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Illustration de couverture : Séverine Hettinger
À l’heure où nous écrivons ces lignes, Mila est toujours harcelée et les femmes du CHU de Toulouse luttent contre une fresque pornographique. Cette fresque illustre l’art masculiniste, domesticateur/prédateur/pornographeur/féminicideur, qui érotise la torture et la mise à mort. Un art qui est le reflet d’une culture qui ne cesse de nous agresser, dès notre plus jeune âge (un enfant sur cinq est victime d’inceste), pour nous asservir, nous réduire à l’état de viande.
« Notre sang est un livre qui a germé d’une situation, la situation étant que je n’arrivais pas à faire publier mon travail. J’ai donc pris la parole en public – non pas avec l’étalage improvisé de pensées ou l’effusion de sentiments, mais avec une prose façonnée pour informer, persuader, perturber, provoquer la reconnaissance, autoriser la rage[1]1Andrea Dworkin, Notre sang, M Éditeur, 2021, p. 13.»
Les premières pages du livre d’Andrea Dworkin, Notre sang, publié chez M Éditeur, relate les problèmes que rencontre son autrice dans un monde fait par et pour les hommes, dans un monde qui privilégie le corps, la parole, l’écriture, l’individualité et le désir des hommes au détriment de ceux des femmes ; dans un monde où ce sont des hommes qui décident quelle femme mettre en avant, quelle femme exploiter, quelle femme silencier.
Elle y relate les difficultés qu’elle a rencontrées lors de la parution de son premier essai La haine des femmes. Ce dernier s’ouvre d’ailleurs sur une citation de Virginia Woolf, Une chambre à soi, dans lequel il est question de la sœur de Shakespeare, poétesse inconnue, morte jeune et qui n’a jamais écrit un poème. Le souhait de Virginia Woolf, et de toute féministe, est de faire en sorte que cette poétesse renaisse dans un monde où elle pourra enfin écrire, être lue et appréciée de son vivant. Pour y parvenir, il nous faut prendre « l’habitude de la liberté », avoir « le courage d’écrire exactement ce que nous pensons[2]2Andrea Dworkin, La haine des femmes, M Éditeur, p. 9.»
Comme nous le rappelle l’expérience d’Andrea Dworkin, le milieu de la littérature, le milieu intellectuel, le milieu universitaire, sont tout aussi misogynes et antiféministes que la société qu’ils servent. Peut-être même plus que le monde profane des paysan.nes, des ouvrier.ères et des ménager.ères. Plus sournois, ils masquent leur misogynie sous des manières polies et progressistes, sous un langage faussement rationnel et raisonnable qui est en vérité pétri de symbolique masculiniste.
« Je croyais avoir le droit de dire ce que je voulais. Mes souhaits n’étaient pas particulièrement fantaisistes : mes sources étaient l’histoire, les faits, l’expérience. J’avais été élevée dans une tradition de littérature quasi exclusivement masculine, et cette tradition, quels qu’en soient les défauts, n’enseignait pas la timidité ou la peur : les écrivains que j’admirais étaient directs et pas particulièrement polis. » (Notre sang, p.15)
La force de l’écriture de Dworkin, pour moi qui écris depuis l’enfance et qui ait connu tant de déboires, c’est de raviver ma rage et m’aider à ne pas sombrer dans le sentiment d’échec, la solitude et la pauvreté qui l’accompagnent.
« Quand vous apprendrez à écrire comme une femme, nous envisagerons de vous publier », lui écrivit un éditeur. Qu’est-ce donc qu’écrire comme une femme ? Faire usage d’un langage doux, tendre, sentimental, châtié ? Pour paraphraser une autrice importante « notre écriture n’est pas à vendre[3]3Casey, Pas à vendre ». Nous n’écrivons pas pour alimenter les discussions policées des salons de lecture ou de thé mais pour nous libérer de l’agressivité qu’exercent les hommes sur nous, les femmes. Pour nous libérer de la violence et de la spoliation des hommes qui ne cessent de nous coloniser, de nous asservir, de nous menacer, de nous culpabiliser, de nous piller :
« Nous ne savions pas que parce que nous étions des femmes, notre travail serait exploité partout où nous allions travailler – dans des emplois, dans des mouvements politiques – par des hommes pour leur propre élévation. Nous ne savions pas que tout notre travail acharné dans tous ces emplois ou mouvements politiques n’améliorerait jamais nos responsabilités ou nos récompenses. Nous ne savions pas que nous étions là, où que ce soit, pour cuisiner, exécuter les tâches ingrates et se faire baiser. » (Notre sang, p. 56)
Depuis des décennies, un poème me hante : « Je meurs parce que quelqu’un a créé pour moi un silence[4]4Alexandra Pizarnik. » Ce silence, assourdissant et démoniaque, est dominé par le cri et le sang des enfants, des femmes, des indigènes, des bêtes, par le bruit des machines, par le cri des arbres et des herbes, par les logorrhées verbales d’humains adultes mâles. Depuis des siècles, ils occupent tout l’espace avec leurs dangereux jouets, leurs jérémiades, leurs souffrances, leurs exigences ; depuis des siècles, ils s’acharnent à silencier, invisibiliser, mépriser la réflexion des femmes, la raison et l’imaginaire féministes, la raison et l’imaginaire d’un féminin opposé aux stéréotypes patriarcaux ; depuis des siècles, ils déforment nos propos, spolient nos pensées, désamorcent les luttes les plus radicales, vouant l’humanité et la vie en général à la destruction. Nous ne sommes autorisées à nommer qu’avec leurs mots et leurs concepts et, dès que nous sortons des routes qu’ils ont goudronnées, nous sommes moquées, ridiculisées, ostracisées, lapidées. Écrivez le mot « pénis » et ils pleureront la perte imaginaire de leur zizi, défendront leur érection comme si elle était en voie de disparition, ne s’inquiétant jamais des propos tenus par leurs soit-disant grands auteurs :
« Je me foutais éperdument d’elle, en tant que personne, bien qu’il m’arrivât souvent de me demander à quoi elle ressemblait, en tant que viande à foutre si je puis dire. J’y pensais sans y attacher d’autre importance ; mais, je ne sais comment, elle le sentait et ça la démangeait[5]5Henri Miller, Sexus, in Kate Millett, La politique sexuelle du mâle, éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 2007, p. 16.. »
Aussi, ne pas pouvoir nommer, c’est être comme une zombie, une morte-vivante. Les zombies n’émettent pas de mots, ils grognent, gémissent, hurlent, meuglent parfois. Comme la chatte de Schrödinger dans sa boîte, ni morte ni vivante, la femelle humaine est un morceau de viande disponible pour faire jouir et stimuler la jouissance du mâle, pour assouvir ses frustrations, ses impuissances, ses peurs, ses angoisses, ses plus atroces obscénités. « La jeune fille et la mort », pour reprendre un thème connu de l’art masculiniste, révèle un pan de cette symbolique qui se plaît à confondre Éros et Thanatos, érotisme et mort : plus la fille est jeune plus elle est un mets raffiné et recherché par les hommes, mais en vieillissant elle est plus répugnante que la mort elle-même, son devenir est une charogne menaçante, moqueuse, contagieuse :
« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux:
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Le ventre en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.
[…]
Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements[6]6Charles Baudelaire, Une Charogne, Les Fleurs du mal. »
N’ont-ils pas comparé l’orgasme à une « petite mort » ?
Ce n’est pas tant par peur que pour en tirer des services, des divertissements et des avantages sexuels que l’homme mate les jeunes filles. L’âme terrestre de la femme ne doit d’ailleurs surtout pas s’épanouir. Son destin est d’admirer ces êtres supérieurs que sont les hommes, les servir, les soutenir, les défendre comme des chiennes de garde, fidèles et serviables. C’est aussi pour cela qu’ils nous dressent dès l’enfance les unes contre les autres. Prétendre à d’autres émotions ou pensées que celles autorisées par le Grand Domesticateur/Prédateur/Féminicideur, est dangereux et souvent mortel.
Mais revenons aux superbes textes d’Andrea Dworkin. C’est grâce au soutien d’autres femmes qu’ils ont pu enfin être reconnus et que j’ai la chance aujourd’hui de les lire.
Dans Notre sang, elle relate les trois événements qui, pour elle, ont fait « trembler la terre » : le jour où son amie lui raconte ce qu’elle a vécu pendant la Shoah, le jour de sa garde à vue et, enfin, la découverte de son féminisme, une semaine après avoir quitté son mari. C’est à ce moment-là que le regard qu’elle portait sur sa mère change. Une mère qui était « hors course au niveau de l’influence », pour laquelle elle n’avait aucune sympathie, dont « l’intellect était sans intérêt ».
Ce passage me questionne à mon tour. N’a-t-elle pas écrit :
« Je vais vous demander d’utiliser chacune des choses dont vous pouvez vous souvenir sur ce qui vous a été fait, comment, où, par qui, quand, et si vous le savez, pourquoi afin de commencer à tailler en pièces la domination masculine, à la démanteler, la vandaliser, la déstabiliser, la brouiller, l’entraver, la saccager[7]7Andrea Dworkin, Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas, éditions Syllepse. »
Alors, quand la terre a-t-elle tremblé pour chacune d’entre nous ?
La force de ces tremblements est d’inscrire au fer rouge la dangerosité des hommes dans nos mémoires et nos chairs, de comprendre le continuum de la domination masculine : de la sphère publique, ses institutions, ses arts du divertissement – pornographie, zoos, corrida – et de la subsistance – abattoirs, chasses à courre, battues – à la sphère domestique — mariage, travail ménager, devoir conjugal. Le mépris de l’enfant pour la mère s’étend à toutes les femmes et à toutes les tâches qui leur sont assignées. La culture masculine nous interdit, en réalité, tout abri, tout refuge.
Par son omniprésence et sa brutalité, toute cette culture nous imprègne et nous domine dès la naissance. Elle se manifeste dans la peinture, la musique, le cinéma, le théâtre, les poèmes, les romans, les essais, l’architecture, les institutions, l’économie, les technologies, les politiques, de gauche, de droite, des extrêmes au centre de l’hémicycle. Abominable, traumatisante, elle met à terre celles qui défendent les valeurs de ce que les hommes ont nommé « l’espace domestique », c’est-à-dire, en réalité, l’espace de la chair, l’espace de la viande. Dans la société patriarcale, l’esprit est valorisé aux dépens de la chair qui est entravée, contrôlée, réifiée, méprisée, empalée, dévorée. C’est que l’éros de la mise à mort est un raffinement de la domination masculine, Il suffit d’assister à une corrida pour saisir la brutalité de cet éros qui romantise la torture et la mise à mort. Les délires démiurgiques du transhumanisme, qui considère le corps comme un « sac à viande », sont une continuité de ce mépris. Manger ou être mangé semble être la principale inquiétude métaphysique de cette culture. Mieux vaut être un corps de silice qu’un corps de chair et de sang.
Comme Andrea, et de nombreuses autres femmes, je me croyais plus maline, plus courageuse, plus masculine, en somme. Mais en vérité, ils m’ont très vite fait comprendre que j’étais une femme. C’est-à-dire, « une personne qui rencontrait ce mépris systématique à chaque coin de rue, dans chaque salon, dans chaque échange humain. Parce que je suis devenue une femme qui savait qu’elle était une femme, c’est-à-dire parce que je suis devenue féministe, j’ai commencé à parler aux femmes pour la première fois de ma vie, et une des femmes avec qui j’ai commencé à parler a été ma mère. » (Notre sang, p. 33-34)
Tout ce que nous avons appris, tout ce qu’ils nous ont inculqué, a pour unique fin de nous avilir, de nous faire croire que nous n’avons rien à dire d’intéressant. Pour y parvenir, tous les moyens sont bons : menaces, coups, punitions, viols, bannissements, bûchers. Les écrits et les paroles des hommes concernent toute l’humanité, n’est-ce pas. Au contraire, nos écrits et paroles de femmes ne concernent que nous. Du moins, c’est ce que prétend l’étalon de démesure de l’humanité. Nos rêves, nos désirs, nos pensées, nos souhaits, nos imaginaires de femmes n’intéressent pas les hommes. Ils seraient susceptibles de les blesser, de les perturber, et il ne faudrait tout de même pas oublier qu’un homme c’est fragile. C’est d’ailleurs pour les ménager que nous sommes, femmes, animaux, indigènes, rejetées aux marges du vivant.
Pour nous, les femmes, il nous faut avoir le courage de renoncer à l’art masculiniste, à toute sa production de domesticateur/prédateur/pornographeur/féminicideur.
« Ce n’est pas un art qui illumine la condition humaine – il éclaire seulement, et pour la honte finale et éternelle des hommes, le monde masculiniste – et à regarder autour de nous, ce monde n’en est pas un dont on peut s’enorgueillir. L’art masculiniste, l’art de siècles d’hommes, n’est ni universel ni l’explication finale de ce que signifie évoluer dans le monde. Il ne décrit, en fin de compte, qu’un monde dans lequel les femmes sont subjuguées, soumises, asservies, spoliées d’un devenir entier, différenciées seulement par leur identité charnelle, avilies. Moi, je dis, ma vie n’est pas futile ; ma sensibilité n’est pas futile ; ma lutte n’est pas futile. » (Notre sang, p. 36)
Cette réalité biologique, un pénis qui bande, fonde la classe de genre des hommes qui opprime et violente la classe de genre des femmes. Comme le racisme, la misogynie, « l’asservissement systématique culturel, politique, social, sexuel, psychologique et économique des femmes aux hommes et aux institutions patriarcales » ( N.S., p. 110), est une « pathologie purulente » qui « prolifère dans pratiquement toutes les transactions entre un homme et une femme ». La misogynie doit être contestée partout, elle est « la fondation sur laquelle toute tyrannie est construite ». La lutte contre le racisme n’est jamais ridiculisée mais la lutte féministe l’est toujours, d’autant plus quand elle met réellement en danger les privilèges des hommes. Rappelons-nous que « nos oppresseurs ne sont pas seulement des hommes chef d’État, des hommes capitalistes, des hommes militaristes –, mais sont également nos pères, fils, maris, frères et amants. Aucun autre peuple n’est aussi complètement mis en cage, si complètement colonisé, si dépourvu de tout souvenir de liberté, si affreusement dépouillé d’identité et de culture, si absolument diffamé comme groupe, si avili et humilié comme fonction de la vie quotidienne. » (N.S., p. 115)
Depuis des siècles, dès que les femmes désobéissent, se révoltent ou tout simplement ouvrent la bouche pour autre chose que recevoir l’hostie phallique, elles sont automatiquement qualifiées de perverses, perfides, vicieuses, manipulatrices. C’est que les hommes ne renonceront pas à leurs privilèges, aux valeurs et prétentions masculines qui sont des actes de violence contre nous, tant que nous ne récuserons pas tout le système sadomasochiste qui fonde la domination masculine.
Le féminisme ne lutte pas pour intégrer ce système abominable, mais pour le démanteler. Et pour cela, il nous faut détruire ses mythes, ses symboles, ses récits, son art, sa politique, ses institutions gynocidaires[8]8 Gynocide : mutilation, viol ou meurtre systématique de femmes par des hommes, in Andrea Dworkin, Notre sang, p. 45 qui mettent en péril toute forme de vie sur Terre. L’amour et le sexe, tels qu’enseignés par la domination phallique, sont les principales parties de nos vies par lesquelles ils nous asservissent. Si nous tenons à la liberté et à la justice, nous devons mettre fin à leur sexualité « agressive, compétitive, chosifiante, axée sur la quantité. » (N.S., p. 42) Ni liberté ni justice ne sont envisageables quand la sexualité est colonisation des corps, quand « l’amour » est servilité, masochisme, abnégation, victimisation, culpabilité.
« Je pense que les hommes devront abandonner leurs précieuses érections et commencer à faire l’amour comme les femmes le font ensemble. Je dis que les hommes devront renoncer à leurs personnalités phallocentriques et aux privilèges et pouvoirs qui leur sont donnés à la naissance comme conséquence de leur anatomie. » (N.S., p. 43)
Une sororité révolutionnaire est une nécessité pour contrer la violence des hommes, mais pour cela nous devons nous libérer du masochisme qu’ils nous ont inculqué et de la pitié qu’ils nous inspirent. Nous devons refuser de leur obéir, de les servir, et ne pas hésiter à nous battre physiquement contre l’agressivité masculine.
Ana Minski
Relecture et corrections : Lola
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