Chronique de mai 2020 (par Ana Minski)


Le Centre Tricontinental et les éditions Syllepse ont publié, sous le titre ONG Dépolitisation de la résistance au néolibéralisme, un ensemble d’articles précédemment publiés dans la revue Alternatives Sud. Ce recueil d’articles porte un regard critique sur l’ongisation des luttes sociales et écologiques qui institutionnalise les mouvements sociaux et mène de ce fait la résistance dans une impasse.

Depuis les années 1990, le nombre d’ONG n’a cessé de croître, et notamment dans le Sud économique. Premier outil de contestation du libéralisme, elles se sont substituées en quelques années à l’action collective et à l’État et, pour attirer et conserver des financements, se sont laissées influencer par l’idéologie néolibérale. Dépolitisant les discours, elles participent à la privatisation pour imposer, de manière plus ou moins violentes, le « développement » et le « progrès » aux pays du Sud. Sourdes aux revendications populaires, elles fonctionnent de plus en plus comme des entreprises de management.

« La prolifération des ONG au Sud, dans les années 1990, est indubitablement liée à l’affaiblissement des capacités gouvernementales à fournir des services publics, résultat des politiques néolibérales qui se sont imposées dans le contexte d’un capitalisme mondialisé et fortement financiarisé. Dans ce contexte de redéfinition du rôle de l’État, portées par les concepts de  ”bonne gouvernance” et de  “société civile” (dont elles seraient les représentantes-types), les ONG vont connaître un réel succès et devenir un rouage indispensable des politiques de développement,  “soit comme relais, soit comme piliers de la société civile et principal vecteur pour la construction de la démocratie”. »

C’est avec la charte des Nations Unies, en 1945, que les ONG commencent à se développer. Ce n’est pas un hasard si leur apparition coïncide avec l’expansion planétaire du capitalisme, c’est parce qu’elles sont reconnues comme acteurs du développement aux côtés de l’État et du marché. La catégorie juridique des ONG n’est pas spécifique (sauf en Belgique), il est donc facile de s’auto-déclarer ONG. Considérées comme les principales représentantes de la société civile, concept à géométrie variable, elles participent à la bonne gouvernance des États du Sud.

« Le terme gouvernance apparaît en 1989, à la faveur d’un rapport de la Banque mondiale qui, face à l’accroissement de la pauvreté en Afrique subsaharienne, pointait non pas les recettes néolibérales appliquées, mais bien la mauvaise gouvernance des États africains. »

Concrètement, le terme « bonne gouvernance » permet de réduire le rôle de l’État et de privatiser la décision publique.

« Ces grands mots d’apparence savante […] ont en commun d’intimider et de servir à ne pas penser. À la fois vides (de sens) et trop pleins (de présupposés et de moralisme), ils forment l’armature de ce qu’Orwell a nommé la novlangue du pouvoir »

Dans les années 1980, les ONG explosent en Amérique latine et en Inde où elles s’imposent parallèlement à la libéralisation de l’économie et au retrait des investissements de l’État dans des domaines essentiels. Elles interviennent pour assurer le développement au détriment de l’autonomie des différents mouvements de lutte.

Depuis plusieurs décennies, le fonctionnement de plus en plus managérial des ONG, structurellement dépendantes d’institutions internationales, est critiqué. En 2004, lors d’un discours à San Francisco, Arundhati Roy dénonce la dérive néolibérale de nombreuses ONG. Ainsi, sur le terrain du féminisme[1]1Dans le contexte indien le mot « féministe » évoque pour de nombreuses militantes l’image d’une femme occidentale ou occidentalisée, et véhicule un impérialisme culturel occidental. De … Continue reading, en Inde, le Mouvement Indien des Femmes (MIF), réseau de groupes et d’individus qui existe depuis les années 1970, atteint un point critique. Les groupes autonomes sont devenus, à partir des années 1990, des organisations transnationales et professionnelles. Cette même décennie a été celle de la mondialisation, de la privatisation et de l’ouverture de l’économie indienne, caractérisée aussi par un clivage de caste et de religion, dans un contexte de nationalisme hindou et de politiques basées sur l’identité. L’objectif poursuivi n’était donc pas tant de promouvoir l’émancipation des femmes que de les utiliser pour moderniser les pays et s’ajuster aux demandes de l’économie mondiale. Le féminisme s’est implanté dans les institutions étatiques, l’administration et la société civile, prenant une configuration plus formelle et stable, mais du coup moins visible et plus apolitique. L’ongisation du mouvement des femmes en Inde relève d’un processus de colonisation par des idéaux féministes et progressistes occidentaux.

« Les ONG se sont détournées de la fourniture de services sociaux et de services générateurs de revenus pour se concentrer sur des pratiques d’auto-assistance d’inspiration néolibérale, dont la microfinance est un exemple. En l’absence de changement structurels, l’utilisation qui est faite du microcrédit, pour gérer – et non réduire – la pauvreté, reposant sur l’instrumentalisation des femmes pauvres, ne peut que devenir un appât au crédit. »

Les mouvements des femmes autonomes accusent également les ONG de gérer leurs structures comme des entreprises privées, de limiter les possibilités de protestation et d’opposition et de travailler davantage au bien de leur donateur qu’à celui des femmes.

En Amérique latine, ce qui importait en premier lieu pour les premières ONG, c’était la lutte pour l’égalité, 40 ans plus tard le but affiché est de soulager la pauvreté.

« Les ONG de développement, qu’elles soient spécialisées dans le développement rural, dans les coopératives, l’éducation, la santé ou encore dans l’habitat, tendent ainsi de plus en plus souvent à se ranger derrière ce nouveau slogan de la Banque mondiale. »

Elles luttent contre des inégalités aussi fragmentées que le sont les identités : indigènes, femmes, Afro-descendants, enfants des rues, migrants, minorités sexuelles, etc. Cette diversification des inégalités entraîne de nouvelles ONG thématiques et paternalistes qui instaurent de nouvelles formes d’inégalités notamment par le biais de recrutements clientélistes qui donnent naissance à une élite locale et transnationale.

Les grandes ONG Environnementales (ONGE) sont elles aussi tout à fait capables de promouvoir une écologie de droite. Ainsi, en 2005, Alain Lipietz met en garde contre le danger de « se placer au-dessus de la société et lui devenir de plus en plus étranger[2]2 https://www.cairn.info/revue-mouvements-2005–4‑page-89.htm ». En 2017, Alain Le Sann identifie les nombreuses similitudes entre la gestion des forêts — tropicales en particulier — et des océans menée par les ONG environnementales qui se consacrent à répondre aux objectifs des transnationales qui les soutiennent. Devenues des actrices majeures à cause des financements privés et publics dont elles bénéficient, elles n’hésitent pas, au nom de la préservation de l’environnement, à mettre sous tutelle les organisations de pêcheurs. On assiste donc à une prise de pouvoir des ONGE dans le cadre d’une construction écopolitique mondiale au profit d’une élite.

Pour bien comprendre les raisons de ces mises sous tutelle, Alain Le Sann rappelle la guerre des forêts qui eut lieu en 1723, lorsque le parlement anglais adopta le Black Act, loi implacable qui condamnait à mort le braconnage. Les parcs forestiers étaient alors réservés aux chasses royales des cerfs et à une élite nobiliaire qui considérait l’espace forestier comme un espace de distraction. Les espaces réservés se multipliaient au mépris des usages communautaires. La défense des cerfs servit à maintenir les privilèges de l’élite, et pour les protéger toute une bureaucratie de gardes-chasses fut créée. Cette stratégie d’appropriation est comparable au développement actuel en mer d’espaces et d’espèces réservés, interdits aux usagers traditionnels.

« Au nom de la protection du saumon, les pêcheurs professionnels sont priés de disparaître pour que ce poisson soit réservé aux pêcheurs amateurs. Derrière la bataille actuelle pour le partage de la ressource du bar, où les pêcheurs côtiers défendent leurs intérêts, on voit aussi poindre, en Grande-Bretagne, la force d’un lobby de la pêche récréative, très puissant, qui voudrait bien éliminer toute pêche professionnelle, comme en Irlande. »

Des espaces réservés à la protection d’une espèce — phoque, baleine, crocodile, tortue… — permettent le développement d’un écotourisme. C’est pour développer cet écotourisme que des pêcheurs du Sud sont régulièrement assassinés par des gardes, comme en témoigne une femme pêcheuse en Inde :

« Maintenant c’est une question de survie. Nous travaillons n’importe quand et n’importe où afin de gagner un peu d’argent. Récemment un pêcheur de notre village a été blessé à mort par les gardes forestiers. Jusqu’ici cette affaire n’est toujours pas jugée. À ce régime-là, on n’aura bientôt plus le droit de mettre les pieds dans la mer. Qu’est-ce que des pauvres gens comme nous peuvent faire ? »

Comme les paysans du XVIIIe siècle en Angleterre, les pêcheurs doivent aujourd’hui se battre pour la reconnaissance de leurs droits coutumiers collectifs dans un système juridique complexe où s’enchevêtrent divers types de droits personnels, publics et collectifs, en s’opposant à cette imposition d’un système juridique fondé sur l’individualisme.

La protection de la nature s’inscrit dans une longue histoire d’écologie coloniale, ou d’impérialisme vert, portée aujourd’hui par des fondations et ONGE libérales. Ainsi le WWF n’hésite-t-il pas à soutenir le soja génétiquement modifié de Monsanto.

Les moyens financiers dont disposent les ONG leur permettent de bénéficier de moyens de communications puissants pour décrédibiliser les scientifiques, évacuer doutes et nuances. Elles parviennent à convaincre que l’avenir est entre leurs mains et que leurs critères sont universels. Une suprématie qui s’empare du pouvoir des citoyens pour le détourner à leur profit. Ainsi la certification est-elle venue remplacer le boycott :

« […] particulièrement promue par le WWF, d’abord pour les forêts avec le Forest Stewarship Council (FSC), puis, pour la pêche, avec le Marine Stewarship Council (MSC), élaboré avec l’appui d’Unilever. Depuis, le MSC a reçu le soutien de puissants groupes de distribution comme Walmart ou Carrefour et de multinationales de la pêche comme Nissui, ce qui lui permet de s’imposer comme unique label de garantie d’une pêche durable. »

La certification ne tient compte ni de la variabilité de la productivité naturelle, ni de la complexité des chaînes trophiques, des écosystèmes, des compromis sociaux entre des acteurs aux pratiques et attentes contradictoires. Elle empêche les pêcheurs de prendre en main leur destin, met en danger les AMAP (Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) qui se font sur la base de la transparence et non de la certification. Si les pêcheurs refusent les certifications des ONG c’est qu’ils ont parfaitement compris qu’elles sont un danger pour leur autonomie.

Le terrain médiatique est la scène d’une forte concurrence visant à attirer les financements publics, des grandes fondations et des États. Si les fonds publics ne cessent de baisser, l’argent coule au contraire à flot pour financer les actions des ONG. Ainsi le WWF reçoit-il des centaines de milliers de dollars pour la promotion du MSC ; en Afrique de l’Ouest il a reçu, de la part de l’Union Européenne (UE) et du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), 10,5 millions d’euros pour améliorer la gouvernance des pêches ; en Europe, il a reçu des sommes colossales pour mettre en place la nouvelle Politique Commune de la Pêche (PCP) ; il pilote le programme PISCES pour gérer la mer Celtique avec un budget de 4 millions d’euros sur quatre ans. Puissantes, les ONGE constituent un État transnational environnemental qui met en place des programmes de protection au service de l’élite. Le Fonds de Défense de l’Environnement (EDF) et le WWF financent par exemple des rencontres entre pêcheurs britanniques et normands pour améliorer la gestion de la coquille Saint-Jacques.

« Elles sont devenues de très influents lieux de pouvoir qui attirent les hommes d’affaires, les banquiers et les plus hauts dirigeants politiques. Maria Damanaki, ancienne commissaire européenne à la pêche, est devenue la responsable des programmes océans de la puissante ONG The Nature Conservancy (TNC). Elle y promeut la financiarisation de la conservation des océans avec l’appui de grandes banques d’affaires.[3]3Https://ssir.org/articles/entry/impact_bonds_a_scalable_solution_to_sustainable_fisheries »

Elles ont pris le contrôle de territoires marins et littoraux au nom de la protection de l’environnement et confient ces aires marines à des trusts qui reçoivent des financements de la part de banques d’affaires :

« Des États endettés, comme les Seychelles, livrent ainsi une partie considérable de leurs espaces maritimes aux mains des grands acteurs privés. On assiste de ce fait à la mise en place d’un droit transnational construit à l’image du droit des affaires et un basculement politique vers l’économique. Cet argent permet aux ONG de mettre sous leur tutelle les organisations de pêcheurs pour faire avancer leurs objectifs et ceux des transnationales et banques d’affaires. Il suffit de lire leur programme pour comprendre que leurs priorités ne sont pas toujours celles des pêcheurs. »

« Pour un observateur extérieur, ces ONG semblent très actives, organisant constamment des réunions, des communiqués de presse, des distributions de matériel, pour faire prendre conscience et renforcer, alors qu’en réalité, la majorité de ces actions ne sont que des spectacles vides de sens, qui donnent l’apparence d’une action politique sans pour autant être liées à aucun processus politique conscient. À leur façon, de telles pantomimes sont tout autant dangereuses que les politiques ouvertement réactionnaires, puisque la combinaison d’une activité débordante sans aucun résultat final fait le jeu du cynisme et de la dépolitisation. En somme, vu que l’essence de leur base matérielle est managériale, il n’est pas surprenant que les ONG soient incapables de s’attaquer au néolibéralisme. »

Si la principale fonction des ONG est d’encourager le développement et la « démocratie » prônés par l’Occident pour bénéficier de financements, elles ne peuvent être au mieux que les garde-fous d’un néolibéralisme mondialisé, au pire — un nombre important d’ONG étant financées par le FMI et la Banque mondiale – elles promeuvent la libre circulation des capitaux aux dépens de la justice. Pour éviter que les ONG dépolitisent la résistance et contrôlent les plus radicaux, elles doivent se limiter à un rôle d’alerte sur des problèmes sociaux, écologiques, institutionnels, et informer les consommateurs. La lutte contre le néolibéralisme doit s’appuyer sur la solidarité et une conscience politique commune. Un réel changement ne peut venir que des mouvements sociaux qui luttent contre le « développement » (ou le « progrès »), ce processus étatique et capitaliste nuisible.

Ana Minski

References

References
1 1Dans le contexte indien le mot « féministe » évoque pour de nombreuses militantes l’image d’une femme occidentale ou occidentalisée, et véhicule un impérialisme culturel occidental. De nombreuses femmes refusent donc cette appellation.
2 2 https://www.cairn.info/revue-mouvements-2005–4‑page-89.htm
3 3Https://ssir.org/articles/entry/impact_bonds_a_scalable_solution_to_sustainable_fisheries