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Chronique radio de décembre 2017 : Avant la figuration
Nous pouvons envisager les premiers objets découverts en archéologie et qui témoignent d’un jeu des formes, des couleurs, des matières, comme les premières apparitions d’un souci esthétique.
Très tôt, des curiosités naturelles ont été collectées comme en témoigne le galet de Makapansgat en Afrique du Sud qui aurait été transporté, il y a 3 millions d’années, par un Australopithèque sur plusieurs kilomètres. C’est un galet de jaspilite (variété de jaspe zoné à lit ferrugineux) qui a la particularité d’évoquer un ou plusieurs visages. Cette sensibilité aux formes et aux couleurs se développe largement au Paléolithique inférieur, c’est-à-dire à partir de 600 000 avant le présent, pendant tout l’Acheuléen, qui correspond aux industries lithiques rattachées à Homo erectus. L’un des objets les plus caractéristique témoignant d’un souci esthétique est le biface. C’est un outil façonné sur un bloc de roche qui présente une double symétrie. Il est en forme d’amande. Il apparaît une première fois en Afrique, entre 1,7 à 1,6 millions d’années, une deuxième fois en Chine, vers 800 000 ans, et une troisième fois en Europe il y a environ 600 000 ans. On observe une même évolution vers toujours plus de finesse et de régularité, toujours plus de rectitude dans la ligne des tranchants, toujours plus de perfection dans leur double symétrie. La symétrie du biface ne joue pas un rôle fonctionnel décisif, elle semble véritablement être une source d’émotion esthétique.
galet de Makapansgat
L’homme du Paléolithique transforme également des objets qui ont éveillé sa curiosité. C’est notamment le cas avec la “statuette” de Bérékhat-Ram, découverte sur le plateau du Golan en Syrie. Cet objet en roche volcanique a une forme naturelle qui évoque une statuette. Elle se trouvait entre deux couches volcaniques datées précisément de 250 000 et 280 0000 avant le présent. Après une observation réalisée à l’aide d’un microscope à balayage électronique, des traces ont été relevées au niveau du cou et des bras. D’après les auteurs de cette étude ces traces ont été volontairement accentuées par l’homme à l’aide d’une pointe lithique.
Statuette de Bérékhat-Ram, in Lorblanchet 1999
Un certain nombre d’outils contenant un fossile ont également été mis au jour. L’un des plus beaux exemplaire est le biface provenant de West Tofts en Angleterre, daté de 100 000 avant le présent. Il a été taillé en tenant compte de la présence, dans le bloc de matière première, d’un coquillage fossile. Le tailleur s’est arrangé pour façonner son biface de manière à ce que le coquillage apparaisse au centre d’une des faces, comme pour mieux mettre en valeur la symétrie de l’objet. Il s’agit d’un élément décoratif qui ne présente aucune utilité pratique.
Biface de West Nofts (Angleterre) in de Beaune, 2017
Très tôt, les préhistoriques sont attirés par la variété minéralogique des roches, leur aspect, leur couleur… De nombreux outils ont été façonné sur des matières premières difficiles à tailler mais très belle. Vers 700 000, au Maroc, a été mis au jour un outil bifacial en cristal de roche ; des bifaces en cristal de roche ont été taillé tout au long du Paléolithique inférieur. À Fontmaure, dans la Vienne, les tailleurs néandertaliens ont taillé un grand nombre d’outils sur du jaspe noir et du jaspe blond.
Pointe moustérienne de Fontmaure (Vienne), in Lorblanchet, 1999
Nous pouvons nous demander si ces outils préhistoriques étaient investis d’un pouvoir surnaturel, d’une efficacité magique. Ce ne serait pas si surprenant même si rien ne permet de l’affirmer. Les exemples ethnologiques nous renseignent sur l’importance de l’approvisionnement, de la taille et de l’utilisation des outils qui sont des actes sacrés. En Australie ces actes réactualisent les travaux des héros du Temps du rêve. Ce sont des activités accompagnées de rites et de chants traditionnels. Que ce soit en Australie ou chez les Indiens d’Amérique la qualité du matériau et son aspect esthétique sont importants. En ce qui concerne le cristal de roche, des sorciers australiens pratiquaient des conjurations à l’aide du cristal pour guérir les malades. Sur le site de la Sima de los Huesos (Espagne), un biface, façonné sur un bloc de quartzite rouge et jaune, est le seul outil lithique associé à 28 individus du type Homo heidelbergensis, daté de 350 000 BP. Il a été perçu par certains préhistoriens comme le témoignage d’une pensée symbolique liée à un rite funéraire. Les très beaux bifaces du Nadouiyeh en Syrie ont également inspirés des théories sur l’apparition du symbolisme : le biface comme marqueur social, indicateur sexuel, ou symbole de l’image de l’homme par sa verticalité et sa symétrie…
Biface Sima de los Huesos
Pendant tout le Paléolithique se développe aussi l’utilisation des colorants, aussi bien en Afrique, qu’en Inde et en Europe. À Nice, sur le site de Terra Amata, 75 débris d’ocre, datés de 380 000 ans, ont été découverts. Provenant certainement de limonite jaune, ils montrent des nuances de rouge, de brun et de jaune, et auraient été brûlés dans les foyers puis transformés en ocre rouge. Ce sont les Acheuléens qui ont commencé à utiliser les ocres, vers – 400 000, en les ramenant dans les habitats et en les traitant pour en faire de la poudre. Les broyeurs de colorants, les meules et les palettes font leur apparition vers – 150 000 en Europe oriental. Les oxydes de fer et de manganèse noir semblent avoir été découverts plus tard par les sociétés néandertaliennes, qui diversifient leur palette en y ajoutant les produits noirs du manganèse et du fer façonnés souvent en crayons. Les colorants noirs ont particulièrement été utilisés par les néandertaliens du Périgord, tandis que les néandertaliens d’Europe orientale utilise l’ocre rouge. Ces phénomènes culturels peuvent être interprétés comme des indices d’une utilisation symbolique des colorants. Ils en diversifient également l’utilisation l’associant parfois aux sépultures.
Au Moustier en Dordogne, un squelette néandertalien a été saupoudré d’ocre rouge, au Pech de l’Azé (Dordogne) c’est une centaine de petits blocs d’oxyde de manganèse, raclés, appointés en forme de crayon, qui ont été mis au jour. Il est possible qu’ils aient été utilisés pour des peintures corporelles. À Murcia ce sont des coquillages peints datant de 50 000 qui ont été découverts. En 2012, un disque rouge a été datée dans la grotte d’El Castillo en Espagne à 40 800 ans, elle pourrait être l’œuvre de l’homme de Neandertal. Des datations, obtenues par Uranium-Thorium, vieillissent de plusieurs milliers d’années l’apparition des peintures pariétales, obtenant des dates de plus de 65 000 ans : un panneau peint dans la grotte de La Pasiega (Cantabrie), des mains peintes au pochoir dans la grotte de Maltravesio (Cáceres), et des traces rouges sur des stalagmites à Ardales (Málaga). Ces fresques rupestres seraient à ce jour les plus anciennes du monde. Cependant, ces dernières découvertes sont encore en discussion (voir ici et là). La grotte de Bruniquel présente, à plusieurs mètres de l’entrée, une structure circulaire en calcite (essentiellement des stalagmites) construite par des Néandertaliens et datée de 176 000 ans. Elle est le premier témoignage de la fréquentation du milieu souterrain par les néandertaliens.
Grotte de Bruniquel (Tarn-et-Garonne)
Les colorants ne sont pas des substances banales, il est fort possible que leur utilisation ait une forte charge symbolique. Dans certaines cultures le rouge peut signifier « père », « femme », « émotion »… selon la situation et le contexte. Les colorants ont certainement été utilisés pour des peintures corporelles ou des peintures sur matière périssable telle que l’écorce. Certains fossiles d’Homo neandertalensis sont accompagnés de colorants mais aussi de restes animaux : en Syrie une mandibule de sanglier, à Qafzeh un bois de cerf et des coquillages, à Nahr Ibrahim de l’ocre rouge et un daim.
Ces nouvelles connaissances questionnent quant à la complexité et l’éventualité d’une cosmogonie néandertalienne.
Ana Minski