Comme signalé dans mon précédent billet, j’ai vu défiler ces dernières semaines un certain nombre d’articles d’une part sur le fait que les femmes se trouvent en première « ligne du front » – non pas de la « guerre » décrétée par le couillocrate qui nous gouverne, mais de la préservation de la vie, que ce soit par le soin aux malades ou l’entretien des bien-portant∙e∙s – et d’autre part, des analyses de fond sur les causes structurelles de la débâcle actuelle, en imputant la responsabilité au capitalisme néolibéral. Très peu d’analyses faisant le lien entre ces deux phénomènes.

Ça n’est pas si étonnant que ça, vous me direz, parce que les seules susceptibles de faire le rapprochement entre les deux sont les écoféministes et que, de base on n’est pas bien nombreuses, mais que là, en plus, on est plongées dans l’incertitude et l’anxiété sur ce que l’avenir (à court, moyen et long-terme) nous réserve – comme tout le monde – et submergées de travail de soin quotidien et de gestion des crises, matérielles et émotionnelles – comme toutes les femmes. Sans parler de la réactivation traumatique que tout cela provoque chez beaucoup d’entre nous. Ça nous laisse pas des masses de temps et d’espace mental pour proposer des analyses de fond sur les causes structurelles du problème. Et y’en a que ça arrange bien. Étant moi-même accablée d’appels au secours de femmes et de filles ainsi que par mon propre stress post-traumatique réactivé par l’enfermement, je me contenterai de proposer quelques lignes sur le sujet.

Tout comme les héroïnes combattantes du Kurdistan, je considère que « la question des femmes n’est pas une préoccupation secondaire, mais elle est à la base de toutes les autres questions. Les femmes sont les premières classes opprimées, asservies, exploitées, colonisées et dominées. Toutes les autres formes d’exploitation commencent après l’exploitation des femmes1 ». Contrairement à l’idée subtilement véhiculée par le concept de « capitalisme patriarcal », en vogue dans certains milieux anticapitalistes, c’est le patriarcat qui a historiquement précédé les autres systèmes de domination ­ pas l’inverse. Cette antériorité n’est pas que chronologique, elle est aussi causale2. Pour les écoféministes, le patriarcat n’est pas simplement le système de domination des hommes sur les femmes, mais un système totalisant et totalitaire basé sur le paradigme du pouvoir-sur3 – le pouvoir sur les femmes et tout ce qui y a été assimilé, les enfants, la terre, les animaux, les peuples colonisé∙e∙s, les hommes homosexuels… Le pouvoir-sur tout ce qui vit, le pouvoir-sur la Vie. Un pouvoir intrinsèquement mortifère – quel plus grand pouvoir-sur la vie que le pouvoir d’administrer la mort ? – et insatiable – il ne connaît de limites que techniques, pas éthiques. C’est la théorie de « l’illimitisme » patriarcal développée par Françoise d’Eaubonne4 : tout ce qui peut être exploité le sera, immanquablement et immodérément – jusqu’à ce que mort s’ensuive. La prédation effrénée et irrationnelle du vivant est constitutive du patriarcat. L’autodestruction en est son issue inéluctable.

Pour Françoise d’Eaubonne, le capitalisme a certes poussé ce système de destruction récréative à son paroxysme, mais « la dominance, l’appropriation, l’agressivité compétitive, l’absolutisme et l’illimitisme sont antérieures aux structures capitalistes5 ». Le capitalisme est un patriarcat. La colonisation est un patriarcat. Le spécisme écocidaire est un patriarcat. Il n’est pas question de verser dans un essentialisme angéliste niant que les femmes puissent être racistes, classistes, spécistes ou exercer n’importe quelle autre forme de violence, mais de comprendre que ces oppressions en tant que systèmes ont non seulement été historiquement instaurées par et pour des hommes – pas tous les hommes, mais exclusivement par des hommes, puisque les femmes à l’époque n’étaient légalement rien d’autre que leurs propriétés –, mais qu’ils sont également sous-tendus par le même rapport au monde que celui que les hommes entretiennent aux femmes depuis des millénaires.

Et donc, quel rapport avec le coronavirus ? Et bien, la propagation du coronavirus chez l’espèce humaine ainsi que la gestion politique de la crise qui en découle sont des révélateurs de ce paradigme du pouvoir-sur et de ses conséquences mortifères. Le covid-19 en tant que tel existe depuis longtemps. Il s’agit d’un organisme vivant, comme il en existe des milliards sur cette planète. S’il a acquis un tel pouvoir de nuisance sur l’espèce humaine, c’est à cause de décisions de certains d’entre nous. Si l’hypothèse du pangolin est avérée, étant donné que l’une des principales « vertus » qui sont prêtées aux écailles de ce pauvre animal est d’être aphrodisiaques6, le patient zéro du coronavirus est très certainement un homme qui a sacrifié l’un des derniers représentants de cette espèce pour… bander. Et je doute fort qu’un homme considérant qu’une hypothétique érection a plus de valeur que la vie bien réelle d’une créature sentiente7 ait employé ladite érection à autre chose qu’à faire du mal à autrui. D’une manière générale, en patriarcat, les hommes emploient leurs érections, a fortiori celles qu’ils ont artificiellement provoquées de la sorte8, plus souvent à détruire qu’à construire. Si l’on remonte vraiment à la source de cette pandémie mondiale, l’on y trouve donc des hommes qui traquent, séquestrent et massacrent des animaux en voie d’extinction pour pouvoir en ingérer des parties supposées leur procurer des érections, qu’ils utilisent ensuite comme arme de guerre pour violer des femmes et des enfant∙e∙s. Ce sont des hommes qui détruisent des vies pour pouvoir détruire des vies qui sont à l’origine de cette hécatombe planétaire… dont le plus lourd tribut est payé par les femmes et les enfant∙e∙s9.

L’illimitisme phallocrate dans toute sa splendeur. Le comble de la nocivité et de l’irrationnalité, unies dans une macabre étreinte.

Et, dans une flamboyante inversion patriarcale, nos dirigeants nous font croire que c’est ce virus qui nous a déclaré la guerre. Ils nous enfument l’esprit de métaphores agonistiques qui invisibilisent et dénigrent le travail quotidien fourni par les femmes, ce travail qui nous maintient actuellement tou∙te∙s en vie, que nous soyons malades (travail de cure) ou non (travail de care). Le seul courage qu’ils valorisent est celui qui consiste à éliminer un supposé ennemi, pas celui qui écoute, protège et fortifie la vie. Et, pendant qu’ils interdisent aux mamans solos de sortir avec leurs enfant∙e∙s, ces mêmes dirigeants déroulent le tapis rouge aux chasseurs, les autorisant à sortir vaquer à leur méprisable occupation10. Parce qu’à leurs yeux, laisser les hommes continuer à trucider des animaux sauvages est plus important que de permettre aux femmes et aux enfant∙e∙s de respirer un peu d’air frais. « Tout ce qui n’a pas pu être domestiqué sera exterminé », voilà leur devise cachée.

Le roi est nu. Et il pue sacrément du cul.

Mais la dimension planétaire de cette crise nous offre l’opportunité sans précédent d’une prise de conscience tout aussi globale de l’interconnexion et de l’interdépendance de tout ce qui vit. Il y a urgence à regarder en face la mort que charrie inéluctablement dans son sillage le patriarcat, urgence à sortir de ce système basé sur l’accumulation sans fin de pouvoir-sur, urgence à tisser des sociétés basées sur le pouvoir-de et le pouvoir-avec. Nous devons impérativement cesser de voir et de traiter ce qui nous entoure comme des ressources à exploiter mais comme des sources de vie à écouter et protéger. Aucun « guerrier », aucun « chasseur », aucun trafiquant de peur, ne nous sortira de cette crise. Parce que cette crise n’est pas une guerre, mais un symptôme de la guerre, de cette guerre qu’ils mènent inlassablement contre les femmes et la vie. De cette guerre qui n’est apparue en même temps que le patriarcat que parce qu’elle lui est consubstantielle. On ne résout un problème avec les modes de pensée et les outils qui l’ont engendré. Abolir le capitalisme sans abolir le patriarcat ne résoudra rien, car le capitalisme n’est pas le fond du problème – il n’en est qu’une excroissance. « Il est temps de démontrer que l’échec du socialisme à fonder un nouvel humanisme (donc à éviter cette destruction de l’environnement et cette inflation démographique) passe directement par le refus de mettre en cause le sexisme que maintient aussi bien, sous des formes différentes, le camp socialiste que le bloc capitaliste11 », nous dit encore Françoise d’Eaubonne. Nous n’avons plus le luxe de révolutions qui tournent en rond. Sachant que l’espèce humaine ne représente que 0,01% de la biomasse terrestre12, cela signifie que 0,01% de cette biomasse s’acharne à anéantir les 99,995% restants pour son bon plaisir. Comment pouvons-nous rester les bras croisés devant un fait aussi aberrant et monstrueux ? Nous ne le pouvons plus. Ni moralement, ni matériellement. Aujourd’hui plus que jamais, c’est « le féminisme ou la mort »13. Nous devons engager toute notre volonté et notre énergie en faveur d’un changement non plus « DU système mais DE système », comme d’Eaubonne l’appelait de ses vœux14.

Et pour ce faire, nous avons beaucoup à apprendre de nos Soeurs féministes du Kurdistan, qui ont une sacrée longueur d’avance question dépatriarcalisation de la société. Voilà le cœur de leur plan d’action :

« Il est absolument essentiel que nous nous organisions à un niveau universel pour créer un système mondial libre et égal des femmes contre le système mondial sexiste, patriarcal et capitaliste. Une tactique cruciale du système hégémonique est la division. Notre pouvoir, cependant, provient de l’unité. Sans rejeter les différences entre nous, tout en protégeant nos propres particularités et nos couleurs, il n’y a rien qu’une lutte globale pour la liberté des femmes (…) ne puisse accomplir. Pour ce faire, nous devons développer des alliances démocratiques entre les femmes. (…) Rassemblons notre conscience, notre puissance d’analyse, nos expériences de lutte et nos perspectives pour créer des alliances démocratiques. Ne luttons pas séparément – luttons ensemble. Et bien sûr, transformons le XXIe siècle en l’ère de la libération des femmes ! Parce que c’est exactement le bon moment! C’est le temps de la révolution des femmes !15 »

Laura Outan


1 https://espoirchiapas.blogspot.fr/2018/03/depuis­les­montagnes­du­kurdistan.html

2 Voir par exemple : LERNER, Gerda. The Creation of Patriarchy. Women and History (Vol.1). New York and Oxford, Oxford University Press, 1986 ; PATOU­MATHIS, Marylène. Préhistoire de la violence et de la guerre. Paris, Odile Jacob, 2013 ; COHEN, Claudine. Femmes de la préhistoire. Paris, Tallandier. 2019.

3La distinction entre « pouvoir sur », « pouvoir de » et « pouvoir avec » a notamment été théorisée par : STARHAWK. Rêver l’obscur – Femmes, magie et politique. Paris, Cambourakis, 2015 ; KRUZYNSKI, Anna. « De l’Opération SalAMI à Némésis : le cheminement d’un groupe de femmes du mouvement altermondialiste québécois ». Recherches féministes, 17, 2, 2004, pp. 227­262 ; BACQUE, Marie­Hélène et BIEWENER, Carole. L’Empowerment, une pratique émancipatrice ? La Découverte, Paris, 2013, pp. 144­145. Le patriarcat comme creuset des autres dominations a été théorisé par de nombreuses écoféministes, mais également par les féministes communautaires et autonomes d’Amérique latine. Voir par exemple : « « Corps­territoire et territoire­Terre » : le féminisme communautaire au Guatemala. Entretien avec Lorena Cabnal », Cahiers du Genre, vol. 59, no. 2, 2015, pp. 73­89 : https://www.cairn.info/revue­cahiers­du­genre­2015­2­page­73.htm ; GALINDO, Maria. No se puede descolonizar sin despatriarcalizar. Teoría y propuesta de la despatriarcalización. La Paz, Mujeres Creando, 2013 ; CUMES, Aura. « La cosmovision maya et le patriarcat : une interprétation critique ». Recherches féministes, vol. 30, n°1, 2017, pp. 47–59 : https://www.erudit.org/en/journals/rf/2017­v30­n1­rf03181/1040974ar/ PAREDES, Julieta. « El feminismo comunitario : la creación de un pensamientopropio », Corpus [En línea], Vol. 7, No 1, 2017, Publicado el 30 junio 2017, consultado el 11 julio 2019. URL : http://journals.openedition.org/corpusarchivos/1835 et une interview d’elle en français : http://cronicasdelestallido.net/bolivie­sans­les­femmes­ils­nauraient­pas­resiste­trois­jours­entretien­avec­julieta­paredes/ Je recommande aussi les brillants écrits de la militante écoféministe bolivienne Elizabeth Peredo Beltran, ici traduite en français : https://www.terrestres.org/2019/09/10/la­vie­en­flammes/ et là en espagnol https://systemicalternatives.org/2017/03/23/ecofeminismo/

4 Pour D’Eaubonne, cet illimitisme a en réalité deux facettes : 1) la prolifération exponentielle de l’humanité à travers l’appropriation du corps des femmes et de leur progéniture par les hommes, avec tout ce que cela implique de viols et d’entraves à la contraception et l’avortement 2) la prédation tout aussi exponentielle de l’environnement.

5 Bahafou Myriam, « Françoise d’Eaubonne, la maternité retrouvée ». https://www.academia.edu/38552826/Fran%C3%A7oise_dEaubonne_la_maternit%C3%A9_retrouv%C3%A9e

6 https://charliehebdo.fr/2018/08/politique/epuiser­la­planete­pour­continuer­a­bander/

7 « La douleur des animaux, sa reconnaissance, son évaluation, sa prise en charge et sa prévention ont été ainsi à l’origine du concept de « sentience ». » https://theconversation.com/les­animaux­ces­etres­doues­de­sentience­82777

8 Globalement, ce ne sont pas les femmes qui reprochent aux hommes de ne pas ou plus bander. Parmi les centaines de témoignages de femmes que j’ai entendus et lus, aucune ne m’a jusque­là fait part de quoi que ce soit qui pourrait ressembler de près ou de loin à du désarroi, ou même de la contrariété face à un homme qui ne bandait pas ou plus. En revanche, je ne compte plus les témoignages de femmes qui s’en trouvaient soulagées, soit parce que le mec leur foutait enfin la paix (comprendre : arrêtait de les violer), soit parce que l’absence de phallus avait permis une diversification des pratiques sexuelles qui leur apportait en moyenne plus de plaisir que la pénétration pénienne. Un homme qui ne bande pas n’est « impuissant » qu’à ses propres yeux et à ceux de ses pairs. Les femmes s’en foutent, voire s’en réjouissent – ou alors ont de la peine par empathie pour lui et son ego froissé de mâle. Je n’ai pas l’énergie d’aller retrouver les articles là, mais il existe de nombreux témoignages de prostivioleurs qui prennent du « viagra » avant d’aller au bordel pour s’assurer « d’en avoir pour leur argent », de femmes d’une cinquantaine d’années qui pensaient en avoir fini avec le « devoir conjugal » mais qui reprennent pour 10 ans de bagne parce que monsieur a trouvé un subterfuge aphrodisiaque, ou encore d’affaires fortement médiatisées où l’on fait semblant de s’étonner que tel pédocriminel se gavait de viagra avant d’agresser des enfant∙e∙s.

9 Je remercie Typhaine D et Sandrine Sand pour nos riches échanges sur le sujet, qui m’ont aidée à me sentir moins seule dans mon analyse et à me sentir suffisamment légitime et forte pour la mettre par écrit. Typhaine D est autrice comédienne metteuse en scène formatrice coach conférencière féministe et Sandrine Sand est musicienne et dessinatrice et militante féministe anti­spéciste. Vous pouvez aller découvrir leurs géniales créations à ces liens : www.typhaine­d.com , youtube.com/c/TyphaineDsoeurciere Un grand merci également à l’artiste et militante écoféministe Zazie pour m’avoir permis d’utiliser ses superbes dessins pour illustrer ce texte. Vous pouvez également trouver ses magnifiques œuvres sur son instagram : @lavraiezazie

10 Malgré le confinement, des chasseurs autorisés à reprendre le fusil, in Huffingtonpost, 31 mars 2020[11] Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort. Horay, 1974, pp.10­11.

11Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort. Horay, 1974, pp.10­11.

12Les humains ne représentent que 0,01% de la vie sur Terre (mais nuisent aux 99,99 % des restants), in Slate, 22 mai 2018.

13op. cit.

14Françoise d’Eaubonne, Féminisme et écologie : révolution ou mutation ? Libre et solidaire, 2018 [1978], p.164

15https://espoirchiapas.blogspot.com/2018/03/depuis­les­montagnes­du­kurdistan.html