Je me suis entretenue avec Charles Stépanoff autour de son essai Voyager dans l’invisible. Charles Stépanoff est anthropologue à l’EPHE et auteur de différents ouvrages sur le chamanisme et les sociétés hybrides.


Ana Minski : Vous avez étudié les différentes techniques de chamanisme chez les peuples d’Asie du nord et de Sibérie et dans ce cadre distingué deux types de chamanisme : un chamanisme hétérarchique et un chamanisme hiérarchique. Ces deux chamanismes se distinguent par l’utilisation de la tente sombre, pour le premier, de la tente claire pour le second. Dans le cas du chamanisme hétérarchique, chacun est capable de communiquer avec les esprits, tandis que chez les peuples pratiquant un chamanisme hiérarchique, seul le chamane a le pouvoir de communiquer avec les esprits. Vous envisagez la possibilité que la hiérarchisation pourrait apparaître à la suite d’une spécialisation dans le domaine de l’imaginaire. Un individu possède un pouvoir sur les forces naturelles et devient le seul intermédiaire entre le monde matériel et le monde virtuel, tous les autres individus dépendant symboliquement de lui pour régler les problèmes rencontrés avec les esprits. Déléguer notre pouvoir d’imagination entraînerait ainsi d’autres hiérarchisations à sa suite.

Cette spécialisation a t‑elle des conséquences visibles sur le quotidien des chamanes et de ceux qui dépendent d’eux pour maintenir un équilibre entre monde matériel et monde invisible ? Y a‑t-il des activités qui leur sont interdites ou dont ils peuvent se décharger ?

Charles Stépanoff : Oui, vous résumez très bien la question. La hiérarchisation des sociétés avec des élites jouissant d’une position de prestige et de pouvoir leur permettant d’obtenir l’obéissance, la force physique et parfois la vie des autres personnes est intrinsèquement liée à la division du travail. Pour qu’il y ait des soldats, des prêtres, des seigneurs, il faut qu’il y ait des gens qui acceptent de travailler plus pour les nourrir afin de leur libérer du temps pour se consacrer à la guerre, à la religion et à la souveraineté. Dans les sociétés sans hiérarchie sociale, les fonctions de production, guerre, religion, souveraineté ne sont pas distribuées de cette manière entre différentes classes. Elles sont plus ou moins assumées par chaque homme ou chaque maisonnée. Bien sûr il y a une forme de division du travail universelle, c’est la division sexuelle du travail qui crée une dépendance réciproque entre hommes et femmes. Ce qui n’est pas universel par contre et qu’il faut donc expliquer, c’est la dépendance entre catégories sociales. Or dans un certain nombre de sociétés, la seule forme de dépendance sociale de ce type concerne l’accès à l’invisible qui est de la responsabilité de spécialistes compétents, les chamanes. Comprendre la division du travail imaginatif me semble donc crucial pour comprendre la dynamique de l’émergence de la hiérarchie sociale, car cela en constitue souvent une des premières étapes. Prenons le cas des Yukaghir, chez qui l’unique figure présentant des traits hiérarchiques est le chamane. Son corps reçoit un traitement particulier après la mort, des morceaux sont conservés comme des reliques. À mesure que la hiérarchisation s’accentue au cours du XIXe siècle, les chamanes gagnent un costume et un tambour particuliers. En revanche ils n’ont pas de signes distinctifs dans la vie quotidienne. Ils exercent les mêmes activités de chasse, pêche ou élevage que les autres. Parfois cependant ils peuvent prétendre à une certaine autorité politique et diplomatique mais ces cas demeurent exceptionnels et ils ne donnent pas naissance à un pouvoir stable.

Ana Minski : Un lien existe-t-il entre chamanisme et agriculture, chamanisme et domestication, chamanisme et domination masculine comme l’affirme Shepard : « Le chamane n’a fait son apparition que bien plus tard. Il incarnait la crainte que les agriculteurs avaient des mauvais esprits et des malédictions, et il fit son apparition conjointement à l’usage de stupéfiant, à la progression de la domination masculine dans la société, à l’exploitation des animaux domestiques (et en particulier du cheval) comme auxiliaire de l’homme, et à l’évolution des peuples sédentaires qui étaient passés d’une participation égalitaire au statut de simple spectateur. » (Retour aux sources du Pléistocène)

Charles Stépanoff : Les grandes traditions chamaniques des peuples de l’Arctique, de l’Amazonie, ou de l’Australie n’ont rien à voir avec l’agriculture ou avec la domestication du cheval. Le chamanisme n’est vraiment pas typique des sociétés agricoles, on le décrit plutôt chez des chasseurs-cueilleurs, des pasteurs nomades et des horticulteurs itinérants. Cette citation de Shepard a autant de sens que d’affirmer que les Suisses ont inventé la navigation maritime, mais c’est en général un auteur qui aime les formules fantaisistes issues de ses intuitions personnelles. En l’occurrence il a mal compris les travaux d’Esther Jacobson sur l’archéologie des traditions religieuses d’Asie intérieure, elle-même fortement influencée par certaines théories marxistes évolutionnistes de l’archéologie soviétique décrivant le passage du communisme primitif au clanisme. Il réinterprète ces travaux dans le cadre de sa vision moralisatrice et eschatologique de la révolution néolithique. Toutes sortes de plaies du monde occidental moderne lui apparaissent en germe dans le Néolithique, ce qui l’amène à regarder cette période comme le reflet, le présage, de notre époque à nous, au lieu de s’intéresser aux temporalités et aux dynamiques propres des sociétés du passé. L’idée de Shepard que la domestication des plantes et des animaux serait source du patriarcat et d’une guerre de l’humain contre la nature est démentie par mille exemples à travers le monde, il suffit de songer aux horticulteurs amazoniens, aux pasteurs sibériens ou africains, aux agriculteurs autochtones nord-américains et aux chasseurs-cueilleurs du monde entier qui possèdent tous des chiens. La domestication n’implique aucune forme déterminée d’organisation sociale ou de cosmologie, c’est au contraire chaque société qui donne un sens particulier à ses relations au vivant domestique. Il est erroné d’opposer terme à terme le Pléistocène comme âge d’or de la nature sauvage de l’homme et l’Holocène période des domestications et des aliénations : la seule espèce domestique présente dans toutes les sociétés humaines est le chien, un animal domestiqué au cours du Pléistocène, bien avant le Néolithique. Chercher dans le passé le visage du présent, comme le fait Shepard, c’est ériger l’anachronisme en méthode, une approche très séduisante car elle transforme l’histoire du monde en destin, mais très éloignée des méthodes des sciences sociales. Je trouve beaucoup plus riche et dépaysant de se reconnaître ignorant et d’écouter ce que la recherche archéologique et anthropologique nous fait découvrir tous les jours.

S.D. Maynagashev, Chamane en transe chevauchant son tambour : adoration de la divinité du feu, début du xxe siècle.

Ana Minski : « Ces techniques sont des outils d’exploration des subjectivités animales, des arbres et des montagnes. Elles permettent d’explorer l’invisible où demeure la dimension intentionnelle du milieu vivant. » Dans notre culture, dès que nous envisageons une subjectivité animale nous sommes accusés d’anthropomorphisme, prêter des intentions ou des émotions aux autres espèces est de l’ordre de la lubie voire de la sottise. Seul le domaine de l’imaginaire est autorisé à octroyer des émotions, des pensées, des intentionnalités aux autres espèces. La valeur sociale de l’imaginaire est réduite à un secteur bien spécifique : les œuvres d’imagination qu’il serait dangereux de confondre avec la réalité. Ainsi, la subjectivité est différente et inférieure à l’objectivité dans la connaissance du monde. Pourtant, comme vous le démontrez tout au long de votre essai, la complémentarité entre subjectif et objectif, imaginaire et réalité, la non-opposition de ces deux aspects de l’esprit humain, est d’une importance capitale pour se situer dans le monde et plus particulièrement développer notre empathie. Cette empathie serait née, selon vous, de notre condition de chasseur. Pensez-vous, comme l’écrit Shepard, que c’est parce que la chasse « confronte le chasseur aux problèmes émotionnels et philosophiques intenses que suggèrent l’acte de tuer et la confrontation avec sa propre mort » ?

Les chamanes sont-ils toujours des chasseurs ? Est-il possible d’observer des différences dans la perception des autres espèces selon le chamanisme pratiqué ?

Charles Stépanoff : L’attitude des sociétés occidentales modernes face aux animaux est complexe, marquée par une distinction radicale entre trois catégories : animal sauvage, animal de rente et animal de compagnie. La subjectivité et la sensibilité de l’animal sont des sujets tout à fait sérieux et légitimes chez nous s’il s’agit de l’animal de compagnie. C’est la fonction première des animaux de compagnie que d’être une source d’affects. L’économie de l’animal support d’affect est considérable. Aux États-Unis, le marché de l’animal de compagnie est passé de 40 milliards de dollars en 2007 à près de 80 milliards en 2019, près de 300 fois le budget de l’État de la Somalie. Or ce qui est très frappant, c’est la séparation entre les animaux à qui nous demandons des affects et ceux à qui nous demandons de la viande. La frontière est pourtant totalement arbitraire : pourquoi demandons-nous des affects au cochon d’Inde alors que les Andins qui l’ont domestiqué lui demandent de la viande ? Dans les sociétés nord-asiatiques, on attend de la viande et des affects d’un même animal, on ne sépare pas comme nous les animaux-sujets des animaux-matière. On mange des animaux tout en les respectant et en leur reconnaissant une âme. Contrairement aux schémas simplistes de Shepard qui oppose terme à terme chasse et élevage, ceci vaut aussi bien pour le chasseur qui tue un ours en honorant son crâne que pour l’éleveur qui tue un mouton en s’excusant auprès de lui, puisque ce chasseur et cet éleveur sont la même personne. La plupart des éleveurs sont aussi chasseurs en Asie du nord. Les chamanes ne sont pas toujours chasseurs, puisqu’il y a beaucoup de femmes chamanes et les femmes chassent rarement.

Ana Minski : Une théorie sur la naissance de l’art accorde également une grande importance à la chasse. La lecture des empreintes animales aurait été à l’origine de l’art. Cette importance accordée à la chasse ne participe-t-elle pas à ce que Ursula K. Le Guin, dans son court essai La théorie de la fiction-panier, expose, c’est-à-dire l’importance des récits de chasse, plus spectaculaires que les récits de cueillettes, dans le développement d’une société hiérarchisée et patriarcale ? Non pas parce que la femme n’aurait jamais chassé, mais parce que le chasseur, devenu guerrier, valoriserait des qualités dites masculines.

Qu’en est-il dans les sociétés que vous avez étudiées ? La cueillette est-elle présente dans les récits, l’agentivité du paysage, de la flore est-elle représentée d’une manière ou d’une autre ? Existe t‑il une asymétrie des genres plus ou moins marquée selon le chamanisme pratiqué ?

Charles Stépanoff : Dans le monde septentrional, la diversité végétale est très réduite par rapport aux forêts tropicales. Il y a cent fois moins d’espèces d’arbres au km² dans la taïga que dans la forêt amazonienne. Plus on va vers le nord, plus la part du végétal est réduite dans l’alimentation. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que le chamanisme sibérien accorde beaucoup moins d’importance aux esprits des plantes que le chamanisme amazonien. Cependant les arbres chamaniques, bouleaux ou mélèzes, ont un rôle considérable dans les pratiques rituelles : ils font le lien entre les hommes et les esprits des lieux.

La question des asymétries de genre selon le type de chamanisme est complexe et n’appelle pas de réponse univoque. D’un point de vue évolutionniste inspiré d’Engels, on aurait tendance à penser que plus une société est hiérarchisée, moins les femmes ont de pouvoir dans l’invisible. Or dans les sociétés aristocratiques et patrilinéaires des steppes, le chamanisme est une institution subversive qui enfreint l’ordre dominant. Les chamanes peuvent y être plus souvent des femmes que dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. En tout cas l’asymétrie de genre me semble être un instrument pour penser la topologie cosmique dans toutes les formes de chamanisme. Les inversions de sexe représentées par les pratiques de travestissement chez les sociétés hétérarchiques, quand un chamane homme devient femme et inversement, sont précisément fondées sur les asymétries entre les fonctions, les obligations et les vêtements des hommes et des femmes. Ce renversement les rend terrifiants pour leur entourage, précisément parce que l’asymétrie de genre a une résonance cosmique.

Grotte Chauvet

Ana Minski : Le besoin de « stockage symbolique externe », que vous définissez comme « la nécessité d’enfermer ses mondes virtuels, probablement très riches, dans des artéfacts », commencerait à partir de 40 000 ans, au Paléolithique supérieur, avec la représentation figurative. À Blombos une plaquette gravée de croisillons, datée de 70 000 ans, a été mise au jour. Des tracés géométriques rythmés voire même les bifaces sont considérés par certains archéologues comme les premières formes d’art ou du moins comme les premières représentations symboliques, ce qui reculerait l’apparition des comportements dits modernes (art et écriture) au Paléolithique ancien, à Homo erectus. Pourquoi ne pas tenir compte de ces tailles ou tracés rythmés et symétriques, et considérer la représentation figurative comme une rupture dans notre rapport au monde, à l’invisible et aux autres espèces ? Les peuples qui pratiquent un chamanisme hiérarchique ont-ils un stockage symbolique plus important que celui des peuples hétérarchiques ? Les représentations symboliques sont-elles plus figuratives chez les uns ou les autres ? Cette différence, si elle existe, est-elle d’ordre quantitatif ou figuratif ?

Charles Stépanoff : Les tracés géométriques du Paléolithique moyen sont en effet connus : Leroi-Gourhan parlait à leur sujet de « période préfigurative ». Ces tracés sont très énigmatiques et il est vrai que l’on peut les considérer comme des traces matérielles de stockage symbolique externe, mais sur un mode très différent de l’art figuratif. Gardons en tête la problématique de Leroi-Gourhan, celle du lien entre graphisme et parole, qu’il synthétise dans la notion de « mythogramme » (parole – graphisme). Dans l’ethnographie, on sait que de tels tracés peuvent être utilisés par exemple pour enregistrer une succession de chants. Ils ont pour but d’aider à la mémorisation d’une séquence rythmée, mais ils ne peuvent pas avoir d’effet précis sur le contenu de l’imagerie mentale. Un même signe, le trait, renvoie à un ours, un héros, ou un arbre. La visualisation mentale n’est pas déterminée par le signe, on est dans de l’imagination largement exploratoire plutôt que guidée. En revanche quand le chant rituel est accompagné de figures peintes ou gravées, le signe iconique met d’une certaine manière l’imagerie mentale sur des rails, en tout cas il lui ouvre des pistes. L’apparition de la figure et sa généralisation est donc une innovation intéressante du point de vue de la question des rapports entre visible et invisible.

Dans ce livre je propose un lien entre hiérarchie et abondance des images. Effectivement les chamanes hiérarchiques sont bourrés d’images, ils portent un costume qui peut peser trente ou quarante kilos de figurines. Au contraire les chamanes hétérarchiques portent un costume sans images, ou officient à moitié nus ; de toute façon, ils sont dans le noir. Leur iconographie est principalement mentale, onirique, elle se situe dans l’invisible. L’enjeu demeure l’invisible dans le chamanisme hiérarchique, mais le visible est mis à contribution pour y accéder. Il s’agit de permettre l’apprentissage et la stabilisation d’une cosmographie partagée que l’on veut éternelle. Le graphisme figuratif n’est qu’un des outils de cette stabilisation, il accompagne des techniques prosodiques qui favorisent la mémorisation des chants rituels décrivant le paysage de l’invisible. Les images matérielles sont un des moyens de fixer les images mentales. Toute la question est : pourquoi à certains moments, certaines sociétés décident qu’il est nécessaire de les fixer ?

Ana Minski : Vous comparez le voyage chamanique à un itinéraire cosmique, au voyage d’Orphée, plus qu’un temps il s’agirait d’un espace, d’une autre dimension de la réalité. Ce rapport à l’espace et la comparaison avec le mythe Orphée sont remarquables, les chamanes Tuva, par exemple, pouvaient se rendre, avant la colonisation, au pays des morts. Annie Lebrun, dans son ouvrage sur le romantisme noir, Les châteaux de la subversion, écrit : « L’imaginaire est aux abois à trop céder au terrorisme du réel. Il s’arrête devant les objets, au lieu de les emprunter comme autant de passages dérobés dans la foule des apparences. ». Elle se révolte contre l’obsession de notre culture pour les archives et la sauvegarde du patrimoine, stockage symbolique hautement cumulatif, et réhabilite le goût du romantisme noir pour les ruines et les lieux abandonnés qui, bien plus qu’un choix esthétique, est une expérience du monde, la reconnaissance de la richesse émotionnelle qu’offre l’éphémère.

L’espace que parcourt le chamane implique un rapport au temps et à la mort, qu’en est-il exactement ? Que pensez-vous de cette affirmation de Shepard : « La « pensée sauvage » appréhende le monde comme une totalité à la fois présente et passée, dans toute sa multiplicité et sa complexité. » (Retour au Pléistocène) ?

Charles Stépanoff : De mon point de vue, l’opposition entre « l’imaginaire » et le « terrorisme du réel » est très caractéristique de ce dualisme ontologique qui a mené les Occidentaux à croire que l’imagination nous éloigne du réel. C’est une croyance absurde qui n’est pas partagée par les autres populations humaines. Sans imagination nous serions incapables de communiquer avec nos semblables, de faire des plans dans l’avenir et de les partager et de comprendre notre univers. Nous ne serions pas des humains.

Il y a une chose que j’ai mis beaucoup de temps à saisir et qui me semble importante dans la notion de voyage chamanique : le rapport à l’espace et au temps ne s’articule pas de la même manière que chez nous. Nous imaginons assez facilement l’espace et le temps comme des réalités abstraites, séparables, comme des « dimensions », des axes d’un graphique. On pourrait se déplacer dans l’espace sans temps et dans le temps sans espace. Or pour les traditions chamaniques voyager dans l’espace prend du temps et voyager dans le temps prend de l’espace. Précisément parce qu’un voyage mental est un voyage réel.

C’est une différence qui m’a frappé lorsque j’ai participé à des séances de chamanisme en France. Les participants, tous Français, voyageaient fermant les yeux et ils disaient se projeter instantanément au Machu Picchu ou aux pyramides d’Égypte. Or les chamanes sibériens, lorsqu’ils accomplissent un voyage de l’âme vers une destination lointaine, suivent une série d’étapes. Plus le lieu est éloigné, plus ces étapes seront nombreuses.

Voyager dans l’espace prend du temps et réciproquement voyager dans le temps prend de l’espace. Pour nous les pratiques divinatoires peuvent être instantanées : le devin « voit » le futur. Or pour les chamanes de Sibérie, voir ce que sera l’hiver implique de monter haut dans le ciel. Plus vous montez haut, plus vous voyez loin l’avenir qui se prépare.

Ces faits sont certainement à mettre en rapport avec les perceptions de l’espace-temps des peuples nomades et semi-nomades. Les distances ne sont pas exprimées en unités spatiales comme des kilomètres, mais temporelles : une « station » est la distance parcourue en une journée. On peut mesurer une distance en « haltes de rennes » : c’est-à-dire le temps entre deux pauses nécessaires aux rennes pour uriner. Si nous mesurions les voyages en car en nombre de pauses-pipi, plutôt qu’en kilomètres ou en heures, nous aurions une perception beaucoup plus corporelle de l’espace-temps.

Ana Minski : « André Leroi-Gourhan observait que chaque nouveau médium figuratif nourrit et guide de façon plus étroite l’imaginaire individuel. Alors que les animaux de la grotte de Lascaux ouvrent pour qui les regarde un large champ de scènes imaginaires possibles, devant un film de cinéma, la « marge d’interprétation personnelle » est réduite à l’extrême, laissant le spectateur « hors de toute possibilité d’intervention active » ».

Pourtant, il semble que le cinéma, contrairement à ce qu’affirme André Leroi-Gourhan, puisse permettre de développer l’imagination active. Bien plus que le medium, ce qui véritablement entre en jeu est l’intention de celui qui explore ce medium. « Il faut laisser à l’insaisissable sa part », écrit Philippe Jaccottet, « moins on comprend plus on imagine. On n’imagine que de l’inconnu. », écrit Elias Canetti. Ou enfin cette déclaration de Chantal Akerman : « Il est important que le spectateur ne soit pas avalé par la chose mais existe d’autant plus par lui-même. Je crois que c’est Barthes qui disait qu’en lisant on réécrivait aussi. En tous cas c’est l’idée : je fais des films non pour que les spectateurs se retrouvent à ma place, mais pour que chacun puisse y trouver sa place propre, à côté de la mienne, ou ailleurs. Et c’est vrai que dans Là-bas, j’ai un peu le sentiment de prendre le spectateur avec moi au milieu des bruits et de la vie quotidienne. ». C’est ainsi qu’un film comme Shining, par exemple, stimule l’imagination du spectateur bien plus qu’il ne la contrôle ou la conduit, comme le documentaire Room 237 en témoigne. Dans votre ouvrage vous distinguez l’imagination active et exploratoire, de l’imagination contemplative et guidée. Le chamanisme hétérarchique privilégie l’imagination active à la différence du chamanisme hiérarchique qui privilégie une imagination contemplative, le chamane étant le chef d’orchestre.

Lorsque le chamane partage ses découvertes, ses voyages, les contrées visitées, les habitants rencontrés à son auditoire, ne participe-t-il pas d’une certaine manière à la stimulation de l’imaginaire de son auditoire ? Les contes et récits ne participent-ils pas à créer, chez les peuples au chamanisme hétérarchique, un imaginaire commun ? Quelles sont les parts accordées à l’individuel et au collectif ?

Charles Stépanoff : Tout exercice de l’imagination est actif, l’imagination est une activité, seul un cerveau mort est inactif. Quand je distingue l’imagination « agentive » (et non « active ») de l’imagination « contemplative », je prends un critère précis qui est le rapport du sujet au contenu de ce qu’il imagine. Quand vous regardez un film, vous êtes actif, votre cerveau travaille, vous plongez dans une histoire, vous vivez les émotions des personnages, mais pour autant vous n’êtes pas un agent dans l’histoire, vous ne pouvez pas prendre la parole, aider un personnage en lui révélant un danger. Votre imagination est contemplative et non agentive. Les choses sont différentes dans des formes archaïques de spectacles où les spectateurs participent, et comme souvent ces archaïsmes se conservent dans des institutions enfantines comme le guignol. Les enfants peuvent prévenir Guignol d’un danger, ils crient : « Guignol, derrière toi ! » et Guignol répond : « Où ça ? ». C’est pourquoi je préfère le guignol au cinéma. Ensuite les enfants apprennent à ne plus agir ainsi dans les spectacles pour grands. Aujourd’hui quelqu’un qui interviendrait dans une pièce de théâtre ou au cinéma serait mis dehors. Mais en Inde, j’ai assisté à des séances de cinéma où les gens encourageaient les acteurs, les applaudissaient et les huaient. Ce rapport non discipliné au cinéma mobilisait une imagination agentive. J’ai aussi assisté à des projections de films de Chantal Akerman dans le quartier latin, le public est sans doute actif à sa manière, mais d’une façon beaucoup plus discrète.

De même dans les rituels chamaniques, les gens peuvent avoir un rôle plus ou moins actif. Ils peuvent être les principaux agents dans certains rituels hétérarchiques, ou au contraire être uniquement spectateurs de l’action dans les dispositifs hiérarchiques. Mais même comme spectateurs, ils ne sont pas inactifs : ils suivent l’action, ce qui demande un grand effort mental car on n’est pas au cinéma, parfois ils encouragent le chamane, ils répètent ses chants. Mais en contexte hiérarchique, ils ne sont pas censés être eux-mêmes des héros de l’action.

Ana Minski : Vous remarquez une similitude entre l’organisation picturale du tambour et l’organisation interne de la yourte : « l’axe haut-bas du tambour a pour équivalent dans la yourte l’axe sud-ouest/nord-est avec les oppositions communes : céleste/souterrain, sec/humide, clair/obscur. »

L’espace du tambour et celui de la yourte semblent mettre en lumière une opposition ou une complémentarité entre animaux domestiques et animaux sauvages, steppe et taïga, correspondant à un contraste entre dextre-côté masculin et senestre-côté féminin.

« Tandis que l’ours est un être « d’en haut » pour les Nivkh, il est lié au monde « d’en bas » pour les gens de l’Altaï-Saïan. Alors que les restes de l’ours sont installés dans le coin d’honneur de l’habitation pendant la fête nivkh, ils sont placés dans la zone la moins prestigieuse de la maison dans l’Altaï-Saïan. De plus, dans la maison comme sur le tambour, l’ours n’apparaît nullement en tant qu’individu particulier. Son image n’est pas singularisée sur les tambours : il s’agit d’un stéréotype faisant office de symbole pris dans un réseau ordonné d’évocations. L’image renvoie à autre chose qu’à l’ours lui-même : au dieu des enfers, à la nuit, à la féminité. »

Ces différents contrastes sont-ils fondés sur le dualisme masculin/féminin, sont-ils aussi présents dans le chamanisme hétérarchique ou sont-ils étroitement liés à une ontologie analogique, à une vision holiste du monde ?

La fabrication du tambour chez les peuples à tradition hiérarchique nécessite l’intervention d’un spécialiste : le forgeron. « Costume et tambour dans les traditions hiérarchiques contiennent des éléments de fer ou de bronze, or le métal est coûteux et le travail du forgeron doit être rémunéré, ce qui implique l’investissement d’une communauté. » La technologie employée – extraction et travail du métal – n’implique-t-elle pas une spécialisation bien plus importante ?

Charles Stépanoff : L’orchestration de ces différents dualismes, masculin-féminin, diurne-nocturne, amont-aval en une seule symphonie est tout à fait particulière aux traditions hiérarchiques et analogiques. Cela ne signifie pas pour autant que ces dualismes soient absents des autres traditions.

Le travail du forgeron est effectivement la deuxième spécialisation la plus commune en Asie du nord après celle de chamane. Elle est fondée sur la possession de matériel de forge mais aussi la maîtrise de certains esprits dont la transmission est patrilinéaire alors que la fonction de chamane est mixte. La métallurgie n’est pas nécessairement maîtrisée : les forgerons peuvent tout à fait travailler du métal obtenu d’autres populations par voies d’échanges sans qu’ils aient la moindre idée de la façon dont on extrait du minerai. Certains groupes travaillent simplement les métaux à froid par martelage sans forge. Le travail du métal n’implique donc pas toujours une grande spécialisation. Par ailleurs le forgeron a un statut moins répandu et moins considérable que celui de chamane hiérarchique et je pense que c’est parce qu’il n’a pas de rôle communautaire. Le chamane hiérarchique est hiérarchique parce que la communauté dépend de lui en tant que communauté : il assure le bonheur du groupe. En revanche, le forgeron répond à des commandes individuelles.

Ana Minski : Le prix de la fiancée est privilégié dans le cas des sociétés à chamanisme hiérarchique. Claude Lévi-Strauss, dans Les Structures élémentaires de la parenté, écrivait: «il en est donc des femmes comme de la monnaie d’échange dont elles portent souvent le nom » insistant sur le lien symbolique existant entre les règles de l’exogamie et la mise à disposition du corps des femmes dans l’économie des sociétés dites primitives. L’abandon du service à la personne au profit d’un prix de la fiancée peut-il être envisagé comme une première rupture importante dans les relations entre différents clans et une première forme symbolique de « monnaie » ?

Charles Stépanoff : Oui tout à fait, les monnaies primitives ont généralement pour rôle de solder des obligations sociales comme le paiement des prestations matrimoniales ou des compensations pour meurtre. C’est le cas en Sibérie comme en Mélanésie. Il est clair que les femmes perdent une grande part de leur possibilité d’intervenir dans le choix de leur époux lorsqu’est adopté le principe du prix de la fiancée. La transaction est une négociation entre des clans, pas entre les fiancés, elle peut se conclure pendant l’enfance des futurs époux à leur insu et même avant leur naissance. Ces arrangements sont légitimés idéologiquement par la notion d’époux prédestiné.

Ana Minski : « En parcourant l’Asie du Nord, nous nous sommes aperçus que l’une des pratiques les plus répandues des chamanes consiste à se transpercer le corps. Ils donnent ainsi à voir que leur corps est spongieux, perméable, ouvert à l’invisible, rendant possible le double mouvement centripète et centrifuge du rituel chamanique. » Le chamane est donc celui dont le corps est ouvert. Cette porosité seul le chamane est capable de la supporter, pour le profane elle met en danger le fragile équilibre du monde domestique. Chez les Evenki, par exemple, des rennes domestiques sont sacrifiés en échange des âmes de gibier que le chamane est parvenu à négocier avec « la maîtresse du monde », mère du gibier. Plus significatif peut-être, l’ouverture du « haacha » chez les Tuva qui met en danger le groupe domestique dans son ensemble : famille et troupeau.

Ne peut-on y voir une certaine forme d’opposition entre sauvage et domestique ? La peur du « sauvage », ce qui s’éloigne de la sphère domestique, ne permet-elle pas au chamane de conserver sa position ?

Cette ouverture du corps du chamane me fait penser à ces vers de Rilke :

« De tous ses yeux la créature
voit l’Ouvert. Seuls nos yeux
sont comme retournés et posés autour d’elle
tels des pièges pour encercler sa libre issue.
Ce qui est au-dehors nous ne le connaissons
que par les yeux de l’animal. Car dès l’enfance
on nous retourne et nous contraint à voir l’envers,
les apparences, non l’ouvert, qui dans la vue
de l’animal est si profond. Libre de mort. »

Le chamane est celui qui conduit les rites funéraires, qui peut voyager et discuter en face à face avec l’esprit des morts, les différentes forces qui circulent dans le monde ouvert. Voyez-vous une différence significative dans ces rituels entre les deux chamanismes que vous avez étudiés ?

Enfin, dans les traditions hiérarchiques les rêves-visites sont interprétés par le chamane, qu’en est-il chez les peuples de tradition hétérarchique ? Tobie Nathan écrit que « le monde issu du rêve aura la couleur de l’interprète. Ainsi le rêve laisse-t-il entendre à notre philosophie que la nature la plus profonde, la plus secrète d’une personne donnée réside dans une autre. » Bien choisir l’interprète de nos rêves est crucial tout comme l’interprétation des rêves par un autre que soi est fondamentale pour créer une subjectivité unique. N’y a‑t-il pas un peu de cela dans cette opposition entre le corps ouvert du chamane et les « gens simples », « bêtes », « esclaves » ? Une opposition entre une singularité et un « quiconque », une tension entre le collectif et l’individu ?

Charles Stépanoff : L’ouverture du corps chamanique est un trait général que l’on retrouve dans toutes les traditions sibériennes, mais aussi au-delà en Amazonie ou en Australie. C’est une ouverture à l’invisible, pas seulement au sauvage par opposition au domestique, un contraste qui n’est pas très pertinent en dehors des sociétés occidentales comme l’a montré Philippe Descola. Par exemple les chamanes ont en charge l’entretien de l’esprit du feu dans la maison, un esprit éminemment domestique.

L’homme blessé de la grotte du Pech Merle

Ana Minski : La théorie de l’art du Paléolithique européen comme art chamanique s’inspirait des phénomènes entoptiques, phénomènes hallucinatoires générant des signes abstraits tels que des spirales. Les quelques thérianthropes peints représentant alors des chamanes en action. Malgré de nombreux points discutables, et plus particulièrement le fait que sous la plume de ces auteurs le chamanisme est un fourre-tout, il est remarquable que l’anthropomorphe de la grotte de Pech Merle (panneau de « l’homme dit blessé ») ait été peint transpercé de flèches. Les animaux figurés sont aussi très singuliers, ils ne semblent pas présenter des archétypes mais des individus. Dans sa thèse soutenue il y a quelques temps, Clément Birouste conclut : « L’art pariétal du Magdalénien moyen nous a finalement semblé donner à voir un réseau de subjectivités, au sein duquel chaque jalon est constitué par un individu appartenant à une espèce. La mise en place d’un tel système paraît particulièrement caractéristique d’un régime ontologique animiste et montre de nombreuses incompatibilités avec les autres régimes ontologiques, dans la mesure où il pointe des individus animaux qui partagent un même statut et constituent des centres d’intentionnalités divers définis par la forme de leur corps et les agissements caractéristiques de leur espèce. » L’analyse des vestiges osseux permet également d’identifier des rites de boucheries comparables aux rites animistes pratiqués pour séparer la viande de l’âme afin que cette dernière rejoigne le continuum des intériorités. Ces peuples étaient encore des chasseurs-cueilleurs nomades ou semi-sédentaires et, s’il est absurde de projeter sur toutes les périodes du paléolithique une conception animiste du monde, les moyens de subsistance peuvent-ils modifier suffisamment notre rapport au monde pour en modifier la cosmologie ? Dans sa thèse, Carole Dudognon, qui étudie la représentation des camélidés dans les Andes avant et après la domestication conclut : « Chez les chasseurs, l’homme est en général de petite taille et dépourvu de détails face à un animal beaucoup plus grand que lui, tandis que chez les éleveurs, l’homme est souvent plus grand que les animaux qui l’entourent et il est pourvu de détails anatomiques et d’éléments distinctifs (armes, parure, coiffe). Cela montre que l’image de l’homme devient dominante au fur et à mesure qu’il maîtrise techniquement l’animal. En marge des dispositifs techniques qui se mettent en place avec la domestication animale, nous voyons que l’évolution des rapports entre l’homme et l’animal modifie la construction des représentations psychiques homme/animal et probablement aussi les relations sociales entre les hommes. »

Que pensez-vous du rôle de la domestication dans l’émergence de la figure humaine dans l’art pariétal ? Pensez-vous qu’elle coïncide avec une vision analogique ou holiste du monde ?

Charles Stépanoff : C’est une question fascinante qui a suscité de nombreuses hypothèses depuis le XIXe siècle et il faut reconnaître que notre regard est très orienté par les grands récits structurants comme ceux de Morgan, Engels, Childe. Ces récits jouent véritablement dans nos sociétés le rôle de mythes fondateurs. Ils sont parfois confirmés par les données archéologiques, parfois contredits et demandent l’élaboration d’hypothèses plus fines. En Sibérie, il y a un tournant fort dans l’art pariétal au Néolithique (qui n’implique pas la domestication dans cette région), avec l’apparition de scènes narratives qui n’étaient pas présentes au Paléolithique. Des scènes de chasse et d’accouplement d’humains avec des animaux sont visibles. Mais l’animal, l’élan, demeure la figure majeure, exécutée avec le plus de soin et avec les plus grandes dimensions. Or à partir de l’âge du Bronze dans la région du Baïkal, on assiste à un changement profond qui laisse deviner une révolution cosmologique. Nous voyons des organisations cosmiques ordonnées et l’humain devient une figure centrale. Le style rayon‑X autrefois réservé aux animaux s’applique désormais à l’humain dans des figures à squelettes apparents qui font penser aux chamanes modernes. Or tout ceci se joue chez des chasseurs-cueilleurs deux millénaires avant l’apparition de l’élevage. Il n’y a pas de raison de voir les chasseurs-cueilleurs comme des gens partageant une cosmologie unique et immuable, ce serait réhabiliter l’idée d’un monde sauvage primitif. La domestication n’est pas non plus un phénomène homogène qui entraînerait mécaniquement l’adoption de telle ou telle ontologie. Tous les groupes humains ont un animal domestique, le chien, cela n’implique nullement qu’ils nourrissent tous le même type de rapport au vivant. Il faut plutôt s’interroger sur certains grands changements qui interviennent au sein des sociétés de chasse-cueillette et préparent l’adoption ou non de l’élevage et de l’agriculture.