulier couvrant la poitrine et le ventre, permet à Stépanoff d’identifier les traditions hétérarchiques comme ancien substrat circumpolaire partagé de part et d’autre du détroit de Béring, peu à peu remplacé par le chamanisme hiérarchique venu du Nord-asiatique. Comme en témoignent les tombes de la culture de Glazkovo, le plastron de type toungouse faisait déjà partie de l’habillement des chasseurs-cueilleurs de l’âge du Bronze dans la région du Baïkal en Sibérie du Sud. Il est une partie intégrante de l’habit ordinaire des Toungouses (Evenki et Even) et son schéma de corps-univers est d’une saisissante stabilité de l’Altaï à l’Arctique, du Ienisseï à la Mandchourie. Chasseurs-cueilleurs hautement mobiles grâce à leurs déplacements à dos de renne, les Toungouses ont pénétré au fil de leurs migrations à travers la taïga des territoires extraordinairement vastes.
Féminin/masculin, figuration des espaces
L’organisation des figurations peintes sur le tambour, être vivant sur lequel se rencontrent passé et présent, espace immédiat (profane) et espace cosmique, respecte un agencement précis, similaire à l’espace domestique de la yourte.
En analysant scrupuleusement les représentations peintes sur le tambour, Stépanoff remarque une asymétrie entre gauche et droite souvent soulignée par des couleurs, comme pour le costume bipartite des Nganassanes. Afin de mieux comprendre les figurations sur la membrane, il distingue, également, la gauche et la droite du tambour correspondant au point de vue de l’observateur, de la senestre et de la dextre correspondant au point de vue du chamane. Il constate alors qu’au moment où le chamane chevauche son tambour, la senestre s’associe à l’avant du chamane et la dextre à son arrière. L’animal dont la peau constitue la membrane du tambour est représenté à droite du point de vue de l’observateur mais, du point de vue du chamane, il marche vers la senestre. Lorsqu’il chevauche son tambour le chamane et sa monture regardent donc tous deux dans la même direction.
Cette asymétrie, qui associe la senestre de la membrane à la gauche du chamane et à l’avant du corps, et la dextre de la membrane à la droite du chamane et à l’arrière du corps, correspond à une bipartition systématique entre ce qui est clair et céleste et ce qui est sombre et inférieur. C’est ainsi que la lune et l’ours sont à senestre, associés à l’ombre et à un mouvement descendant, tandis que le soleil et le renne sont à dextre, associés à un mouvement ascendant. Une opposition apparaît donc entre ombre et lumière, ascension et descente.
Cette opposition, typique d’une cosmologie dualiste, se retrouve dans l’ordonnancement de l’espace de la yourte, cercle orienté comme le tambour et comme lui fortement polarisé. Chez les peuples nomades d’Asie septentrionale, l’organisation de l’espace domestique est gouvernée par des principes puissants appliqués avec rigueur et constance dans les différents lieux habités. Ces principes sont toujours respectés chez les Khakas bien qu’ils aient abandonné au XIXe siècle leurs yourtes de feutre pour des structures de bois polygonales. Le foyer, surmonté d’un trou à fumée, est installé au centre de la yourte. À l’opposé de la porte, orienté vers l’est, et au-delà du feu, s’étend le coin d’honneur où est disposé le lit des maîtres et où s’assoient les anciens et les hôtes d’importance, visage face au levant. À leur droite, s’étend la partie pure et masculine, le coté haut, le sud, et à leur gauche, la partie opposée, féminine et impure, le « côté bas » qui est le nom du nord. Tandis que les murs méridionaux portent les instruments masculins — le fusil au sud-ouest et le harnachement des chevaux au sud-est, près de la porte — les murs septentrionaux portent les instruments des femmes, vaisselle et ustensiles de cuisine. Un contraste radical oppose le quart nord-est, secteur deux fois inférieur, et face à lui, le quart sud-ouest, deux fois supérieur où sont suspendus les objets sacrés. À l’opposé, dans le coin nord-est, sont rangés des seaux contenant les réserves d’eau et les produits laitiers. La yourte est traversée, comme le tambour et le costume, par des oppositions communes : céleste/souterrain, sec/humide, clair/obscur, masculin/féminin.
La yourte est un microcosme lié à un macrocosme et dans lequel le cosmique est intégré au quotidien. L’espace domestique n’est pas une copie du cosmos mais bien une topologie morale qui oriente la perception affective d’espaces parallèles dans lesquels s’opposent monde domestique et monde sauvage, monde féminin et monde masculin, monde inférieur et monde supérieur. Les nombreuses amulettes maintiennent cependant un réseau de correspondances entre l’habitat, le corps humain, le paysage environnant et une géographie lointaine. L’espace domestique est ainsi coordonné à l’espace virtuel constituant un espace hybride figuré sur le tambour et le costume qui portent en eux une série d’itinéraires potentiels. Les étapes successives des trajets révèlent une cognition spatiale structurée tout à fait typique d’une tradition nomade. C’est l’ensemble de ces différents registres qui forment une technologie de l’imaginaire et qui permet aux observateurs de penser l’espace virtuel « où se rencontrent les puissances d’agir du chamane, des esprits convoqués et des dieux visités. »
Le prix pour la fiancée
Le passage d’un chamanisme hétérarchique à un chamanisme hiérarchique a pu être observé par les ethnologues chez les Yukaghir, groupe de langue paléo-asiatique et dont les ancêtres étaient des chasseurs-pêcheurs dominant tout le nord-est sibérien.
Les Yukaghir de la toundra ont alors adopté le mode de vie des Toungouses fondé sur l’élevage de rennes tandis que ceux de la forêt ont maintenu jusqu’à nos jours une économie basée sur la pêche, la chasse et la cueillette et demeurent l’une des seules populations de Sibérie à n’avoir pas adopté l’élevage de rennes, même pour le transport. Les premiers ont adopté le chamanisme hiérarchique tandis que les seconds pratiquent encore le chamanisme hétérarchique. Stépanoff remarque également que les prestations matrimoniales sont différentes chez ces deux groupes. Chez les Yukaghir de la forêt, qui pratiquent encore le chamanisme hétérarchique, le gendre se rend chez la famille de sa fiancée et aide son beau-père. Le système uxorilocal et le service pour la fiancée impliquent que le gendre réside dans la maison de ses beaux-parents et demeure au service des aînés de sa femme tant que ceux-ci sont en vie. Il doit en particulier remettre tout le produit de sa chasse à ses beaux-parents qui se chargent de le distribuer. Sans bétail, ils n’accumulent pas de biens échangeables de sorte que le fiancé n’a que sa force de travail à offrir en échange d’une femme.
Au contraire, chez les Yukaghir éleveurs de rennes le régime de prestation est un mixte entre celui des Koriak et Chukch, peuples paléo-asiatiques qui pratiquent encore le service pour la fiancée, et les peuples altaïques en général qui pratiquent le prix pour la fiancée. Après un ou trois ans de service pour la fiancée, un intermédiaire négocie, au nom des parents et consanguins du prétendant, la valeur du paiement en rennes qu’ils devront réunir en échange de la jeune femme. Une fois l’accord passé, elle sera emmenée au campement du jeune homme avec sa dot. Le prix de la fiancée et celui de la dot impliquent une négociation et des transferts de biens entre les parents du fiancé et ceux de la fiancée et donc un investissement collectif de richesse de la part d’un groupe au bénéfice de l’un de ses membres.
Il est remarquable que chez les peuples altaïques l’investiture du chamane s’accomplisse sous la forme d’un mariage, comme chez les Shor de l’Altaï :
Une relation amoureuse entre chamane et esprit existe aussi chez les peuples de tradition hétérarchique mais elle n’est pas ritualisée pour l’intégrer à la communauté. La relation matrimoniale insère la communauté et brise ainsi la relation dyadique des amants. La mise en scène du mariage entre esprit et chamane, entre humain et non-humains, est similaire à un échange transactionnel :
Le chamane est redevable à la communauté qui a payé le kalym (terme turco-mongol qui désigne en Sibérie le prix de la fiancée) en vue de la négociation matrimoniale. Il y a une appropriation de la communauté de la relation dyadique.
Chez les peuples paléo-asiatiques de traditions hétérarchiques, les Chukch, les Koriak, les Itelmen et les Yupik du Béring, le prix de la fiancée est exclu. Pendant la durée du service du gendre, c’est son endurance, son adresse à la chasse et son zèle dans l’élevage qui sont testés. Le principe de substitution qui permet de payer pour autrui et d’échanger des biens contre une vie n’existe pas et ce, malgré le fait que certains Chukch soient riches. Vie et mort sont liées idéologiquement : un chamanisme typiquement hétérarchique ne peut envisager la vengeance du sang que par le sang (wergeld) et le service pour la fiancée, plaçant ainsi le corps au cœur de la relation : aide physique pour le mariage, mort physique pour la vengeance.
Au vu de ce long résumé, il semble bien que la maîtrise de l’imaginaire, du monde invisible, octroie une certaine aura à un individu en particulier. La singularité est alors l’apanage du chamane, ce qui condamne les autres membres de la société à la peur de l’invisible, à l’anonymat, et induit un appauvrissement des relations écologiques. Cette prise en otage de l’imaginaire n’est pas à prendre à la légère. Il y a bien longtemps qu’un livre ne m’avait fourni autant à ruminer, j’aborderai donc, dans une seconde partie, les différentes réflexions qu’il m’a suggérées.
Ana Minski
Correction : La sororité