« On qualifie d’anti-sexe les critiques du viol, de la pornographie et de la prostitution, sans nuance ni examen, peut-être parce que tant d’hommes utilisent ces ignobles voies d’accès et de domination pour baiser et que, sans elles, le nombre de coïts chuterait au point où les hommes pourraient se retrouver quasi chastes. » Andrea Dworkin, Coïts

Andrea Dworkin est une théoricienne du féminisme radical et autrice états-unienne de livres d’une importance capitale pour comprendre les violences tant physiques que psychiques que notre société masculiniste, pornographique et prostituante inflige chaque jour aux enfants et aux femmes. Son livre Intercourse, publié en 1987, traduit et édité aux Éditions Syllepse sous le titre Coïts en janvier 2019, s’attaque aux normes qui régissent les rapports sexuels hétérosexuels, mises en place par une société phallocentrique.

Dans la première partie, intitulée Le coït dans un monde d’hommes, Andrea Dworkin analyse, à travers des œuvres littéraires, l’imaginaire du coït, de la pénétration, de la baise. Cinq sentiments principaux dominent l’horizon littéraire masculin : la répugnance, à vif, le stigmate, la communion et la possession.

Andrea Dworkin entame sa descente dans les cercles infernaux de la domination masculine qui norme les rapports sexuels dans les sociétés civilisées du Nord économique en examinant une œuvre de Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, publiée en 1889, ainsi que les écrits intimes de Sophie Andréïevna Behrs, femme de l’auteur. Dans cette nouvelle, bien plus autobiographique que romanesque, Tolstoï décrit le fonctionnement du patriarcat dans sa société orthodoxe : les hommes doivent inspirer peur et soumission aux femmes, y compris en les battant, et les confiner à la maison où les hommes peuvent se livrer à des orgies sexuelles. Dans la culture éducative patriarcale, l’homme apprend très vite à exploiter et à chosifier tandis que la femme apprend à se conformer au mieux aux exigences des hommes :

« Elle avait été élevée d’après les principes exigés par la société qui était la nôtre, c’est-à-dire comme sont élevées, sans exception, toutes les jeunes filles de notre classe riche et comme elles le sont nécessairement. On parle de je ne sais quelle nouvelle éducation des femmes. Mais ce ne sont là que de vaines paroles : l’éducation des femmes résulte de la véritable vocation de la femme dans le monde et non de celle qu’on a inventée pour elle. L’éducation de la femme correspondra toujours à la façon dont l’homme envisage la femme. Nous tous savons comment les hommes envisagent les femmes : « Aimer, boire et chanter », comme disent les poètes en leurs vers. Prenez toute la poésie, la peinture, la sculpture, en commençant par les poèmes d’amour et les Vénus et Phryné nues, vous verrez que la femme n’est qu’un instrument de plaisir. Elle est ainsi à Trouba, à Griatchevka et à un bal de la Cour. Et songez à cette ruse diabolique : le plaisir, eh bien ! c’est le plaisir et l’on sait que la femme est un morceau fin. D’abord ce sont les chevaliers qui assurent qu’ils adorent la femme (ils l’adorent et la regardent tout de même comme un instrument de plaisir) et de nos jours, tous assurent estimer la femme. Les uns lui cèdent leur place, ramassent son mouchoir, les autres lui reconnaissent le droit d’occuper tous les emplois, de participer au gouvernement, etc. Malgré tout cela, le point essentiel demeure le même. Elle est un objet de volupté, son corps est un moyen de jouissance. Et elle le sait. C’est de l’esclavage, parce que l’esclavage n’est rien d’autre que l’utilisation du travail des uns à la jouissance des autres. » (La sonate à Kreutzer)

Les prérogatives du phallus et l’éducation qui en découle pour les deux sexes banalisent l’exploitation sexuelle qui rend la femme esclave de l’homme, que ce soit par la pornographie, la prostitution ou le mariage. Conscient de la domination qu’exercent les hommes sur les femmes, Tolstoï transforme sa culpabilité en mépris pour les femmes responsables d’accepter les règles sociales, d’être réduites à des objets sexuels, des individus ni libres ni moraux, et de participer ainsi au maintien de l’inégalité, nécessaire aux hommes pour baiser. Il accuse les femmes de se venger de leur esclavage en usant de sensualité pour manipuler les hommes qui les désirent, nuisant ainsi à l’égalité qui ne peut être effective que si la femme reste vierge :

« Selon le mari assassin, la virginité constitue, pour les femmes, l’état le plus noble, un idéal ; et chuter hors de la virginité équivaut à une banalisation, à une réduction au statut de chose ; la femme se déguise pour devenir cette chose ; n’étant pas un être humain à part entière, elle doit se conformer aux rituels et aux conventions de l’avilissement comme objet sexuel. Cette réduction du statut d’être humain à celui d’objet destiné au sexe s’accompagne du pouvoir féminin de dominer les hommes, parce que les hommes veulent l’objet et le sexe. La rage contre les femmes en tant que groupe se situe spécifiquement là : les femmes manipulent les hommes en manipulant le désir sexuel masculin ; ces choses triviales et médiocres (les femmes) exercent un pouvoir sur les hommes au moyen du sexe ».

L’homme, auquel on apprend dès l’enfance à s’approprier le corps de la femme, son sexe et son ventre, par le coït, arme d’occupation et de possession, ne supporte pas qu’elle puisse exprimer un refus ou un désir personnel, et seul le meurtre peut calmer l’angoisse qui accompagne son besoin de s’approprier définitivement le corps de la femme :

« Ce qu’il y avait d’affreux était que je me reconnaissais un droit absolu, incontestable sur son corps, et sentais en même temps que je ne pouvais pas en être le maître, qu’il n’était pas à moi et qu’elle pouvait en disposer autrement que je ne le voulais. » (Tolstoï, Sonate à Kreutzer).

Anarchiste protestant, Tolstoï considère tout désir charnel comme la plus mauvaise des passions dont un homme doit se libérer pour atteindre la spiritualité la plus pure et établir des liens d’égalité avec la femme. Son besoin de pénétrer Sophie, de la baiser, est ressenti comme une atteinte à son intégrité spirituelle, comme une pulsion bestiale qu’il ne peut dominer, et c’est pour cela qu’après chaque assouvissement par le coït il rejette sa femme et la méprise l’accusant d’être responsable de cette pulsion incontrôlable et bestiale. En se soumettant au désir impérieux du mâle, Sophie est coupable de se laisser pénétrer et responsable de sa propre réification. La sonate à Kreutzer exprime nettement la répugnance, le mépris, le dégoût qu’inspirent l’acte sexuel et son objet nommé « femme ». À travers son personnage principal Tolstoï formule une critique radicale du coït comme rituel social, qu’il soit qualifié de droit, devoir ou plaisir, et qui permet en réalité de justifier le pouvoir destructeur de l’exploitation sexuelle, qu’elle soit légale ou illégale, qu’elle se pratique dans le mariage ou la prostitution. La femme de Tolstoï, qui connut treize grossesses, treize naissances, souffrit de fièvre puerpérale et d’inflammation des seins, écrivit en 1895 :

« […] on écrira plus tard qu’il transportait l’eau à la place de son portier, et nul ne saura que jamais il n’a apporté l’eau à son enfant, afin d’accorder à sa femme fût-ce un instant de répit, et qu’en trente-deux années il n’a pas passé cinq minutes au chevet d’un enfant malade, pour me permettre de souffler, de rattraper mon sommeil, de faire un tour de promenade, ou tout bonnement de me reposer de mes labeurs » (Tolstoï Andreyevna)

Pour Sophie, le coït était souffrance et mépris, sans tendresse, sans affection. Il est significatif que dans La sonate à Kreutzer le protagoniste ne perçoive sa femme comme un être humain qu’après l’avoir assassinée :

« J’ai regardé les enfants, son visage couvert de bleus, et pour la première fois j’ai vu en elle un être humain ».

Dans La Sonate, Tolstoï vit l’acte sexuel comme une tragédie qui prédétermine le meurtre. Ce n’est pas le corps de la femme qui est en cause ici mais le désir que l’homme éprouve pour elle, et pour ne pas la tuer il n’est d’autre choix que de cesser de la baiser, mais l’homme ne pourra cesser de la baiser que si elle se décide à rester vierge. Le bourreau se fait victime, et la victime, accusée de sa propre exploitation, décharge le mâle de ses responsabilités. C’est ce qui définit la classe sociale des dominants : puisque les esclaves se soumettent, qu’ils ne se révoltent pas, c’est qu’il n’y a pas exploitation mais simple échange de service, et il faut bien répondre au masochisme que certains pensent inné chez l’espèce humaine femelle :

« L’homme a un instinct sadique, et la femme un instinct masochiste, lesquels sont inconscients, donc incontrôlables. » (S. Freud)

« Si, comme il arrive souvent, vous rencontrez le masochisme chez l’homme, tout ce qui vous reste à faire, c’est vous dire que cet homme présente visiblement des traits de caractère féminin » (S. Freud)

Contrairement à Freud, Tolstoï comprend que les origines de l’assujettissement des femmes sont sociales et qu’elles sont un esclavage, semblable à toute violence sociale qu’exerce une classe sur une autre en exploitant et objectivant ses victimes.

À la répugnance d’un Tolstoï succède l’analyse de l’œuvre de Kôbô Abé, et plus particulièrement de son roman La femme des sables. Pour cet auteur, l’acte sexuel révèle la nudité originelle de l’homme, nudité qui étouffe sous la peau sociale, coriace, imperméable, sous des couches de soi social, de douleur affective, de rituels et de règles, d’habitudes de vie ; fragilité humaine que vêtement, identité, sociabilité tentent de masquer, contrariant ainsi tout ressenti naturel. Mais il arrive parfois que la peau sociale se dissolve avec un être, un seul, et tout le corps est alors à vif, perceptible dans sa constitution d’os, de chair, de graisse, de muscle et de sang. Cette capacité à dissoudre l’identité sociale transforme le rapport sexuel en compulsion, en un désir de se perdre toujours plus dans cette sensation d’identité confuse. La peau, le toucher est un mode de cognition essentiel qui déplace l’intellect et la logique, et unit deux personnes, les fait fusionner physiquement et, simultanément, les isole ensemble de toute société, de toute obligation hors leur besoin l’un de l’autre, pour les plonger dans la réalité d’un monde naturel où l’individu disparaît au profit de l’espèce. La sensibilité de la peau est essentielle dans le rapport sexuel qui révèle à l’homme la véritable nature de la vie, de la femme, de l’altérité, de l’immanence, du monde.

La nudité originelle s’oppose au monde idéal de l’homme civilisé, imaginé, fantasmé, dans lequel s’exprime sa personnalité, son individualité, et qui n’existe pas dans le vrai monde, le monde naturel. L’extrême sensibilité de la peau permet un contact physique et humain des plus essentiels, que ce soit dans le dégoût ou l’amour, parce que le toucher est direct et réel, que l’être qui se laisse toucher est de chair, d’os, de sang, qu’il n’est ni une abstraction ni le fruit de l’imagination intellectuelle. La peau est à la fois identité et sexualité, et dans son extrême sensualité, elle rencontre l’extérieur, le monde, et permet à l’être de le rencontrer. Le toucher permet de sortir de l’abstraction de l’homme et de l’idée qu’il se fait de la femme dans la civilisation : forme sans substance, simple silhouette. Pour rencontrer l’autre et rencontrer le monde il faut sortir de soi par le toucher, se mettre à vif :

« La qualité animale de la vie, où l’humanité côtoie sans médiation le monde physique réel et sa brutalité plutôt que des artefacts humains, est sans pitié ni compassion pour les identités que bâtissent les gens au sein de la civilisation. La vie et la mort dépendent d’un sort impersonnel et aléatoire, que ne temporisent pas des événements mentaux ; rigides, les exigences ardues de la survie physique n’ont aucune déférence pour les personnalités humaines. »

La vie est identique à la sexualité, écrasante, informe, sans pitié et la femme participe de cette immanence écrasante et c’est pour cela que l’homme désire la violer, pour se l’approprier et la dominer. Mais la femme des sables met en échec la tentative de viol de l’entomologiste, épinglé comme un insecte à l’immanence impersonnelle et rugueuse du sable. Les hommes n’ont d’autres choix que céder, capituler face à la vie qui s’écoule sans égard pour leur particularité, leur individualité, leur prétention de puissance. Le sable et la femme symbolisent les nécessités de la vie de l’espèce — le travail, le sexe, une maison, l’objectif commun d’empêcher la communauté d’être détruite par le sable :

« Implacable et inéluctable, le sable force un abandon de la pensée et de l’égocentrisme abstraits qui passent pour des sentiments, et notamment des sentiments sexuels, chez les hommes au sein de la civilisation. Il force à vivre entièrement dans le corps, au présent, sans évasion mentale ou introspection narcissique ou anxiété désincarnée. Portée vers la mort par la vie et la sexualité. »

Le sexe met à vif les prétentions de l’homme civilisé, son désir de transcendance et d’individualité, et pour cela il lui répugne, lui rappelant sans cesse son échec à s’extraire de l’animalité, de l’immanence, de l’inéluctabilité des naissances et des morts. Le refus d’abdiquer et cet inéluctable échec le rendent haineux et cruel, et le corps de la femme est le champ de bataille où s’exprime rageusement son impuissance narcissique :

« […] les hommes recourent à l’agression : rapt, meurtre, revanche violente. Aliénées par l’obsession, leurs pensées au sujet des femmes sont saturées de violence ; quand ils pensent à celle qu’ils désirent, ils rêvent de violence – des pieux à travers son corps, des crocs dans son cou, du cannibalisme : « D’abord, je courtiserai la fille [sic] sans crainte et, si elle me rejette, je […] dévorerai son cadavre avec joie […]. Je la mettrai littéralement dans ma bouche, la mâchonnerai et la goûterai avec ma langue. Voilà très longtemps que j’ai envie de la manger. »1 Ils sont aussi cruels au plan psychologique, exploiteurs des autres, infligeant de profondes douleurs affectives, la cruauté faisant nécessairement partie de leur égocentrisme. La violence dont rêvent les hommes et celle qu’ils exercent garantit leur solitude permanente. Seul l’homme des dunes atteint finalement un état ressemblant au bonheur, du fait d’avoir été terrassé par la femme quand il a tenté de la violer : il possède maintenant une chance parce qu’il a échoué. »

Le rapport sexuel rappelle à l’homme son animalité qu’il s’obstine à refuser, qu’il exècre ou fantasme. En analysant l’œuvre de Tennessee Williams, Andrea Dworkin expose une autre facette du rapport sexuel sous domination masculine : le sexe comme stigmate, inscrit dans la chair, vocation ou compulsion ou désir insatisfait que ne comble aucune réalité sociale, conventionnelle ou conformiste. Le personnage de Stanley Kowalski dans Un Tramway nommé Désir est un mâle dénué de remords, une force brute, un animal qui répond avec fierté aux appels de la nature, aux appétits du corps, il n’a pas de vie intérieure, il n’a pas de souvenirs mais des sensations, il est du présent et est donc invulnérable aux conséquences de ses actes. Sa vie de baise et de violence n’a rien d’originale, elle correspond au quotidien des habitants de son quartier, elle est la norme sociale des rapports entre les sexes. Blanche est différente, elle a une sensibilité et c’est pour cela qu’elle est seule et vulnérable :

« Être stigmatisée signifie porter la marque d’une capacité intérieure de ressenti ; en regard de la sexualité animale de Stanley, cela devient une capacité distinctement humaine de ressentir les conséquences humaines du rapport sexuel et amoureux, notamment la solitude et le remords. »

Blanche est l’ennemie de l’ordinaire, de la violence masculiniste, elle désire la tendresse et la sensibilité, et ne peut qu’être horrifiée par la brutalité de Stanley et le désir que cette brutalité éveille chez sa sœur  :

« Comme Stanley n’a pas de vie intérieure, il n’éprouve pas de remords : le viol n’est qu’une baise de plus pour lui. Il faut une conscience humaine, y compris une capacité de souffrance, pour faire la distinction entre un viol et une baise. Sans vie intérieure ouverte à la signification humaine et au remords humain, toute baise n’est qu’expression et animalité, quelles qu’en soient les conséquences ou circonstances. Blanche, elle, paie le prix d’une sexualité humaine et d’une conscience humaine. Elle a été violée ; elle le sait. »

Comme l’homme de La rose tatouée du même auteur, Stanley pourrait être qualifié de « sauvage comme un gitan », il marque sa femme, et toutes les femmes, de sa virilité insatiable et égoïste. Ce concept du sauvage, animal en rut, dominé par son phallus, phallus lui-même de la tête au pied, chaque muscle bandé comme un pénis, autorise l’homme à pénétrer la chair d’une femme, sans jamais s’inquiéter du mal qu’il fait et à jouir même de la force qu’il utilise pour contraindre sa victime à être pénétrée autant de fois qu’il le désire. Le mâle se sert du corps des femelles pour construire son identité sociale et sexuelle, l’une ne pouvant exister sans l’autre dans une société patriarcale. Ainsi l’homme viril stigmatise les femmes avec sa brutalité, physique, technique, psychologique, économique, sociale, morale, jusqu’à les soumettre ou les rendre folles. Blanche, comme de nombreux personnages féminins chez Tennessee Williams, est détruite par la bestialité masculine, cette construction identitaire qui n’existe que par et pour maintenir la domination du phallus. Blanche est stigmatisée parce qu’elle a une subjectivité, une sensibilité, qu’elle n’est pas réifiée, qu’elle n’est pas un objet sexuel à la disposition de Stanley :

« La marque signifie que le sexe a un prix et que l’on a payé. Cela signifie avoir des entrailles humaines, de sorte que le vécu – tout vécu, y compris le vécu sexuel – a une résonance humaine. Le stigmate signifie que l’on est mise à l’écart non par une vocation pour le seul sexe, mais peut-être aussi par une vocation pour certaines conséquences humaines : la perte, la souffrance, le désespoir, la folie. »

Le sexe est stigmate, il est la faiblesse de la chair, capable de remettre en question l’individualité d’un être pour le plonger dans l’indifférente immanence de la vie, dans l’indifférenciation de l’espèce, dans la basse condition animale. Mais le sexe stigmatise aussi les femmes qui se « soumettent » à la violence sexuelle, que ce soit par le mariage, la prostitution ou la pornographie, et le « stigmate de la putain » veille à ce qu’il n’y ait pas d’échappatoire pour la femme, qu’elle ne puisse exister autrement qu’en étant, d’une manière ou d’une autre, sexuellement disponible pour l’homme. Le rapport sexuel, que la domination masculine a enfermé dans le concept de violence, voire de bestialité, consacre la force du mâle et ses prérogatives sur le corps des femmes. C’est l’animal en lui, l’instinct, le monde naturel qui l’oblige à baiser la femme, et cette fatalité, cette tragédie ne concerne que lui, le mâle, puisqu’il est seul tourmenté par le déterminisme de l’espèce, il est seul à lutter contre ce déterminisme que la femme ne cesse de lui rappeler. Dans sa tentative désespérée pour vaincre l’inéluctabilité de sa condition humaine, il ne peut croire en sa puissance qu’en écrasant l’autre. C’est par égoïsme et par crainte que l’homme devient une brute et qu’il s’autorise à baiser comme une brute, avec rapidité et violence. La sexualité de Stanley exige l’écrasement de la femme et celle qui désire autre chose, qui refuse cette appropriation, est condamnée à la prison, à la folie ou à la mort. Dans l’œuvre de Tennessee Williams, cette sexualité violente est banale chez les prolétaires qui baisent comme des animaux, mais elle est en vérité celle de toute la société, quels que soient les raffinements inventés, l’emballage de choix, la baise est la même pour toute la classe masculine : le corps de la femme comme territoire colonisé.

James Baldwin, dans son œuvre, s’attaque à cette baise violente et virile intrinsèquement liée à la haine et au désespoir. C’est dans la baise que l’homme se confronte à ce qui le terrifie : l’impermanence de la vie et de l’amour. Dans cette confrontation s’expriment les plus profondes émotions d’un individu, nées de ses expériences, de son vécu, qui le constituent en tant que personne et qui sont la colère, la haine, l’amertume, la joie, la tendresse, la compassion… Aussi fugace et aléatoire que soit la relation sexuelle, elle est l’acte qui permet de découvrir la vérité sur ce que l’on est, de l’affronter et de l’accepter. Elle peut être un instant de grâce et de communion qui permet d’accéder à la vérité, mais on ne peut y accéder que si la vérité nous mène à l’amour. Le rapport sexuel révèle qui nous sommes, notre personnalité profonde et, pour échapper à la haine, il nous faut accepter la crainte de l’abandon et le rejet dans la solitude. La haine et le mensonge naissent de la peur face à l’insécurité et l’impermanence du monde. Cette haine et ce mensonge dominent lorsqu’un être est incapable de voir la vérité et donc d’atteindre l’amour et la communion. La haine détruit l’autre mais aussi celui qui l’éprouve, elle est plus forte que tout, et elle tue. La cruauté sociale s’exprime dans la cruauté intime, et la haine, qui procure un sentiment de supériorité et qui détruit les victimes qui se résignent, deviennent impassibles, parfois suicidaires, génère une perte de la connaissance de soi, une mutilation des capacités affectives.

« C’est pourquoi on trouve dans ce pays « une pauvreté émotive si grande, une peur si profonde de la vie et des rapports humains » que la plupart des Amérikains semblent incapables d’établir « les contacts les plus élémentaires et les plus cruciaux. Est particulièrement absente la connexion entre le sexe et l’identité dans toute sa complexité ; un lien crucial sans lequel la baise est un exercice de futilité, allant de nulle part à nulle part, personne ne baisant quoi que ce soit. Même les jeunes semblent « atteints », affichant « une parodie de la locomotion et de la virilité » (Baldwin, 1964 : 247). Le désespoir et le viol (chacun étant non moins terrible du fait d’être inconscient) et un toucher narcotisé prédominent ; et les jeunes semblent « accoutumés à la brutalité et à l’indifférence, et terrorisés par la tendresse humaine » (Baldwin, 1964 : 247). C’est la sexualité de gens qui ne risquent rien parce qu’ils n’ont rien au-dedans à risquer. »

Enfin, Andrea Dworkin analyse l’œuvre d’Isaac Bashevis Singer qui rend d’autant plus explicite cette violence que la domination masculine exerce sur le corps de la femme — corps qui est un territoire à conquérir, à occuper, à maîtriser. Cette possession s’exprime tout simplement par la baise : épouses, prostituées, servantes sexuelles, reproductrices. Baiser une femme c’est la posséder, c’est une appropriation intime, brute, totale qui n’a rien de magique. L’homme s’approprie le sexe, le ventre de la femme, il devient maître de son langage, de son esprit, de son désir. Il la possède de l’intérieur, il en est propriétaire, elle est sa propriété privée : le corps territoire de la femme est aussi un bien collectif, impersonnel, les hommes la prostituent, se l’échangent et se la partagent, ils ont un droit collectif de propriété. Le désir masculin imprègne toutes les structures de la société, et la sensualité des femmes se développe dans cet imaginaire de baise-appropriation :

« Les femmes vivent à l’intérieur de cette réalité de l’appropriation et de la baise : c’est là qu’elles ressentent les choses ; le corps apprenant à réagir à ce que la domination masculine offre comme contact, comme rapport sexuel, comme amour. Pour les femmes, être possédées constitue le rapport sexuel appelé à répondre au besoin d’amour ou de tendresse ou d’affection physique ; cela en vient donc à signifier, à illustrer l’intensité du désir ; et l’appropriation érotique par un homme qui vous prend et vous baise est une affirmation physiquement chargée et importante de la condition féminine ou de la féminité ou du fait d’être désirée. […] Seule existe la réalité de chair et de sang d’un être sensible dont le corps vit l’intensité sexuelle, le plaisir sexuel et l’identité sexuelle dans le fait d’être possédée : dans l’appropriation et dans la baise ».

La femme n’existe que si elle est baisée, tout l’imaginaire masculin — littéraire, cinématographique, théâtrale, pictural — dépeint la femme comme maman ou putain. Que la maman ou la putain soit vénérée, comme le toréador vénère le taureau dans l’arène, n’a rien de rassurant et ne permet en aucun cas de confondre liberté et esclavage. En se penchant sur la vie de Jeanne d’Arc, Andrea Dworkin découvre une héroïne guerrière, dans cette galaxie de femmes soumises et pacifiques, Jeanne d’Arc est celle qui refuse le statut de femme et le rapport sexuel et qui, contrairement aux vierges féminines qui acceptent la subordination sociale, se révolte contre l’insignifiance sociale et les rapports sexuels. Jeanne était visitée par deux saintes, sainte Catherine d’Alexandrie et sainte Marguerite d’Antioche, toutes deux tuées pour avoir résisté à un violeur qui utilisait l’appareil de l’État pour parvenir à ses fins :

« Chacune refusa l’appropriation masculine de son corps à une fin sexuelle, droit qui est une prémisse de base de la domination masculine ; chacune refusa un homme en qui concordaient le pouvoir masculin et le pouvoir d’État, un prototype du pouvoir masculin sur les femmes ; et chacune perçut l’intégrité de son corps comme synonyme de la pureté de sa foi, de son objectif, de son autodétermination, de son honneur. Ce n’était pas une virginité puérile, définie par la crainte ou la sensiblerie. C’était une virginité rebelle, accordée aux valeurs les plus profondes de résistance à n’importe quel despotisme politique. […] Son irréductible identification masculine, exprimée non par l’habituelle soumission féminine à l’homme, mais par la tentative d’un lien égalitaire avec lui, fut centrale dans sa quête de liberté. Sous le régime patriarcal, les hommes ont la liberté parce qu’ils sont des hommes. Vouloir la liberté est désirer non seulement ce que les hommes ont, mais aussi ce que les hommes sont. C’est l’identification masculine comme militance plutôt que comme soumission féminine ; une démarche hors normes, complexe. L’on veut ce que les hommes ont, notamment la liberté physique (liberté de mouvement, liberté de toute domination physique) ; et pour avoir ce que les hommes ont, l’on doit être ce que les hommes sont. Assumer sans embarras et sans repentir un rôle masculin (à la fois martial et héroïque) fut le crime de Jeanne envers la domination masculine, celui qui lui coûta la vie. »

Avec la montée de la bourgeoisie, la grande figure de la révolte féminine n’est pas une guerrière mais une bourgeoise, Emma Bovary, dont le grand acte de rébellion est de commettre l’adultère. La liberté qu’elle incarne est celle d’une petite bourgeoisie qui confond liberté et appétit. Désormais, l’héroïsme des femmes consiste à se faire baiser et à désirer l’être :

« L’ancienne virginité – avec son potentiel réel de liberté et d’autodétermination – est transformée pour en faire la nouvelle virginité – un ennui apathique et insatisfait jusqu’à son éveil par l’aventure de la domination sexuelle par l’homme : combat sur le plus exigu des champs de bataille. Il fallut Freud pour appeler « répression » le refus de lutter sur ce champ restreint, et « envie du pénis » l’ambition d’une lutte de plus grande envergure. La porte de la cellule s’est refermée derrière nous, et la clé a tourné dans la serrure. »

La liberté comme appétit, comme plaisir immédiat jamais assouvi est incarnée par le comte Dracula, jamais rassasié du sang des vierges qu’il contamine. Sa morsure, à laquelle on ne peut résister, est un nouveau récit du coït et des phénomènes qui y sont associés : concupiscence, séduction, pénétration, possession, décadence, décomposition, mort. L’imaginaire du coït sombre dans le cannibalisme. Le sexe et le meurtre, devenus synonymes, s’emparent de l’espace public et intime. L’homme devient prédateur sexuel et sa sexualité, primitive et animale, est celle d’un animal assassin. La gorge devient un organe sexuel qu’il faut pénétrer violemment et profondément, et la femme doit être tuée dans le coït pour satisfaire la faim insatiable du prédateur qui agit sous le regard sexuel du mari qui bande devant la femme qui meurt. Ce constat terrifiant n’est pas une fiction, c’est bel et bien une réalité dans la prostitution et la pornographie où le corps des femmes subit les pires outrages :

« C’est par centaines de milliers d’abonnements que fonctionne un site comme Latina Abuse — un portail de pornographie qui propose des vidéos de femmes latino-américaines avilies sexuellement devant une caméra, soumises à des actes comme la « violence faciale » (principalement des fellations imposées au pont de les étouffer et de les faire vomir), ainsi qu’à d’autres formes de violence physique, verbale et sexuelle. Des catégories comme le « porno de réfugiées » enregistrent des millions de clics sur des sites comme PornHub. Alors que le réseau Twitter bannit des féministes pour crime de pensée, il continue d’autoriser de la pornographie explicite, raciste et violente sur sa plateforme. »2

Les hommes ont besoin du corps de la femme pour développer toute la haine et la violence que l’éducation patriarcale leur inculque, et c’est dans et par la violence que le patriarcat se maintient et perdure. La violence faite aux femmes commence dès l’enfance parce que l’homme, dans une société patriarcale, dans une société où il doit dominer et maintenir sa domination sur femmes et enfants, est dans l’obligation de se construire, et le plus tôt possible, une identité sexuelle qu’il oppose à celle de la femme. S’il veut être reconnu par ses pairs, il doit se masculiniser et féminiser la femme, la dualité des sexes est indispensable pour construire la virilité prédatrice. C’est ainsi que la femme doit être domestiquée, servile, pacifique, faible, idiote et l’homme fort, intelligent, conquérant, guerrier, libre. La prostitution et la pornographie sont des instrument sexistes de contrôle social pour les femmes qui ne respectent pas les lois, et le « stigmate de la putain » est là pour le rappeler  :

« Mon père me traitait de tous les noms ; il fulminait : « T’es une foutue propre à rien. T’es une pute. T’es une fille de rien. T’es ceci, t’es cela. T’es mauvaise de bout en bout. » […] si bien que j’en suis une. Si bien que je peux coucher avec n’importe qui. C’est un cercle vicieux. »3 (Stanko, 1985, p. 30).

Les mineures et les femmes sont les principales victimes d’inceste et de viol, de la prostitution et de la pornographie. Leur corps est un territoire à conquérir, à posséder, à exploiter, à dévaster. Qu’elles soient prostituées, pornographiées ou mariées, leur corps cristallise la haine que l’homme de la société patriarcale porte au monde. En 2018, 50 000 femmes ont été tuées par leur conjoint, depuis le début de l’année une femme est tuée par son partenaire tous les deux jours en France, et trop souvent les séquelles que ces violences conjugales laissent aux enfants des victimes sont minimisées voire ignorées.

Dans une société patriarcale, le masculin méprise le féminin et tout ce qui ressemble de près ou de loin à un comportement féminisé. C’est ainsi que les hommes s’emparent du corps de la femme comme ils s’emparent des territoires qu’ils conquièrent, elle est un ventre et un sexe pour satisfaire les désirs, calmer les angoisses et fournir la main d’œuvre nécessaire pour maintenir la domination masculine qui permet à une poignée d’hommes, les plus aliénés, qui n’ont d’autre désir que d’assujettir la nature, de détruire le sauvage pour maîtriser et écraser ce qui inéluctablement finira par les tuer, la vie.

Ana Minski


1 Abé Kôbô, L’homme-boîte

2 Abé Kôbô, L’homme-boîte

3 Stanko,Elizabeth A. Intimate Intrusion,. London, Routledge and Kegan Paul, 1985