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Illustration de couverture : Réminiscences, Ana Minski
Poème écrit en 2012 et publié dans le numéro 2 de la revue Créatures en octobre 2014.
L’ogresse aux narcisses
à Naima Benhebbadj
1
À chaque vertèbre s’attachent mes nerfs, mis à nus pour l’enfantement.
Mouvements saccadés, corps aux articulations douteuses,
doigts dans bouche entrouverte et regards effarés.
Aux oreilles parviennent l’aboiement d’un chien,
le roucoulement des pigeons.
Sous la table, recroquevillés, en rage et en pleurs,
les souvenirs hasardeux grouillent.
En petite fille hostile, sadique, envieuse,
à la robe de peurs, de frustrations et d’angoisses
ils s’incarnent.
Les souvenirs, bientôt femme perfide,
usant de la supplication comme d’une guillotine,
sont mon double redoutable.
« Tout a changé, tout change,
aucune répétition n’est possible » :
pressentiment d’enfance.
Plus hargneuse, et plus forte, et plus sûre :
« aucune répétition n’est possible »…
Mais les souvenirs contingents sont pugnaces
et bien trop complaisant le regard, bien trop nostalgique.
Ainsi l’autre survit et grandit, en grande peur et en grande haine.
Aucun chant, aucun rire, aucune danse ne secoue jamais son corps.
Ses grands yeux ne voient pas, sa grande bouche ne parle pas,
ses grandes oreilles n’entendent pas, ses grandes narines ne sentent pas,
sa grande peau ne touche pas. Toujours seule, en elle-même.
Amphore close au contenu acide.
Ma trop grande pitié, ma trop grande lâcheté
m’aveuglent. « Mon double ne peut être aussi immonde. »
Mais derrière ses regards de bête apeurée,
derrière ses gestes d’enfant timide, derrière ses borborygmes
au ton sensible, se cache une grande méchanceté.
Malgré tout, je me mens encore et la soutiens.
Et je lui offre, à Mullner Hauptstrasse[1]1 À Salzburg connu comme “route du suicide” cf. Georg Trakl et Thomas Bernhard.,
un domaine où croître et vivre en toute quiétude.
Et Mullner Hauptstrasse devient
un charnier-plein-air que le foehn grignote :
Respiration suffocation respiration suffocation expiration…
Les crânes se balancent au-dessus d’une langue tortionnaire,
et le bleu-mer-d’hier est un défilé de pluies et de wagons d’années maudites.
2
Revêtue de narcisses jaunis, l’ogresse maintient sa victime à bout de bras
et étrangle de ses doigts puissants la frénésie du matin.
Suspendus aux arbres du jardin, les cadavres gouttent
sur les fleurs blanches jonchant le sol.
Tandis que les rats flairent de loin le festin à venir, les chats, dont la langue râpeuse déchire les
pétales, lèchent le sang des noces, et l’ogresse, au fond de son alcôve,
se lamente, tel un métronome à la sinistre régularité,
impuissante à changer ses haillons en parure.
À chaque aube, l’ocre illumine les narcisses.
Et toujours, le même espoir me surprend :
« Changera-t-elle ? »
Les murs s’élèvent entre ses cadavres et moi.
Est-il permis de rêver à la libération ?
Ainsi, petite fille dans un jardin sombre j’entends
Comme un écho lointain et familier le rire dément
De l’être impuissant qui défigure et mutile.
Petite fille vêtue du lilas des jardins
Prête à cogner frapper cogner frapper cogner frapper cogner frapper
destruction du mur, destruction du mur, destruction de la maligne…
Elle croît jusqu’à dépasser les murs, jusqu’à éclater les toits.
Plus aucune demeure ne la cache, plus aucune alcôve ne la protège.
Elle tient ses deux mains en armure et maintient à distance
Le reflet que lui renvoie les gouttes de rosée sur les narcisses ensanglantés.
Lasse déjà des années fortuites où
Comme en un funèbre repas
Mon appétit dément l’angoisse des matins.
Et lasse, mille fois lasse, de porter
Le sourire spectral de l’ogresse
Qui noue mes fantômes un à un
Les sangle et les noie…
Je me décide enfin et comprend :
Le don de trahison est l’accent de l’ouvre-âme.
Et ne voilà-t-il pas que je grandis à mon tour
Au rythme du cri de tous ses cadavres
Uni à celui de la faune et la flore et du minéral.
Les narcisses piétinés par les morts heureux de danser
Et l’ogresse meurtrie par une colonie de moineaux.
Elle s’abat sur Mullner Hauptstrass pour la dernière fois.
Le festin commence.
Je débite ma souffrance.
Je la débite soigneusement et l’offre en partage aux rats, aux chats,
aux chiens, aux pigeons…
Les pavés, les orties, l’herbe et l’argile boivent le sang de la bête.
Je souris à mon double dépecé, embrasse ses lèvres muettes
et dévore son cœur.
La joie est à ce prix :
Carnaval vorace qu’un sourire d’adieu retourne en son sein.
Ana Minski
References[+]