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Image de couverture : peinture de Séraphine de Senlis
Note de lecture du livre de Bernard Charbonneau, Quatre témoins de la liberté (téléchargement en .pdf )
De la liberté
La Liberté, écrit Bernard Charbonneau, est le seul désir et la seule raison d’être de l’humain. C’est aussi le plus haut de ses devoirs.
Mais qu’est-ce que la Liberté et est-elle vraiment possible ? Pour répondre à ces questions, il analyse les œuvres de quatre auteurs : Rousseau, Montaigne, Berdiaev et Dostoïevski.
Rousseau vivait sous l’Ancien Régime dont l’ordre était fondé sur une religion pour laquelle tout homme était l’image d’une liberté divine :
La liberté n’est pas donnée par nature, contrairement à la société qui précède l’individu et le socialise :
Aussi, est-ce Rousseau qui découvre la contradiction fondamentale de l’individu et de la société : l’humain a besoin de la société pour vivre et être assuré de sa valeur, mais pour pouvoir concevoir la liberté, l’individu doit se dégager de la société.
Pour faire advenir la Liberté de l’individu, Rousseau distingue trois types de sociétés :
« (…) la société évangélique où le spirituel ignore le temporel, la société sacrée qui confond l’un et l’autre, celle où le spirituel et le temporel se disputent le pouvoir. » (39)
Toutes ont leurs défauts. Rousseau propose une société civile, laïque, tolérante et désacralisée, qui laisserait libres la vie privée et les opinions religieuses, mais exigerait le sacrifice de la vie des citoyens, et leur mise à mort, en cas de nécessité. Le contrat social de Rousseau tente de réintégrer l’individu dans la société et l’État comme le ferait une religion. Mais tout contrat social est une œuvre temporelle. Ce qui signifie que la société civile et l’État n’ont rien d’absolu. Un contrat est un compromis limité selon les fins poursuivies par les contractants et compte tenu des possibilités et des circonstances :
« Le contrat social ne garantit la liberté à ses membres que s’ils le réinventent en fonction des temps et des lieux, qui sont aujourd’hui plus changeants que jamais. » (p. 48)
L’individu du contrat social est un esprit incarné. Pour être libre, il doit prendre conscience que sa liberté est à la fois spirituelle et matérielle. C’est pour cela que la société civile suppose une vérité spirituelle profondément vécue par chacun, elle suppose des hommes pour qui la liberté est leur raison d’être, des individus raisonnants qui confrontent l’exigence spirituelle et les nécessités du corps, physique ou social. La liberté est le contraire du « n’importe quoi », « n’importe comment », « n’importe où » du matérialisme moderne. Elle n’est vivante et réelle que si les citoyens sont conscients de la dignité de leur personne, assurés du devoir d’être libres en actes, conscients de la nécessité de s’associer pour la préserver :
« Menés à s’associer non seulement par un amour d’autrui qui les pousse à reconnaître cette même liberté personnelle en tout homme, mais par la nécessité de s’unir pour qu’elle soit autre chose qu’un vain mot. » (p. 44)
La réalisation du contrat social exige des vertus exceptionnellement réunies en un homme. Il l’incite à se dépasser, à être souverain de soi-même. La liberté oblige l’individu à mener un débat permanent avec lui-même dans tous les domaines où il peut penser et agir personnellement. Il doit être capable de se dégager de l’inconscient collectif pour ne pas se soumettre aux stéréotypes, au conformisme. La liberté est une conquête permanente.
Charbonneau reproche à Rousseau de vouloir trop plaire, de se confesser pour se faire valoir et non pour se connaître véritablement. N’étant pas né dans la bonne classe sociale, mais voulant être reconnu, il fait des politesses et des hypocrisies. Frustrations et mépris s’accumulent et, au final, l’emportent sur l’amour pour son prochain. C’est pour ces raisons qu’il fut incapable d’un véritable amour, d’une véritable amitié qui, seuls, permettent à l’individu de réaliser la liberté. Parce que l’amour est le lien qui unit un seul à un seul, l’humain doit être capable de relever le défi de se donner à autrui en restant soi-même, seule façon de se dépasser sans se nier.
Chaque individu est un sujet unique et différent, libre et personnel, toujours seul face au temps qui passe et à la mort. Et c’est la seule raison d’aimer son prochain : « parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Pour prendre conscience que chacun est unique, l’individu doit se connaître lui-même. Cette connaissance lui permet de découvrir ses limites angoissantes :
« Celles de sa durée, de ses forces morales, intellectuelles et physiques, livrées autant qu’aux rigueurs de la nécessité, aux incertitudes et aux hasards d’une vie. » (p. 56-57)
Le premier impératif d’une liberté individuelle est : « connais-toi toi-même ». Montaigne se confesse, non pour plaire, mais pour se connaître lui-même en son for intérieur. L’indifférence de Montaigne à l’égard de l’opinion du monde le rend plus radical que Rousseau. Étranger à la révolte du romantique contre la société, il se veut un homme comme les autres. Toute véritable connaissance de soi doit se faire sans complaisance. Elle impose l’humilité nécessaire pour ne pas se prendre pour dieu, omnipotent et omniscient. L’esprit libre se sait inachevé. Il accepte la mort comme tout ce qui est de l’ordre de la nature parce qu’il sait que la perfection humaine lui échappe et que les commandements de la morale humaine le défient.
La connaissance et la passion du vrai permettent de distinguer la vérité du mensonge, le bon du mauvais, la raison de la folie, pour s’accepter, s’aimer et pouvoir ainsi changer :
« Celui qui se connaît sait à quel point il dépend de son tempérament et de ses humeurs, de ses intérêts, des modes et des passions de son entourage. » (p. 68)
La pensée de Montaigne conserve de solides racines dans la tradition chrétienne :
« (…) esprit de paix, l’amour d’autrui, le respect des humbles, le calme mépris des fausses grandeurs, l’horreur du mensonge et de l’hypocrisie. » (p. 74)
L’individu doit accepter que l’infini et le tout ne peuvent être connus que par l’être divin, infini et parfait :
« Le fondement spirituel d’un homme et de son univers ne s’invente pas, il lui parvient d’une origine profonde qui échappe au temps ; et si elle lui est révélée, ce n’est pas par le biais de quelque autorité terrestre, mais dans le silence et la nuit d’une prière solitaire. […] La vérité vivante en Dieu n’est pas un donné que l’homme puisse acquérir et posséder ; cette prétention est à l’origine de toutes les tueries. Et l’intuition des humbles a plus de chance de l’entrevoir que la science des docteurs. » (p. 71-72)
Cependant, Montaigne distingue la foi, qui est d’abord personnelle, et la réalité naturelle et sociale. La gloire est pour Dieu, la paix pour les hommes qui sont faits pour vivre en société. La politique ne doit pas être l’édification d’un royaume divin, mais le combat douteux et incertain pour le maintien d’un minimum de pain et de paix, sans lequel la liberté des personnes n’est qu’un vain mot. Toute sacralisation de la politique, comme toute politisation de la religion ne peut qu’engendrer un monstre.
L’État ne doit pas être une fin en soi mais la condition de la liberté de ses membres. Il ne s’agit pas d’établir le règne de la vertu mais de contenir le vice. Le monde temporel est le monde du provisoire, de l’à-peu-près, des compromis. La société doit penser le raisonnable et l’utile, non la gloire :
« La politique est l’art de dominer les contradictions de l’idéal et de la réalité, de défendre la liberté par des lois qui la contraignent, de faire la guerre pour la paix… » (p. 76)
« Il n’y a de moyens économiques et politiques qu’en fonction des fins rationnelles, morales et spirituelles qui leur donnent leur contenu : un moyen privé de fins n’en est plus un. » (p. 77)
Le domaine privé relativise et limite la société et l’État, les empêchant d’être totalitaires. Parce qu’il est d’abord le lieu d’une liberté personnelle, du for intérieur et de la chair, le domaine privé est aussi au centre d’un pouvoir selon les principes des mœurs et des lois. Quand la vie personnelle et privée est riche et heureuse, alors un individu peut œuvrer pour la paix et la liberté :
« C’est la distance assurée par son domaine privé qui permet à un individu de juger objectivement l’état social et politique dont il sait que sa liberté dépend. » (p. 79)
La liberté dépend de celle de tous, d’un minimum de paix et de prospérité assurées par la société et l’État.
Charbonneau partage la critique de l’objectivation de Berdiaev. C’est l’objectivation qui fait que l’homme succombe à la volonté de puissance, à la soif de l’argent, de jouissance et de gloire.
Parce qu’il n’y a pas d’objet sans sujet,la priorité doit être toujours donnée au sujet et non à l’objet. Cela concerne aussi bien la société que la Nature parce que tout – l’Idée, la Justice sociale, la Liberté pour tous, etc. – peut accoucher d’un monstre si l’on oublie le sujet. Le sujet est la cause, l’objet le produit, l’oublier c’est transférer l’esprit humain à l’objet et aliéner l’homme. L’homme qui s’enchaîne à quelque objet n’est plus libre.
Le sujet s’ouvre à l’univers dont il se distingue et qu’il distingue, il n’existe qu’aux prises avec l’objet et réalise son existence et sa destinée à travers des contradictions et des rapprochements : fini/infini ; un/multiple ; liberté/nécessité ; intérieur/extérieur ; subjectif/objectif. Aussi, « la priorité donné au sujet ne nie pas le lien qui l’unit à l’univers, à la nature, à la société – et pour lui à Dieu –, mais le rend paradoxal. » (p. 88)
La conscience de notre finitude nous révèle finis dans l’infini, imparfaits pour la perfection, déterminés mais, parce que le sachant, libres. L’individu fait exister tout ce qui est, fut et peut-être sera en le redoublant de sa conscience. La Liberté est amour de l’homme pour l’homme mais aussi pour les fleurs, la terre, le ciel étoilé, etc. La Liberté n’est pas un objet, elle est le Sens insaisissable. Sur Terre elle est en chacun de nous. La société comme communion de solitudes. Refus d’identifier toute nation, institution, classe à une personne.
Charbonneau refuse de distinguer l’individu (être biologique) et la personne (être d’esprit) comme le propose Berdiaev.
Pour lui, il est « (…) humainement, impossible de nier la personne de l’individu que je rencontre. Tout homme l’est plus ou moins, même le pire est travaillé par l’esprit, il faut au moins qu’il s’en débarrasse. D’où le mensonge et le crime, dont les bêtes sont innocentes, privées de responsabilités parce que de liberté. » (p. 92)
Rien n’existe qu’en passant par les sens et la conscience d’un sujet. Une conscience collective n’est possible que par la communion de consciences individuelles. Le sujet individuel est la cause et la source de tout le reste. Pas de Liberté s’il n’y a pas un homme pour la penser et la défendre.
Le Grand Inquisiteur de Dostoïevski enseigne qu’être libre c’est être tenté :
« En refusant de sauter du haut du mur du temple, porté par les ailes des anges, Jésus refuse le miracle matériel qui prouverait à soi-même et autrui sa divinité. Pourtant, paradoxalement, c’est ainsi qu’il la démontre. Car jusqu’ici les dieux qui règnent sur les sociétés sont des dieux qui démontrent leur toute-puissance par des miracles matériels, les dieux humains sont des Immortels purement divins qui ne désespèrent ni n’agonisent sur une croix. En refusant de tenter son Seigneur, Jésus demande aux hommes d’accepter le premier miracle qui soit ici-bas : leur condition d’esprit incarné dans un corps matériel. La résurrection ne vient qu’ensuite pour la vraie foi. » (p. 118-119)
La liberté du choix est exigeante, à la fois spirituelle, morale et politique. Le Grand Inquisiteur est convaincu que l’homme ordinaire n’a pas les qualités pour être un homme libre. Non seulement parce que les hommes souhaitent avant tout assouvir les nécessités naturelles, mais aussi parce la liberté du choix est un fardeau qui les angoisse. C’est donc pour le bien de l’humanité que le Grand Inquisiteur se charge d’occuper la masse des hommes, qu’il organise leurs travaux et les loisirs, qu’il distribue le pain, la vérité et la sécurité. Mais, la charité sans la liberté nie l’individu au nom de la société. Le mépris du Grand inquisiteur pour l’homme ordinaire met ici en lumière l’opposition entre charité et liberté qui mène à un monde totalitaire. La liberté humaine est engagée dans de nombreuses limites et contraintes qu’il faut reconnaître pour humaniser la société. Pour cela, il est nécessaire de confronter l’exigence spirituelle à la réalité. Pas de charité sans cette liberté solitaire que tout être humain doit conquérir en son for intérieur. Pas d’amour non plus pour répondre au mystère du mal. Le Grand Inquisiteur se veut pratique et réaliste mais, comme les technocrates, il se prend pour Dieu. L’homme a tué Dieu mais son besoin de sacré est toujours vivant. Pour combler le vide spirituel, il sacre désormais la Science qui dicte les lois de la matière physique, biologique, et bientôt sociale.
Le dieu chrétien a aimé les hommes au point de s’incarner, il apportait la promesse d’une liberté pour tous et chacun. Avant lui, les dieux dominaient par la puissance et la crainte. Mais le christianisme, à l’origine de l’Occident moderne, a trop aimé la matière au mépris du divin qui se cache dans l’obscur chair de l’homme. L’existence humaine est le domaine de l’ambiguïté, de la contradiction, du compromis. Pour faire le bonheur matériel de tous il fallut tuer Dieu et l’humain est désormais captif d’un corps et d’un espace-temps irrémédiablement fini. Le matérialisme, qui nie toute forme de spiritualité, ne peut créer qu’une société totalitaire où l’homme, dominant la matière, succombe à l’objectivation généralisée consacrant par là même sa propre déshumanisation.
Pourtant, « c’est parce qu’il n’est pas venu sauver la masse qu’il [Jésus] s’adresse à chacun de nous. » (p. 137) La dialectique entre société et individu, entre esprit et chair, absolu et relatif, infini et fini est la condition même de notre liberté. En disposant du oui et du non de nos tentations, de nos désirs, de notre souveraineté, nous sommes libres d’accepter le mystère, le miracle, l’autorité, libres de faire reculer le mal, de faire le bien, d’intervenir auprès de notre prochain. C’est à cette unique condition que nous pouvons renouer avec la nature et notre humanité, par la loi de liberté et d’amour.
« Notre société n’est ni païenne, ni chrétienne, elle est post-chrétienne. » (p. 123) affirme Charbonneau. C’est en vidant la liberté chrétienne de sa spiritualité que la société est devenue matérialiste et aliénante, réduisant la Liberté au libéralisme, l’individu à l’individualisme.
J’ajouterai que l’homme n’a pas attendu la révélation des Évangiles pour rêver la Liberté. Rappelons les spiritualités qui fondent certaines cultures indigènes et qui ne nous séparent pas de la nature et des autres êtres. Charbonneau part du principe que l’Homo sapiens de la Préhistoire ne pouvait aspirer à la liberté, qu’il était englué dans le conformisme de la société. Tout laisse à croire qu’il en était autrement. L’opposition société/individu est encore trop présente dans les ouvrages qui prétendent questionner le passé de notre espèce, mais aussi l’intériorité des autres animaux. Les études ethnologiques ne cessent pourtant de remettre en question ces croyances anthropocentrées. Ceci étant dit, la réflexion de Charbonneau est d’une importance capitale pour comprendre que l’unité et l’universel se réalisent dans « l’infini de la subjectivité, dans une subjectivité qui se transcende » et non dans un royaume universel terrestre qui, comme le montre la mondialisation en cours, détruit la riche diversité biologique et culturelle sans aucune considération pour la liberté humaine. Peut-être est-ce bien cela le mal qu’il nous faut chercher et rejeter. Cette quête du royaume terrestre universel qui se niche jusque dans les profondeurs de nos angoisses et qui nous conduit bien trop souvent à la soumission.
Ana Minski
Corrections : Lola
Points importants
Société/liberté :
Liberté :
Connaissance de soi et amour pour autrui :
Société assurant la liberté des individus :