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I. L’origine conceptuelle des archétypes
Étymologiquement, le mot archétype, du grec archétypos (ἀρχέτυπος), signifie « qui constitue un modèle ».
Il est francisé dès le XIIIe siècle pour désigner le modèle originel et spirituel du monde matériel.
La première conception de l’existence de modèles spirituels préexistants au monde a été développée dès l’Antiquité grecque par Platon qui désignait ces modèles par les termes « forme » (εἶδος) ou « idée » (ἰδέα). Les idées, selon le concept platonicien, sont des réalités idéales, les modèles de toutes les choses qui existent indépendamment de l’intellect. Le monde réel, celui de la matière, seul intelligible à l’homme, n’en serait qu’un simulacre.
Les idées seraient donc extérieures à notre esprit et posséderaient une réalité objective, séparée et indépendante de l’objet individuel qui leur est lié. Universelles, parfaites, éternelles et immuables elles habiteraient une sorte d’univers céleste, une région transcendantale. Les objets sensibles seraient, quant à eux, des copies imparfaites de ces modèles.
Cette conception platonicienne a été christianisée par les Pères de l’Église pour qui les idées sont la forme primordiale des choses, forma exemplaris. Saint Augustin s’appliqua à situer les idées dans la pensée divine. Pour que les choses puissent advenir à l’existence elles doivent être pensées par Dieu. Cette notion que l’idée des choses préexiste en l’esprit divin, que la connaissance par l’idée est supérieure à la connaissance par les sens, est encore aujourd’hui la conception des idées de la philosophie catholique et de l’Église[1]1https://www.catholic.org/encyclopedia/view.php?id=6024 . Les penseurs chrétiens désignent ces pensées divines comme des « archétypes » :
« Il [Platon] enseigne donc que les concepts universels, qui correspondent à ces idées, sont, à proprement parler, innés, hérités d’un état d’existence antérieur. […] C’est dans l’Éden que l’âme, par la contemplation directe des idées, découvre ces archétypes. L’expérience sensible des objets qui nous entourent permet la réminiscence de ces connaissances prénatales. L’acquisition de la connaissance est donc, à proprement parler, un processus de remémoration[2]2Ibid. (traduction personnelle) . »
Descartes a également employé le terme « archétype » pour désigner les « idées premières », c’est-à-dire les idées innées, vraies, immuables, qui existent naturellement dans l’esprit, qui ne sont pas le reflet du monde extérieur et que l’on peut trouver en tournant nos pensées vers elles. Ce sont elles qui permettent de découvrir des vérités fondamentales comme l’âme, le cogito ou l’existence de Dieu.
Bien que Jung ne cite jamais ces auteurs, c’est bien cette conception spiritualiste des archétypes qu’il fait sienne et développe. Et, s’il ne les cite pas, ce n’est pas par ignorance mais intentionnellement, comme en témoignent ses différents écrits[3]3Voir à ce sujet Le Quellec, Jean-Loïc. Jung et les archétypes. Un mythe contemporain. Éditions Sciences Humaines, 2013. . Par cet oubli volontaire il espère renforcer l’aspect scientifique de sa théorie.
II. Concepts et archétypes jungiens
La philosophie de Jung s’inspire de la tradition de l’idéalisme transcendantal décrit dans la première partie de cet article. Elle trouve son origine dans la vision qu’il eut à douze ans de Dieu siégeant dans le ciel sur son trône d’or :
«… de dessous le trône un énorme excrément tombe sur le toit neuf et chatoyant de l’église ; il le met en pièces et fait éclater les murs[4]4Jung C.G., « Essai d’interprétation psychologique du dogme de la Trinité », Essais sur la symbolique de l’esprit, op. cit., 1940-1948, p. 199..»
Cette vision exprimerait pour Jung la tension de deux pôles contraires :
« Le problème des contraires, du bien et du mal, de l’esprit et de la matière, du clair et de l’obscur fut celui qui me toucha le plus profondément[5]5Jung C.G., Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard, 1966 (version .epub) . »
La compréhension du mal devient une des problématiques principales de ses recherches. Il sera fortement influencé par l’étude de la gnose et de l’alchimie à laquelle il s’adonne dès 1918, et de la Kabbale. Le mal se confondra alors avec les lois biologiques :
« (…) le cours douloureux de l’histoire de l’humanité et la cruauté de la nature reposaient sur une déficience : l’aveuglement de la volonté créatrice du monde. Tout ce que j’avais observé me le confirmait : les poissons malades et mourants, les renards galeux, les oiseaux morts de froid et de faim, l’impitoyable tragédie que recouvre la prairie en fleurs : vers de terre torturés à mort par les fourmis, insectes qui se déchirent morceau par morceau, etc. Par ailleurs, les expériences que j’avais faites sur les hommes m’avaient inspiré tout autre chose que la croyance à la bonté originelle de l’homme et à sa moralité[6]6Ibid., (version .epub) . »
Pour Jung, le plus important est de connaître les profondeurs de l’âme, les forces inconscientes qui agissent à l’insu des hommes. Une théorie de l’aliénation sociale ne peut, dans ces conditions, être développée ni une compréhension matérielle de la question éthique du bien et du mal. Le cœur de son sujet est donc bien spirituel :
« Le premier intérêt de mon travail n’est pas le traitement des névroses, mais l’approche du numineux[7]7Terme forgé par Rudolf Otto sur le latin numen : volonté, force agissante de la divinité, pour caractériser certaines manifestations du sacré. Jung in Le Quellec, p. 93. . »
« L’inconscient, ou ce que l’on désigne par ce nom, se présente à l’auteur sous son aspect poétique, tandis que je l’envisage principalement sous son aspect scientifique et philosophique ou, pour être plus précis, religieux[8]8Jung in Le Quellec,, p. 94.. »
Pour recouvrir d’une façade plus scientifique sa théorie, Jung préférera citer, comme source de sa propre réflexion, d’autres auteurs que ceux mentionnés plus haut :
Pour Jung, les archétypes existent et agissent quand bien même l’homme ne tourne pas ses pensées vers eux. Ils existent « depuis les temps les plus anciens[10]10Jung in Le Quellec, p. 77. ». Universels, ils sont un héritage psychique commun à l’humanité et constituent la structure de l’inconscient collectif qui « est le sédiment de toute l’expérience de l’Univers, de tout temps[11]11Jung in Le Quellec, p. 83.. » Ils sont « les images inconscientes des instincts eux-mêmes[12]12Jung, in Le Quellec, p. 44. », « des modèles inconscients de comportement[13]13Ibid. » qui s’exprimeraient sous une forme plus ou moins consciente dans les mythes, les contes de fées ou les enseignements ésotériques, et sous une forme plus élémentaire dans les rêves et les visions.
« En plus de notre conscience immédiate […] existe un second système psychique de nature collective, universelle et impersonnelle, qui est identique chez tous les individus. Cet inconscient collectif ne se développe pas individuellement, mais est hérité. Il consiste en formes pré-existantes, les archétypes, qui ne deviennent que secondairement conscientes et qui donnent une forme définie à certains contenus psychiques[14]14Jung in Le Quellec, p. 84.. »
Pour affirmer l’existence de ces archétypes jungiens, il faut donc prouver que leurs représentations sont bien universelles, immuables et éternelles. C’est ce que Jung tentera de faire en prenant soin de ne retenir que les informations lui permettant de valider sa théorie. Les quatre grands archétypes jungiens, l’ouroboros, le mandala, la Trinité, la Terre-mère, n’ont pourtant aucune réalité objective, aucune de ces quatre figures n’étant universelle, immuable, éternelle.
L’ouroboros, le serpent qui se mord la queue, est interprété par Jung comme un « symbole sexuel » parce qu’il « se fertilise lui-même[15]15Jung in Le Quellec, p. 19. », en cela il est aussi l’expression de « l’entièreté de l’être humain[16]16Jung in Le Quellec, p. 19. ». Il est également considéré par les jungiens comme « une variante du mandala ou de l’image circulaire, qui est réputé symboliser la destruction et la renaissance éternelles[17]17Munro T., Form and style in the arts: an introduction to aesthetic morphology, Cleveland, Press of Case Western Reserve University / The Cleveland Museum of Art, 1970, 467 p., in Le Quellec, p. 19. »
Réduire l’ouroboros ou le mandala à la simple circularité de sa silhouette permet en effet de le voir partout et surtout là où il n’existe pas, comme, par exemple, dans les cercles piquetés qui figurent sur une trentaine de monuments cérémoniels et sites rupestres méso-américains[18]18Mansfield, avec un commentaire de Balaji Mundkur, 1981, p. 279-280.. Si la moindre image circulaire peut être une évocation de l’ouroboros, ou du mandala, il est en effet facile d’en faire des symboles universels.
Mais pour celui qui s’intéresse à la vérité, la réalité est tout autre. D’une part, l’ouroboros est absent d’immenses zones du monde, et notamment de l’Australie, où pourtant les reptiles ont un rôle mythologique important. D’autre part, le serpent peut figurer différentes choses comme l’arc-en-ciel, les jambes de certains êtres mythiques, il peut être associé à leur chevelure, à leur colonne vertébrale, ou jouer le rôle d’une corde ou d’une ceinture, incarner une rivière ou l’éclair, etc. Il existe également des déesses-serpent, ainsi de Renetutet, protectrice des récoltes à forme de cobra, ou Qerehèt « matrice » qui incarne l’origine des temps. Mais Jung omet ces possibilités, toutes parfaitement attestées, pour ne retenir que le symbole du serpent phallique.
En ce qui concerne l’archétype de la Trinité, Jung, comme Chateaubriand avant lui, force les rapprochements pour tenter de prouver une thèse construite a priori. Selon cette thèse, la Trinité chrétienne existerait de tout temps comme le prouverait l’idéologie trifonctionnelle des anciens Indo-Européens. Pour en venir à une telle conclusion, il faut ne prendre en compte ni la chronologie ni la transmission historique des thèmes. En effet, le dogme chrétien de la Trinité ne se trouve ni dans l’Ancien, ni dans le Nouveau Testament, mais date du concile de Constantinople en 381[19]19Alberigo, Guiseppe, Les conciles œcuméniques. Vol. II: Les décrets, Nicée I à Latran V (325-1517), Cerf, 1994, 1350 p...
S’intéressant également au symbolisme des nombres Jung invente l’archétype du nombre quatre (les quatre phases du processus alchimique : nigredo, dealbatio, rubefactio, citrinitas) qu’il appelle la « quaternité » : « la quaternité est un archétype qui survient presque universellement[20]20Jung in Le Quellec, p. 227 ».
Insatisfait par son archétype de la Trinité, il ira jusqu’à affirmer que la Trinité chrétienne est « incomplète » et, pour fabriquer de toutes pièces une quaternité ad hoc, il y ajoutera le diable :
« Je ne peux m’empêcher d’attirer l’attention sur ce fait intéressant que, bien que le symbole central du christianisme soit une Trinité, la formule présentée par l’inconscient est une quaternité. En réalité, la formule chrétienne orthodoxe n’est pas vraiment complète, car l’aspect dogmatique du principe du mal est absent de la Trinité et conduit à une existence indépendante plus ou moins maladroite sous la forme du diable[21]21Jung in Le Quellec, p. 228. »
ou Marie, comme souveraine :
« Le roi, étant le Christ, est en même temps la Trinité, et l’introduction d’une quatrième personne, la Reine, produit une quaternité[22]22Jung in Le Quellec, p. 228. »
Pour prouver l’universalité du nombre quatre il énumérera les quatre évangélistes, les quatre éléments, les quatre cavaliers de l’Apocalypse, les quatre saisons, les quatre vents, les quatre âges de la vie, les quatre couleurs de base, les quatre orientations psychologiques (sensation, pensée, émotion, intuition), mais se gardera de tout contre exemple :
La Terre-Mère est un des principaux archétypes jungiens : « la relation à la terre et à la matière est l’une des inaliénables qualités de l’archétype de la mère[23]23Jung in Le Quellec, p. 237. »
Elle a été reprise par Erich Neumann, disciple de Jung, qui s’inspira de la théorie de Johann Jakob Bachofen sur un matriarcat primitif pour développer l’idée d’une « Grande Déesse » archétypale remontant à une phase matriarcale de l’histoire de l’humanité.
Dans les années 1980, l’archéologue Marija Gimbutas (1921-1994), imagina également le règne d’une « Grande Déesse » sur la « Vieille Europe » qui aurait été détruite par les hordes indo-européennes. Son souvenir survivrait dans le folklore et les traditions populaires.
Les croyances en l’existence d’un matriarcat primitif, d’une « Grande Déesse » universelle, de l’archétype de la Terre-Mère, connaissent encore aujourd’hui, et ce malgré les nombreuses réfutations des chercheurs, un succès considérable.
Ces croyances s’appuient sur de vagues généralisations quant à la nature « primordiale » de la femme et à une attribution totalement arbitraire des vases comme symboles féminins[24]24Roller, Lynn E., In search of God the Mother: The Cult of Anatolian Cybele, University of California Press, 1999, 380 p.. Aussi bien Jung que Neumann, et tous ceux qui soutiennent l’existence de ces archétypes, nient la construction sociale et historique des mythologies méditerranéennes pour construire une préhistoire de l’humanité et une vision contemporaine du monde posé a priori comme universelle. Les nombreuses grandes divinités féminines des différentes mythologies prouvent qu’elles ne peuvent être réduites à l’image de la fertilité et de la paix. Chez les Inuit, par exemple, la déesse de la mer, Sedna, n’a rien à voir avec la fertilité humaine. Chez les Aztèques, des sacrifices humains particulièrement cruels étaient dédiés à Cihuacoatl, déesse de la fertilité et de la maternité. Chez les grecs, Cybèle, présentée comme Grande Déesse, ne connut jamais la maternité et ses prêtres pratiquaient l’autocastration pour revivre le sort d’Attis, son chaste amant[25]25Motz, Lotte, The faces of the goddess. New York: Oxford University Press, 199, 280 p. .
Rappelons également qu’en Égypte ancienne la divinité de la Terre, Geb, était masculine. Geb avait bien un phallus pour s’accoupler à Nut, la divinité céleste, féminine. Comme le prouve Jean-Loïc Le Quellec par de nombreux exemples dans son essai, Jung était parfaitement au courant de ce contre-exemple qu’il préféra oublier.
L’archétype de la déesse mère n’a rien d’innocent. C’est sur cet archétype que des auteurs nazis ont fondé le caractère féminin de la maison-refuge pour le retour du guerrier[26]26Scheltema von F. A., « Mutter Erde und Vater Himmel in der germanischen Naturreligion. » Zentralblatt für Psychotherapie, 1943, 14, p. 257-277.
Il est de coutume de considérer que Jung valorise le féminin, pourtant, sa conception du féminin est un ramassis de préjugés, fondée sur l’ignorance et la mauvaise foi.
III. La femme jungienne : un « archétype » patriarcal
Pour valider sa conception de l’éternel féminin, Jung s’appuie principalement sur deux romans : She de Rider Haggard et L’Atlantide de Pierre Benoit.
Le roman She relate l’histoire d’un professeur et son fils qui découvrent en Afrique un royaume inconnu sur lequel règne Ayesha, une femme immortelle et d’une grande beauté. Le roman s’inscrit dans un genre alors très à la mode pendant toute la période d’expansion coloniale européenne : les Lost race tales. Le scénario suit un schème classique : un héros découvre une cité mystérieuse où règne une femme, souvent blanche, désirable et toute puissante, opposée aux femmes autochtones, noires, soumises, grossières, primitives. Freud interprétera le personnage d’Ayesha comme figure de « l’éternel féminin ». Jung, quant à lui, décrétera que Ayesha est l’anima (la représentation féminine au sein de l’imaginaire de l’homme) de l’auteur et affirmera :
« Son inconscient fut animé par le contact avec la vie primitive. Il est vraiment très intéressant d’observer sur les hommes civilisés qui en reviennent les effets de la vie dans des pays primitifs […] J’ai traité plusieurs cas d’hommes revenant des colonies après une longue cohabitation avec des femmes indigènes. Après une telle expérience, ils ne peuvent plus aimer de femmes européennes. Il manifestent toutes sortes de symptômes, des indigestions, etc., mais en réalité, ils ont été dissociés par les femmes indigènes […] C’est donc la raison du terrible surgissement de l’inconscient collectif chez Rider Haggard. Le fait que cela survienne par suite de son contact avec les primitifs complique le problème amoureux[27]27Jung in Le Quellec, page 201.. »
Il s’appuie sur des œuvres littéraires comme s’il s’agissait d’études réalisées par des psychologues, et affirme, sans aucune preuve, que Rider Haggard aurait eu une aventure amoureuse en Afrique, et que la fréquentation de ce genre de femme serait extrêmement dangereuse pour les hommes européens. Jung n’est pas seulement victime des préjugés de son époque, des clichés véhiculés par la littérature coloniale, il est aussi de mauvaise foi et n’hésite pas à mentir, à inventer ou à tordre la réalité pour échafauder sa théorie.
Les concepts d’animus et d’anima sont d’une grande importance dans son système. Jung en revendique la paternité, pourtant la conception de l’animus et de l’anima, considérés comme deux composantes dans l’âme humaine, existaient depuis au moins le XVIe siècle. Ils étaient très répandus et discutés, notamment par Voltaire et Diderot.
C’est en s’appuyant sur ce concept d’animus et d’anima que Jung naturalise la femme comme être de l’Eros :
« La femme est compensée par un élément masculin et son inconscient porte donc, pour ainsi dire, une empreinte masculine. Il en résulte une différence considérable entre les hommes et les femmes, et c’est pourquoi j’ai appelé le facteur de projection chez les femmes l’animus, ce qui signifie l’âme ou l’esprit. L’animus correspond au Logos paternel, tout comme l’anima correspond à l’Eros maternel. Mais je ne souhaite pas donner à ces deux concepts intuitifs une définition trop précise. J’utilise Eros et Logos comme une aide conceptuelle pour décrire le fait que la conscience de la femme est davantage caractérisée par la qualité relationnelle de l’Eros que par le discernement et la connaissance du Logos. Chez l’homme, l’Eros est généralement moins développé que le Logos. Chez la femme, en revanche, l’Eros est l’expression de sa vraie nature, alors que le Logos en elle n’est souvent qu’un regrettable accident[28]28Jung in Goldenberg Naomi R., « A Feminist Critique of Jung », Signs , Winter, 1976, Vol. 2, No. 2 (Winter, 1976), pp. 443-449 (traduction personnelle) . »
Comme tous les penseurs qui souscrivent à un concept d’éternel féminin, il en vient à faire des affirmations dogmatiques sur la nature des femmes. Ces dernières sont ainsi cantonnées à la sphère de l’Eros, et se comporteraient anormalement dès qu’elles tentent d’entrer dans la sphère du Logos.
« Le caractère principal de la femme est d’être capable de faire n’importe quoi par amour pour un homme. Les femmes capables d’accomplir quelque chose d’important pour l’amour d’une idée sont tout à fait exceptionnelles, car cela ne correspond pas à leur nature. L’amour pour une idée est l’apanage de l’homme[29]29Ibid. (traduction personnelle) . »
Le modèle anima–animus de la psyché est construit en faveur de l’homme aux dépens de la femme. Jung développera d’ailleurs beaucoup plus son concept d’anima, veillant à intégrer le féminin dans le masculin, que celui d’animus qui le préoccupait moins. D’après Jung, les hommes peuvent garder le contrôle de toutes les activités du Logos et s’approprier l’Eros dont ils ont besoin tandis que les femmes, handicapées par la nature dans tous les domaines du Logos, devraient se garder de le développer. Cette conception sexiste est patriarcale car elle condamne le féminin à certaines qualités, immuables et éternelles.
L’infériorisation du féminin va de pair avec celle de nos ancêtres, des « primitifs », des étrangers et des animaux, rien d’étonnant donc à trouver sous la plume de Jung une vision androcentrée, raciste et évolutionniste du monde :
« Plus nous remontons dans l’histoire, plus nous voyons que la personnalité disparaît dans la collectivité ; et si nous remontons jusqu’à la psychologie primitive, nous remarquons qu’il n’y est plus du tout question de l’idée d’individu. À sa place, nous trouvons uniquement la relation collective ou “participation mystique”[30]30Jung in Le Quellec, p. 102.. »
« Plus nous descendons profondément dans la maison, et plus l’horizon se rétrécit, et plus nous nous trouvons dans l’obscurité, jusqu’à ce que nous rejoignions finalement le substrat brut, et avec lui l’époque préhistorique où les chasseurs de rennes se battaient contre les forces élémentaires de la nature sauvage pour assurer leur existence minimale et misérable. Les hommes de cette époque étaient toujours en pleine possession de leurs instincts animaux, sans lesquels la vie aurait été impossible[31]31Jung in Le Quellec, p. 153.. »
« Descendre au niveau collectif signifie toujours remonter dans le temps. La vie psychique du niveau collectif est un mélange particulier d’homme des cavernes avec, disons, une psychologie du seizième siècle. Et on peut toujours trouver les types anthropologiques de toutes ces époques. Vous montez dans un tramway à Zürich, et un homme de Néandertal est assis en face de vous, avec son niveau psychologique d’humanité. Dans le village où je vivais enfant, il y avait une famille de ce genre. La mère était une sorcière typique […] Ils n’étaient pas idiots, seulement d’un niveau inférieur ; ils appartenaient au type de l’homme primitif qui vivait de chasse et de pêche […] ils cuisinaient comme les hommes des cavernes […] Si vous aviez pu empailler leur famille après leur mort, ils auraient fait d’excellents spécimens pour une collection anthropologique. Leurs crânes étaient très primitifs. Ainsi, des formes inférieures de l’homme vivent toujours parmi nous ; elles ont même la psychologie de l’homme primitif[32]32Jung in Le Quellec, p. 339. »
Jung ne prendra pas en compte les dernières recherches anthropologiques et archéologiques qui ne considéraient déjà plus à cette époque les peuples indigènes comme des « primitifs » et les peuples du Paléolithique comme des êtres inférieurs livrés à leurs instincts. Durkheim écrivit, dès 1888 :
« Aujourd’hui il est manifestement impossible de soutenir qu’il y a une évolution humaine, partout identique à elle-même, et que les sociétés ne sont toutes que les variétés diverses d’un seul et même type[33]33Durkheim Émile, « Cours de science sociale. Leçon d’ouverture », Revue internationale de l’enseignement, 15, 1888, pp. 23-48.. »
Rien d’étonnant à ce que Jung, dont la vision du monde était évolutionniste et raciste, soutienne le régime nazi et écrive :
« Du simple fait de sa présence, le Noir est une source d’infection mimétique du caractère, que l’Européen ne peut que constater pour autant qu’il voit le fossé sans espoir existant entre l’Américain et le Noir africain. Quand les primitifs dépassent en nombre les hommes blancs, l’infection raciale devient un problème mental et moral sérieux[34]34Le Quellec, p. 257. »
« Les Juifs ont en commun avec les femmes cette particularité : étant physiquement plus faibles, ils doivent chercher les défauts de l’armure de leurs adversaires […] Les peuples germaniques, qui sont encore jeunes, sont parfaitement capables de produire de nouvelles formes de culture et cet avenir a son siège dans l’obscurité de l’inconscient de chaque individu, en qualité de germe chargé d’énergie, capable d’un éclat puissant. Le Juif, en sa qualité de nomade relatif, n’a jamais produit et sans doute ne produira jamais sa propre culture, puisque tous ses instincts et dons exigent pour se développer un peuple-hôte plus ou moins civilisé[35]35Jung in Le Quellec, p. 266. »
« Le fait que Freud puisse à ce point oublier ses racines est typiquement juif. C’est en effet typiquement juif, cette capacité des Juifs à oublier complètement qu’ils sont juifs bien qu’ils sachent qu’ils le sont. C’est cela qui est inquiétant chez Freud, et pas seulement sa philosophie matérialiste et rationaliste […] Ainsi, quand je critique l’aspect juif de Freud, je ne critique pas les Juifs, mais cette condamnable capacité des Juifs à renier leur propre nature, qui se manifeste chez Freud […] Que les Juifs n’aient jamais créé une forme propre de civilisation, cela demande encore à être démontré avec soin. Une chose est sûre, c’est que cela n’a pas été le cas pendant les deux mille dernières années[36]36Jung in Le Quellec, p. 273.. »
Cela fait écho à cette phrase écrite par Adolf Hitler dans Mein Kampf : « Malgré toutes ses apparentes qualités intellectuelles, le peuple juif n’a pas de culture, et certainement pas une culture qui lui soit propre[37]37Hitler in Le Quellec, p. 301.. »
Il écrira également, avec Matthias Göring, une éloge du livre de Robert Sommer traitant de la famille, de l’hérédité et de la race, et dans laquelle il n’hésitera pas à affirmer « l’importance de la généalogie, de l’eugénisme et de la race[38]38Jung et Göring in Le Quellec, p. 263. »
Conclusion
Les archétypes jungiens n’ont aucune existence réelle. Aucun n’est universel ni éternel, tous sont le fruit de cultures particulières et de processus de transmissions historiques.
C’est à partir de ses propres expériences mystiques que Jung a créé une théorie des archétypes et de l’inconscient collectif. Ses archétypes, fondés sur des ressemblances formelles, basés sur une documentation disparate et incomplète, ne sont que des suggestions imaginaires relevant d’une position idéaliste et religieuse patriarcale. C’est pour ces raisons qu’il a sciemment négligé les possibilités de transmissions historiques des thèmes, pourtant largement attestées. Sans remonter aux origines de l’homme, il est évident que de nombreuses sociétés humaines ont développé des pratiques, coutumes et croyances diverses. Depuis des milliers d’années, au cœur de milieux les plus variés, les milliers de groupes humains qui peuplent aujourd’hui la Terre se sont différenciés. Mais c’est bien parce que sa démarche est fallacieuse et dogmatique qu’il n’a pas pris en compte les nombreux contre-exemples connus en Australie, en Amérique, en Polynésie, en Nouvelle-Guinée et en Afrique.
Jung s’est appuyé sur les clichés et stéréotypes véhiculés par une vision évolutionniste linéaire et universelle de l’humanité pour créer ses thèses. Il ne s’est pas basé sur la biologie mais l’a utilisée pour illustrer sa thèse. C’est en opposition au matérialisme et au rationalisme de la science qu’il a sciemment valorisé l’irrationnel et la puissance mobilisatrice du mythe et du symbole.
Rappelons le discours que Claude Lévi-Strauss fit en 1952 à l’Unesco :
« (…) faire justice de toutes les théories qui invoquent des “archétypes” ou un “inconscient collectif” ; seules les formes peuvent être communes, mais non les contenus. S’il existe des contenus communs, la raison doit en être cherchée, soit du côté des propriétés objectives de certains êtres naturels ou artificiels, soit du côté de la diffusion et de l’emprunt, c’est-à-dire, dans les deux cas, hors de l’esprit[39]39Lévi-Strauss Claude, La pensée sauvage, 1962, Plon, p. 88.. »
La démarche intellectuelle de Jung pour illustrer ses intuitions est incohérente, irrationnelle et malhonnête. Sa théorie naturalise les races, les classes et les sexes, participe au maintien des oppressions et exploitations, et nie la réalité politique, économique, symbolique et sociale qui fonde l’aliénation moderne.
Ana Minski
References[+]