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Photo de couverture : Pygmées du Cameroun
Note de lecture par Ana Minski
Les passages entre crochet sont des ajouts personnels.
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Dans son essai Décolonisons la protection de la nature. Plaidoyer pour les peuples autochtones et l’environnement, Fiore Longo explore l’impact écologique et social de quatre mythes occidentaux : la « nature sauvage », les primitifs, le savoir des experts et le capitalisme vert.
Hérités de notre passé colonial, ces mythes influencent nos modes de conservation de la nature et les représentations que nous nous faisons des populations locales. Ils sont des outils efficaces de l’idéologie capitaliste [et civilisatrice] qui, sous couvert de protection de la nature, poursuit une politique au service des intérêts économiques des élites occidentales [et des élites corrompues des nations d’Afrique, d’Asie, etc.].
C’est au moment où les scientifiques rendent compte de la destruction de la nature par l’industrialisation que des hommes développent, aux États-Unis, la notion/l’idée de « nature sauvage » (Wilderness) [synonyme pour eux de nature « vierge »].
Cette notion de « nature sauvage » est conceptualisée au XIXe siècle par des hommes qui ne sont pas au contact de la nature pour en vivre, mais qui la considèrent comme objet esthétique et d’étude, pour la chasse et la distraction.
Les supports privilégiés pour consolider et maintenir ce mythe sont les images fabriquées par les experts (scientifiques, grands propriétaires terriens, ONG) et les multinationales. Au travers des documentaires ou des dessins animés, la nature est encore trop souvent représentée sans la présence des peuples autochtones. [Comme si la nature sauvage ne pouvait être qu’une nature vierge de toute présence humaine, de toute anthropisation.]
Cette fascination pour une nature conçue comme vierge de toute intrusion humaine est à l’origine de la conception des parcs nationaux américains qui mêlent Ouest « sauvage » et identité nationale.
Les premiers parcs nationaux américains ont été créés sur des terres habitées par des peuples autochtones. Mais le mythe mêlant nature « sauvage » et identité nationale ne pouvait fonctionner qu’en les expulsant :
TheodoreRoosevelt, président des États-Unis de 1901 à 1909, souvent présenté comme un amoureux et protecteur de la nature, était un riche aristocrate, un féroce chasseur et un raciste :
« Dans un discours prononcé en 1905 pour le centenaire de la naissance d’Abraham Lincoln, l’abolisseur de l’esclavage, le président Roosevelt appelle “ la race avancée’’ à “préserver indemne la haute civilisation forgée par ses ancêtres’’ et à aider “ la race arriérée’’, “l’homme de couleur’’, à acquérir “les avantages inestimables de la liberté, de l’efficacité industrielle, de la capacité politique et de la moralité privée’’.3 »
Il créa, durant son mandat, « 150 forêts nationales, 51 réserves nationales d’oiseaux, quatre réserves nationales de gibier, cinq parcs nationaux et 18 monuments nationaux sur plus de 230 millions d’hectares de terres publiques » (p. 35). sans aucune considération pour les peuples autochtones qu’il méprisait. En 1909, durant l’expédition « Smithsonian-Roosevelt4 » qu’il dirigea en Afrique, environ 11 400 animaux furent tués pour le Musée d’histoire naturelle des États-Unis. Il écrira que l’Afrique est un « vaste jardin […] où ces sauvages détruisent les forêts5 ».
[En 1964, la loi fédérale nommée Wilderness Act codifiera les pratiques de protection de la nature, définissant la nature sauvage comme :
« un lieu où la terre et sa communauté de vie ne sont point entravés par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur de passage6. »]
Les parcs nationaux protecteurs d’une « nature sauvage » vont s’exporter en Asie et en Afrique. Ce modèle de conservation-forteresse sera responsable de l’expulsion de 14 millions de personnes rien qu’en Afrique.
[À partir de la fin du XIXe siècle, les richesses de l’Afrique intéressent de plus en plus les pays européens et les États-Unis7. Afin de régler les rivalités entre les pays, le chancelier de l’Allemagne, Otto von Bismark convoque la conférence de Berlin en 1884. Durant cette conférence, aucun acteur africain n’est présent. Les puissances européennes, la Russie, l’Empire Ottoman et les États-Unis décident seuls du « partage » de l’Afrique.] Au terme de cette conférence, l’État indépendant du Congo, territoire appartenant en propre au roi de Belgique Léopold II, souverain de fait de 1885 à 1908, est reconnu comme puissance souveraine. L’ivoire8 et le caoutchouc étaient alors les principales ressources économiques du régime. Leopold II est connu pour la brutalité avec laquelle il a dirigé le soit-disant « Congo libre » où meurtres, esclavage et violence étaient monnaie courante afin d’obtenir le caoutchouc brut à moindre coût. Entre 1885 et 1908, plus de 10 millions d’autochtones meurent pour alimenter le marché du caoutchouc.
Le premier parc national sur le continent Africain sera créé par Albert Ier, roi de Belgique de 1909 à 1934. II crée le parc national Albert en 1925. Le parc sera renommé, en 1969, parc des Virunga et sera agrandi pour atteindre sa surface actuelle de 7 900 km². Son directeur actuel est le prince belge Emmanuel de Merode [anthropologue et primatologue]. L’objectif du parc est la préservation de la faune, notamment des gorilles des montagnes, et la science. [Plusieurs industries pétrolières sont intéressées par l’existence potentielle de pétrole, exploitation strictement interdite et dénoncée par le directeur E. de Merode. Il serait intéressant de décortiquer le projet « communautaire » du parc qui veut être un acteur économique majeur : « l’Alliance Virunga vise à favoriser la paix et la prospérité par le développement économique responsable des ressources naturelles. (…) Son programme de développement est axé sur trois piliers: le tourisme, l’énergie et l’agriculture. » Il a participé à la construction de trois centrales hydroélectriques à Mutwanga, Matebe et Luviro : https://virunga.org/fr/alliance/] ;
Comme l’écrit Fiore Longo, « Paradoxalement, la ‘‘nature sauvage’’ n’existe, d’une certaine manière, que si nous pouvons la voir, l’étudier et la consommer. » (p. 33) [Ce à quoi je rajouterais : la contrôler pour mieux la dominer.]
Dans les années 1950, la Société zoologique de Francfort s’implique dans la conservation du Serengeti et commence à soutenir le développement de parcs nationaux en Afrique. Depuis lors, elle s’est de plus en plus impliquée dans la protection et la préservation des animaux en voie de disparition et de leur environnement dans le monde entier. Fortement influencée par les idées de son principal directeur, Bernhard Grzimek, zoologiste allemand membre de la NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands ou parti nazi) et de la SA (Sturmabteilung, organisation paramilitaire du parti nazi), qui déclara : « À cause des massaï, le parc national doit être réduit d’un bon tiers (…) Un parc national est un morceau de nature sauvage (…) Les humains, même autochtones, ne doivent pas y vivre.14 » Il décrivit le Serengeti et le Ngorongoro comme « notre zoo géant » (p. 98) La SZF considère encore aujourd’hui que la population locale et son bétail sont l’une des principales menaces à la survie de l’écosystème15. [Bien que cela soit faux, il est important de rappeler que, même dans le cas contraire, aucun gouvernement, aucun industriel, aucune ONG ne devrait avoir le droit d’œuvrer pour déposséder les peuples de leur souveraineté].
Dans les parcs nationaux, l’unique présence humaine tolérée est celle des experts et des touristes sous prétexte qu’ils apportent des « centaines de millions de dollars à l’économie locale ». Chasser des animaux à des fins scientifiques ou sportives est considéré comme moralement acceptable mais pas pour que les peuples indigènes se nourrissent.
Le 8 septembre 1906, au zoo du Bronx, Ota Benga, un homme du peuple Mbuti, originaire de la colonie belge du bassin du Congo, est exhibé, avec le soutien de la Wildlife Conservation Society, dans un enclos consacré aux singes. Le 16 septembre 1906, plus de 40 000 visiteurs se rendent au zoo pour le voir. Libéré un temps de l’enclos, jonché d’ossements pour évoquer le cannibalisme, il sera poursuivi dans le zoo par des visiteurs qui le frappent dans les côtes et se moquent de lui. Les protestations du public, et notamment celles des ecclésiastes baptistes afro-américains, ont mis fin à l’exhibition de Benga le 27 septembre 190618.
Si les zoos humains ont existé, c’est parce que les autochtones étaient considérés comme le chaînon manquant entre le singe et l’homme blanc civilisé. Ils étaient les représentants de l’enfance de l’humanité, et les théories racialistes des scientifiques, qui distinguaient les peuples comme des races distinctes et les hiérarchisaient, consolidaient le sentiment de supériorité de l’homme blanc.
En théorisant les races, les scientifiques ont participé à théoriser la « race blanche » et son soit disant suprémacisme.
Considérés comme arriérés, paresseux, sales, irrationnels, les « primitifs » devaient être éduqués, ou dressés et exhibés comme des animaux. La mission civilisatrice vint ainsi justifier les colonisations. Cette infériorisation justifie encore aujourd’hui l’idéologie du développement. [Les théories racialistes ont été rejetées depuis par les scientifiques, mais une vision hiérarchisante des technologies, et donc des cultures, est toujours d’actualité. Cette hiérarchisation valorise les techniques les plus autoritaires et prédatrices, et participent au mépris des modes de vie des peuples non civilisés, qui n’ont pas une gouvernance étatique et dont les techniques sont plus démocratiques. Dans notre démarche, nous proposons d’inverser cette hiérarchie.]
C’est parce que les peuples autochtones sont considérés comme irrationnels et irresponsables, que les signataires de la convention de Londres (1933) ont accusé les autochtones d’être responsables de l’extinction des animaux en Afrique.
Pourtant, ces territoires, habités par les peuples autochtones et qui couvrent 22 % de la planète, abritent 80 % de la biodiversité mondiale.
« Lorsque les Baka ramassent des ignames sauvages, ils laissent souvent une partie de la racine intacte dans le sol ou enterrent des parties de tubercules dans l’intention de favoriser leur régénération. Cela permet à des poches d’igname, la nourriture préférée des éléphants et des sangliers, de se répandre dans la forêt. C’est pourquoi il y a tant d’éléphants dans les endroits où vivent les Baka. Peu de personnes au monde entretiennent une relation aussi étroite avec les éléphants de forêt. Ils les classent en plus de quinze catégories différentes selon l’âge, l’apparence, le sexe, le caractère et le pouvoir magique. De nombreux Baka croient que, une fois morts, leurs esprits se rendent au cœur de la forêt, où ils marchent aux côtés des éléphants, tels des bergers gardant leurs troupeaux. » (p. 64-65)
Chez les Baka, comme chez tous les peuples autochtones, il existe des tabous qui codifient et ritualisent la chasse et empêchent la surchasse, ce qui permet de maintenir l’équilibre de l’écosystème.
Le Serengeti est un environnement semi-aride avec des précipitations imprévisibles et des sécheresses fréquentes, les groupes Massaï déplaçaient donc leur troupeau depuis des générations en fonction des changements saisonniers, de la disponibilité des puits d’eau et des rivières semi-permanentes. Le fumier, humain et animal, enrichissait le sol et l’usage du brûlis encourageait la croissance de nouvelles prairies pour le pâturage. Le brûlis permettait de lutter contre la croissance des broussailles qui attiraient la mouche tsé-tsé.
« Pour résumer, le Serengeti n’avait pas besoin de Grzimek pour être ce qu’il était : un écosystème complexe dans lequel les humains, les animaux et les plantes interagissaient. » (p. 99)
[Les recherches archéologiques de ces dernières années tendent à prouver que les forêts actuelles dites « vierges » de toute activité humaine sont un mythe. L’homme s’est répandu partout et, comme toute autre espèce vivante, il interagit avec son milieu. Bien que le pastoralisme a des impacts importants sur les peuples chasseurs-cueilleurs, sur la faune et la flore sauvages19, ce ne sont pas les pratiques pastorales des nomades qui sont responsables de l’écocide actuel mais un mode de production et de subsistance fondé sur la domestication du vivant et sa marchandisation, un système de prédation des ressources à des fins idéologiques, comme l’idéologie du progrès, et lucratives.]
Les experts civilisés, fiers de leur technologie [autoritaire et prédatrice] et de leurs connaissances [plus théoriques qu’empiriques], prétendent mieux connaître les territoires que les peuples autochtones qui les occupent depuis des siècles. Cette prétention coloniale est un moyen efficace pour inférioriser et exproprier les peuples colonisés. Considérés comme responsables de la destruction environnementale et ignorant les moyens de conserver la nature, les populations locales sont invisibilisées, voire criminalisées.
« … la création des aires protégées et la criminalisation des modes de vie autochtones ont aussi permis aux colonisateurs de couper l’accès de nombreux Africains aux ressources communes et, en détruisant leur autosuffisance, de rediriger la main-d’œuvre africaine vers les fermes et les plantations. » (p. 61)
Ces méthodes d’accaparement des terres est similaire aux pratiques mises en place régulièrement par les puissants pour déposséder les populations de leurs moyens de subsistance20.
En 1961, lors de la conférence sur la protection de la nature africaine en Tanzanie (Arusha) 185 experts de 26 pays se sont rencontrés pour fournir une expertise technique dans la planification et la gestion des zones de conservation dans toute l’Afrique. Le « manifeste d’Arusha » de Julius Nyerer, premier ministre du Tanganyika (aujourd’hui partie continentale de la Tanzanie), se réjouit que la conservation de la faune africaine devienne un problème mondial. La nature africaine appartient désormais à l’humanité et c’est grâce aux experts occidentaux qu’elle pourra être protégée :
« La conservation de la faune et des espaces naturels nécessite des connaissances spécialisées, du personnel qualifié et de l’argent, et nous nous tournons vers d’autres nations pour coopérer avec nous dans cette tâche importante dont la réussite ou l’échec affectera non seulement le continent africain, mais également le reste du monde. » (p. 88)
Parmi les experts présent à Arusha, figurait Julian Huxley, un eugéniste et biologiste anglais, premier directeur de l’UNESCO, qui allait devenir l’un des fondateurs du WWF. C’est d’ailleurs à cette occasion que sera créé le WWF destiné à soutenir les experts occidentaux.
En 1991, le président du WWF était le prince Philip21, chasseur célèbre. En 2013, Peter Falk, membre du conseil d’administration du WWF Afrique du Sud, a abattu un éléphant au Cameroun22.
Leur objectif semble bien être le même qu’à l’époque coloniale : s’assurer que la faune est disponible pour l’usage des riches, autochtones et étrangers, tandis que l’exploitation des ressources du continent africain à des fins lucratives se poursuit.
Plusieurs experts firent remarquer, lors de la conférence d’Arusha, que « les animaux sauvages représentaient la plus grande attraction. »
« L’amélioration des transports et le boom économique de l’après-guerre étaient en train de jeter les bases d’un tourisme de masse potentiel, qui pourrait être exploité pour sauver la nature africaine des Africains eux-mêmes. » (p. 91)
De grandes ONG de la protection de la nature concluent des partenariats, dans le cadre notamment des crédits-carbone, avec de grandes entreprises qui polluent (Shell, Total, Loréal, etc.), et transforment la nature en un objet consommable par les touristes.
La famille Wildenstein, qui a fait fortune grâce au commerce de l’art, est propriétaire de 23 000 ha de savane au Kenya. Leur propriété, Ol Jogi, est devenue un « conservatoire » parce qu’ils laissent une partie de leur terre aux animaux sauvages. Le statut de conservatory permet au Wildenstein de recevoir des dons et des aides internationales. Les touristes peuvent profiter des hébergements de luxe et des offres de safari qui coûtent des milliers d’euros. Les Wildenstein posséderaient 15 % de la population mondiale restante de zèbres de Grévy et plus de 40 des 790 rhinocéros noirs restant en Afrique de l’Est. Mais les rhinocéros d’Ol Jogi sont originaires, entre autres, d’Afrique du Sud. D’autres espèces exotiques au Kenya comme les ours, les tigres, certains singes ont été importées dans la propriété. Au Kenya, ce sont plus de 60 conservatoires privés, de zoos privés pour les riches. Une grande partie de ces terres fertiles étaient autrefois habitées par des peuples pastoraux qui ont été exclus de ces nouvelles aires de protection privées offertes aux colons par la couronne britannique dans les années 1920 et converties en « conservatoires ».
Dans les années 1920, le gouvernement colonial donne à la famille Craig, qui entretient des relations étroites avec la famille royale britannique, un ranch de 251 km². Dans les années 90, suite à l’effondrement de l’industrie bovine, et pour éviter de vendre ses terres, Ian Craig a décidé de consacrer le ranch au tourisme animalier. Pour cela, il s’est procuré davantage de rhinocéros et d’animaux emblématiques. En 1995, il crée le Lewa Wildlife Conservancy (LWC) aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Enregistré en tant qu’organisme de bienfaisance aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, LWC reçoit des fonds provenant d’institutions financières internationales telles que la Banque mondiale et d’ONG telles que le WWF.
En 1992, lors du Sommet de la terre à Rio, réunissant 189 pays, il a été clairement mentionné d’allier protection de la nature et croissance économique23.
Conclusion
Un réseau d’aires protégées couvrent 17 % de la planète. La création de ces aires n’a pu se faire qu’en expropriant les peuples autochtones qui y vivaient. Considérées comme sans propriétaires, les terres ont été accaparées et placées sous le contrôle du système capitaliste. Les seuls experts de ces aires sont désormais les colonisateurs et les scientifiques, et leurs seuls clients, les touristes.
Les parcs nationaux sont un outil par lequel l’influence des institutions internationales, des grandes entreprises, des particuliers et des ONG du Nord s’accroît. Les cinq grandes ONG de conservation de la nature (WWF, WCS, Conservation International, African Wildlife Foundation, The Nature Conservancy) représentent plus de 70 % des budgets mondiaux de conservation. Ces ONG sont généreusement financées par des multinationales telles que Shell, Total, etc. Le prix à payer pour ces généreux dons est le silence concernant leur comportement environnemental.
Accuser les peuples autochtones est une inversion accusatoire qui invisibilise les véritables causes du désastre écologique en cours : la civilisation, le capitalisme et leur cohorte de mythes tels que celui du progrès, de la neutralité des techniques et de la science, du suprématisme humain24.
Critique
Bien que son livre jette une lumière importante sur le caractère délétère du système de conservation (passé et actuel), il est regrettable que l’autrice ait fait usage, tout au long de son essai, de la locution « nature sauvage » entre guillemets. Ce procédé indique qu’elle rejette ce concept, mais aussi celui de « nature ». En n’explicitant pas les notions « nature », « nature sauvage » et « nature vierge », la confusion entre ces trois termes est maintenue. L’autrice, tout comme l’organisation Survival international dont elle fait partie et dont les fondements structurent son essai, remet en question la pertinence du concept même de « nature ».
« Sauvage » est un adjectif qui s’oppose à « domestique », c’est-à-dire la domus, la maison du maître propriétaire des femmes, des enfants, des esclaves, de la basse cour.La domestication est doncle contrôle de la reproduction, la sphère de la reproduction appartenant au pater familia. Si nous voulons nommer ce qui échappe au contrôle de l’homme, à l’artificialisation généralisée, il est important de ne pas décrédibiliser ce qui va à l’encontre de la domestication : le sauvage et la féralité25. Pour ces mêmes raisons, il est important de distinguer nature sauvage de nature « vierge ». La nature « vierge » renvoie à une conception occidentale qui considère toute interaction de l’homme avec la nature comme impure, néfaste ou comme profondément domesticatrice. Une nature qui ne serait pas « vierge » serait une nature définitivement « souillée » ou définitivement artificielle, anthropisée. Je renvoie ici à mon essai, Sagesses incivilisées, qui analyse toutes les analogies reliant nature et femme, nature et sauvage, nature et étranger, analogies qui créent des couples opposés et hiérarchisés tels que nature/culture, femelle/mâle, émotion/raison, etc., au bénéfice d’un idéal de masculinité domesticatrice et prédatrice.
Distinguer nature sauvage et sphère domestique permet d’identifier un des mécanismes du capitalisme qui est celui de la domestication généralisée du vivant pour mieux le contrôler, l’exploiter, le réifier, le marchandiser26. Accepter le concept de sauvage, libre, non domestiqué, aurait évité à l’autrice de présenter les peuples autochtones comme les façonneurs du Serengeti dans son entièreté, du Yosemite, etc., puisque cela l’aurait obligé à prendre en compte tous les animaux et toutes les plantes sauvages qui composent et agissent aussi sur ces territoires, de manière libre.
Présenter les peuples autochtones comme les façonneurs et « les meilleurs protecteurs », au lieu de nuisant peu (ou pas) à la nature, est une vision anthropocentrée essentialisant les peuples autochtones. Cette vision, selon laquelle l’Homme serait le gestionnaire de la nature, non seulement nie la nature comme nature sauvage, mais aussi prétend que le Vivant devrait être redevable à l’Homme. C’est invisibiliser les impacts écologiques et sociaux des peuples autochtones selon les techniques de subsistance qu’ils ont adoptés. C’est s’interdire, sous prétexte que ces peuples sont injustement expropriés, et qu’ils sont moins nuisibles pour la nature, de mener une critique radicale des modes d’organisations sociales, économiques, idéologiques et techniques. Les peuples autochtones différent les uns de autres, certains ont une culture fortement misogyne et ont développé des modes de subsistance basés sur des techniques de domination, telle que la domestication, et peuvent avoir un impact négatif sur leur environnement. Ce qui n’est pas une raison pour les expulser, les déposséder de leurs terres ou de leur souveraineté.
Cela suggère que la nature, en-dehors de toute intervention humaine, n’existe plus. Réduire la nature à un « paysage » façonné par les peuples autochtones témoigne de l’influence d’un anthropocentrisme domesticateur sur la pensée de l’autrice.
Enfin, la nature sauvage existe encore bel et bien. Pas seulement dans les haies de nos campagnes, ou dans les forêts et les montagnes. Il suffit de se promener dans les friches et les terrains vagues, de contempler les vols d’étourneaux, d’imaginer les bactéries et les méduses, pour s’en convaincre. Malgré toutes les tentatives de contrôle, elle reste la sauvageresse qui compose tout être vivant, et le vivant au sens large, la nature reprenant toujours ses droits sur les ruines des civilisations effondrées. La sauvageresse est ce qui rend possible la féralité. C’est en acceptant cette nature sauvage, c’est-à-dire le fait qu’elle existe par elle-même, hors de toute tentatives de domestications, d’appropriation, de bricolage, que nous pourrons nous protéger de la prédation capitaliste, et peut-être renouer un jour avec un mode de vie plus juste, plus libre, immanent, vibrant, plus sobre aussi, c’est-à-dire un mode de vie sauvage, donc, primitif.
Ana Minski
Relecture : Lola
Références
1https://archive.org/details/outofvaporssocia00paig/page/n5/mode/2up
2https://earth.org/conservation-indigenous-people/
3https://www.lemonde.fr/international/article/2022/01/25/theodore-roosevelt-un-heros-americain-deboulonne_6110817_3210.html
4https://greenwashingeconomy.com/roosevelt-ecolo-ou-psychopathe-raciste-supremaciste/
5Roderick Neumann, « Churchill and Roosevelt in Africa : Performing and Writing Landscapes of Race, Empire, and Nation », Annals of the Association of American Geographers, 103-6, 2013, p. 1380. in Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert, Flammarion, version numérique.
6https://fr.wikipedia.org/wiki/Wilderness_Act
7https://www.youtube.com/watch?v=1fOJL_Z7JTA
8« I am desirous to see you purchase all the ivory which is to be found on the Congo » écrira Léopold II : Stengers Jean. Leopold II et la rivalité franco-anglaise en Afrique, 1882-1884. In: Revue belge de philologie et d’histoire, tome 47, fasc. 2, 1969. Histoire (depuis l’Antiquité) — Geschiedenis (sedert de Oudheid) pp. 425-479.
doi: https://doi.org/10.3406/rbph.1969.2770
9https://www.lemonde.fr/vous/article/2006/01/31/les-elephants-du-kruger-ont-la-vie-trop-douce_736389_3238.html
10https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/une-enquete-de-peta-revele-les-liens-entre-le-president-sud-africain-et-l-industrie-de-la-chasse-aux-trophees_149310
11https://www.lemonde.fr/archives/article/1996/12/29/la-democratie-sud-africaine-et-la-contraception-des-elephants_3739974_1819218.html ; https://www.krugerpark.co.za/krugerpark-times-2-15-elephant-contraception-20552.html
12https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/video-des-elephantes-sous-contraception-en-afrique-du-sud_100649
13https://www.wildanimalinitiative.org/blog/contraception-and-welfare
14Bernhard et Michael Grzimek, Le Serengeti ne doit pas mourir. 36 700 animaux cherchent un État, in https://www.instagram.com/p/C038RU1vy5S/, consulté le 18 novembre 2024.
15https://www.survivalinternational.fr/peuples/massai
16https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/envoye-special/video-pour-faire-place-a-la-reserve-de-chasse-du-prince-heritier-de-dubai-les-massais-de-tanzanie-sont-expulses-de-leurs-terres_5576766.html
17https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/06/tanzania-authorities-brutally-violated-maasai-amid-forced-evictions-from-ancestral-lands/
18https://humanzoos.org/
19« Comme le souligne l’activiste britannique Stephen Corry “avec de nombreux peuples différents (notamment les Rendille, Borana, Gabbra, Turkana, Pokot, ainsi que les Samburu et Massaï) utilisant le même territoire, il existe un équilibre permanent entre le voisinage, les valeurs partagées et le potentiel de friction, souvent en raison de la concurrence pour le pâturage et l’eau.’’ » (p. 136)
20https://lesruminants.com/2022/03/09/capitalisme-immigration-racisme-de-said-bouamama/
21Celui qui voulait se réincarner en virus pour réduire la population mondiale : https://www.businessinsider.com/prince-philip-quote-reincarnating-deady-virus-resurfaces-twitter-2021-4
22https://www.peterflack.co.za/hunt-conservation-elephant-cameroon/
23https://lesruminants.com/2021/05/04/lenfer-des-energies-propres/
24https://lesruminants.com/2023/09/01/quest-ce-que-lanarcho-primitivisme-feministe/
25La féralité a été définie par les zoologistes pour les animaux domestiques retournés à l’état sauvage, puis par les botanistes pour les plantes échappées des cultures et naturalisées.
26C’est pourquoi je fais remonter la naissance du capitalisme à l’apparition de la domestication animale.