Un grand merci à Annie Gouilleux pour ce compte rendu de lecture d’un ouvrage qui mériterait d’être entièrement traduit en français. J’ai ajouté quelques remarques et critiques personnelles sous forme de notes de bas de page. Le pdf est disponible en téléchargement.


MAN AGAINST BEING de Aurora Linnea – Spinifex Press 2024 – Compte rendu de lecture par Annie Gouilleux

En introduisant son propre ouvrage, The Mother Machine, Gena Corea avait conscience qu’elle allait heurter un éventuel lectorat masculin en reprenant à son compte la notion de classe de sexe, avec une classe opprimée, les femmes, par une classe oppressante, les hommes. C’était il y a plus de quarante ans. J’ai moi-même eu l’occasion de vérifier récemment que même des hommes qui se disent favorables au féminisme, ou du moins à une vague égalité hommes-femmes, refusent de reconnaître qu’ils appartiennent à une classe oppressante, quand bien même ils reconnaissent par ailleurs être citoyens d’un pays qui a opprimé/opprime ses colonies, par exemple.

Un éventuel lectorat masculin prendra alors le livre d’Aurora Linnea pour une déclaration de guerre, car elle explique, dès l’introduction, qu’elle a un problème avec le terme générique « l’homme » pour désigner l’humanité car, à ses yeux, il n’inclut pas les femmes. Elle va l’utiliser, ce terme, tout au long du livre pour désigner exclusivement la classe de sexe masculine : « Lors de sa création, le terme générique ‘‘homme’’ n’incluait aucunement les femmes, et même si les hommes tentent sans succès de nous convaincre du contraire, nous ne sommes pas inclues dans ce mot. Mais pourquoi donc aspirerions-nous à appartenir à une fraternité aussi aigrie ? Au contraire, nous les femmes pouvons être fières de notre histoire d’exclusion, et la choisir sciemment en refusant systématiquement d’être leurs complices. 1»

C’est un livre au style très particulier, qui n’est pas sans évoquer Mary Daly et aussi Andrea Dworkin qu’elle a lues attentivement. C’est un texte érudit sans être jargonnant. Le titre signifie : L’homme contre l’Être, le corps en horreur et la mort de la vie.

Il est divisé en six chapitres, outre l’introduction, une bibliographie conséquente et un index. Le titre même nous en fournit la trame : craignant la mort et sa finitude, l’homme a tenté de s’en protéger en instaurant une dualité corps-esprit qui l’a conduit à haïr le corps et à détruire la nature et la vie.

« J’écris, » dit Aurora Linnea, « parce que j’ai envie de hurler ceci : les hommes haïssent la vie. 2» Il s’agit de « la substance de la création », des « créatures qu’ils sont, de leur existence en tant que corps et de la matière dont sont faits ces corps3. »

Depuis des millénaires, les hommes s’endurcissent contre la vie, saccageant la création dont leur vie dépend et hâtant ainsi leur disparition. Ici, Aurora Linnea se démarque de Mary Daly dont elle cite Gyn/Ecology4 : « Si les mâles patriarcaux aimaient la vie, la planète serait différente. », mais Mary Daly pense que les hommes ont une fascination nécrophile pour la mort. Aurora Linnea n’est pas d’accord sur ce point : « … mais je ne suis pas d’accord avec l’analyse de Daly lorsqu’elle dit que les hommes désirent mourir. Si les hommes souhaitaient réellement mourir, pourquoi auraient-ils passé les quelques derniers millions d’années à tenter frénétiquement de devenir immortels ?5 » Mais elle reconnaît que certains projets d’immortalité passaient effectivement par la mort physique en tant que délivrance en vue de la vie éternelle de l’âme (c’est le cas notamment des principales religions monothéistes).

Ils nient leur condition animale et transitoire. Leur haine de la mort les rend fous et engendre le monde dans lequel nous vivons et auquel Aurora Linnea consacre deux pages concernant les maux qui nous accablent. Sans entrer dans les détails, on peut en citer les mots-clés : déforestation, pollution de l’air et de l’eau, monoculture et élevage intensif, bétonisation et artificialisation des sols, destruction des mers et des océans, pornographie, prostitution, bref la civilisation6.

Les femmes n’ont-elles aucune part dans la civilisation ? Certes, leur contribution a été précieuse pour l’humanité, mais depuis l’avènement de l’histoire écrite (c’est-à-dire l’histoire du « règne patriarcal connu sous le nom de civilisation occidentale 7», les hommes ont pris ou consolidé le pouvoir et façonné sociétés et cultures : « Toutes les institutions dont la civilisation s’enorgueillit fonctionnent comme des fraternités ; elles contribuent à la production et à la reproduction de la domination masculine. Ses mythes, ses traditions culturelles, ses divertissements et ses loisirs ont le même but. 8»

Les hommes, cependant, ne sont pas constitutionnellement condamnés à se conduire en fous biocidaires. Rien, hormis les barrières mentales qu’ils ont eux-mêmes érigées, ne les empêche de renoncer à leur suprématie et à leur surpuissance. « Afin d’échapper à l’annihilation engendrée par l’action de l’homme, il nous faut éliminer cette horreur qui rend fou et qu’il nous a transmise en héritage.9 » C’est le but que s’est fixé Aurora Linnea dans cet ouvrage.

Commençons par l’horreur que le corps inspire à l’homme. Aurora Linnea alterne des exemples contemporains et d’autres issus de l’Antiquité : un film de science-fiction de 1988, Le Blob (film de Chuck Russell), un livre de 1978 de Stephen King, Danse macabre (Night Shift), Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant, Platon, le film L’exorciste de 1973. Ce défilé d’horreurs donnant un peu le tournis, on peut le résumer par deux exemples : Platon a comparé le corps à une tombe dans laquelle l’âme est ensevelie, ou encore à une prison où l’âme est en pénitence. Selon lui, le corps fait obstruction à l’âme dans sa recherche de vérité.

Actuellement, l’argot fournit, à ceux qui s’étalent sur Reddit et sur certains réseaux dits sociaux, son lot d’expressions très révélatrices dont « sac à viande » est la plus présentable.

Elizabeth Spelman, philosophe américaine et professeure au Smith College (Massachussetts) appelle ce syndrome « somatophobie ». La somatophobie est la conséquence du dualisme qui sépare l’âme immatérielle du corps physique. Ce dualisme associe l’âme au divin et à l’immortalité tandis que le corps appartient à la nature organique terrestre.

La somatophobie a son origine dans l’orphisme, une théologie qui mettait en scène la lutte permanente entre l’âme divine et le corps impur. L’orphisme a influencé Platon, Aristote, les premiers philosophes juifs, Paul de Tarse (Saint Paul), les stoïciens, la doctrine gnostique, le manichéisme, Augustin d’Hippone (Saint Augustin) et, à la suite, les pères de l’Église. Cette révulsion ne s’est pas atténuée avec la Réforme. Martin Luther, par exemple, qualifiait volontiers le corps de « sac à asticots ».

Pourquoi tant de haine envers le corps ? Parce qu’il n’apporte pas à l’homme le confort qui consisterait à oublier sa propre contingence, sa dépendance envers la générosité de la terre pour sa survie.

Avoir le corps en horreur se traduit par la figure du monstre qui, sans appartenir à la société, vit à ses marges et représente une menace existentielle permanente pour la civilisation, puisque c’est sur la monstruosité de la matière et l’idée qu’il peut s’en séparer et la dominer que l’homme a construit sa civilisation.

Que reproche-t-il au corps ?

Le corps est altérable et change sans cesse sous l’influence d’éléments qui échappent au contrôle de l’homme : « Tant qu’il restera prisonnier de ce corps organique indiscipliné, par l’emprise qu’elle exerce sur sa chair, la nature meurtrière aura le dessus. Une blessure, une maladie, la vieillesse, un problème génétique, des mutations aléatoires, le dévastent et lui ôtent toute souveraineté.10 »

Le corps est perméable et aisément parasité. L’ « homo clausus » de Norbert Elias (1878) (qui existe tout à fait indépendamment du vaste monde extérieur et définit l’image que l’homme a de lui-même) est censé protéger son essence, son âme. Mais la peau est poreuse et comporte de nombreuses brèches qui permettent de pénétrer le corps (celui de la femme en particulier). Un corps pénétrable risque d’être envahi, notamment par les vers. « Parce que le corps de l’homme est ouvert à la terre et, ce qui est encore plus horrible, parce qu’il est composé de la même matière, l’homme est destiné à devenir la proie des vers, non seulement après sa mort, mais pendant la totalité de son existence terrestre.11 » L’équivalent métaphysique du parasitage est la possession par des démons ou des esprits malsains : « Dans ce cas aussi, on considérait que les femmes, dont le corps est plus fragile et plein de mauvaises humeurs, dont l’anatomie est ‘‘prévue pour’’ être pénétrée, étaient hautement susceptibles d’être possédées par un démon.12 » Et seul un exorcisme peut délivrer un être possédé.

Le corps est périssable. « Le crime le plus grave et le plus impardonnable du corps est sa propension à mourir.13 » Et c’est la matière dont il est fait qui le rend périssable. La croyance en l’âme immortelle qui survivra à l’homme lui est d’un réconfort assez limité : « Entre les XIVe et XVIe siècles, une procession de cadavres décomposés et de crânes au regard fixe envahit la culture populaire européenne. Il s’agissait de l’iconographie morbide d’une époque assombrie par de fréquentes épidémies de peste et par la guerre.14 » La seule leçon à en tirer consistait à fuir les plaisirs sensuels et le monde physique.

Cette obsession de la mort et de la pourriture n’est pas une excentricité dont l’Europe chrétienne aurait le monopole, car on retrouve les mêmes tendances morbides ailleurs, notamment dans le bouddhisme.

Le zombie incarne ce qu’avoir le corps en horreur a de plus extrême, car il suggère que même la mort ne peut mettre fin aux dégâts causés par la corporéité. En dévorant sa victime, un zombie détruit son cerveau ; la destruction du cerveau signifie la mort de l’âme15. « L’appétit charnel sans âme et sans conscience du zombie est plus répugnant et plus terrible que la mort. […] qu’il s’agisse du fantôme affamé [du bouddhisme] ou du zombie, c’est le fait même du corps, de sa substance et de ses besoins qui constitue la damnation.16 » La malédiction de la corporéité signifie que le corps et l’âme sont irréconciliables et il n’y a pas de paix sur terre pour l’homme.

C’est ce qui l’amène à se révolter et à livrer la guerre à la réalité : « La révolte qu’il oppose à la réalité matérielle en tentant de se défendre de son propre être est la guerre originelle, l’antagonisme premier qui dresse l’homme contre le monde17. »

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Le chapitre suivant porte sur la désincarnation, la séparation définitive de la tête et du corps, et l’immortalité.

Aurora Linnea analyse d’abord ce qu’elle appelle « la décapitation cartésienne ». Descartes qui, depuis l’enfance, était d’une santé fragile, était déterminé à ne pas mourir, dit-elle, en s’appuyant sur le Discours de la méthode et sur les Méditations métaphysiques. Outre l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, il en ressort que nos sens ne sont pas fiables, qu’ils peuvent se tromper et nous tromper. Descartes dit savoir qu’il existe parce qu’il pense, il existe donc grâce à son cerveau. Selon lui, le concept du corps ne renferme rien qui appartienne à l’esprit, et le concept d’esprit n’inclut rien qui appartienne au corps. Et Dieu existe puisque l’esprit peut en concevoir l’idée18. Le dualisme cartésien est né.

Dans les Méditations, Descartes se propose de démontrer que la corruption du corps n’entraîne pas la destruction de l’esprit, et que l’homme peut compter sur une vie après la mort.

Car l’homme redoute la mort. Et c’est précisément cette capacité d’en avoir peur qui l’élèverait au-dessus des autres animaux, selon Ernest Becker19 dans The Denial of Death, car ceux-ci se soumettent sans peur et sans résistance à la mort. Ce qui est à mon avis très contestable, comme le constatent régulièrement les personnes qui ont l’occasion d’observer l’abattage des animaux. Tout organisme vivant possède un instinct de survie qui le pousse à résister à sa propre annihilation dans la mesure de ses moyens et selon les circonstances (un animal, un humain peut se sacrifier pour son petit, pour un autre humain voire pour une cause20), mais seul l’homme, comme l’a noté Lewis Mumford, s’est doté, avec les armes nucléaires, d’un moyen d’anéantir toute vie sur la planète. « Becker tient pour acquis que l’homme hait sa corporéité et consacre sa vie à un conflit perpétuel entre l’être et le corps qu’il est. On justifie le dégoût de l’homme pour son corps au motif que ce dernier est intrinsèquement gênant/répugnant/laid/létal.21 » Selon Becker, l’homme est une exception, car lui seul s’oppose à « l’inadmissible réalité » de sa mortalité. Au lieu d’accepter son sort, il met en œuvre de « saines répressions », des « idéologies d’immortalité explicites », et des « mythes de transcendance héroïques ». Et toujours selon Becker, c’est ce rejet terrifié de sa corporéité qui est au fondement de l’humanité de l’homme, c’est-à-dire de sa supériorité sur les autres animaux. Ce rejet est fondamental dans l’élaboration de la culture humaine, c’est-à-dire masculine, corrige Aurora Linnea22.

Ce déni permet à l’homme de remplacer la réalité par un monde de son cru, composé de matériaux plus fiables et plus faciles à contrôler que la matière organique. Ce monde alternatif contre-nature est la civilisation patriarcale dans laquelle nous vivons. « C’est le fief artificiel de l’homme, ses systèmes, ses structures et ses institutions, élaborés par les pères fondateurs pour extraire l’homme ‘‘des cycles de vie et de mort qui caractérisent tous les autres organismes’’.23 »

L’homme a élaboré sa « culture de l’immortalité » par le biais des religions, et la majorité d’entre elles sont fondées sur le dualisme corps-esprit. « L’homme crée ses dieux comme il se serait créé lui-même s’il en avait eu l’opportunité. […] Ce privilège lui ayant été refusé, l’homme crée des dieux à travers lesquels il peut se recréer. Si l’homme est un produit de la terre, alors il est poussière et retournera à la poussière. Mais si Dieu a créé l’homme à son image, alors l’homme participe de la nature surnaturelle de Dieu.24 »

La réincarnation, la transmigration des âmes, est un autre moyen d’échapper à son sort mortel. « Lorsqu’un corps périt, l’âme renaît dans une autre, selon un cycle récurrent, jusqu’à ce qu’enfin elle atteigne son état supérieur, expie tous ses péchés passés et gagne sa libération hors du monde mortel.25 » On associe généralement la réincarnation aux religions asiatiques, mais elle a toujours figuré parmi les croyances occidentales : orphisme, gnose, Pythagore et Platon. Le mysticisme New Age la recycle également. Mais « Le ticket gagnant du christianisme est la résurrection.26 »

Avance rapide jusqu’à la fin du XXe siècle. Le bouddhisme et son nirvana (qui n’est pas une vie après la mort, mais une non-vie) semble perdre un peu de son attrait, car l’homme a trouvé un nouvel antidote à sa terreur mortelle. Depuis l’époque des Lumières, la science surpasse la religion en tant que fantasme primaire et arsenal dans la guerre que l’homme livre à sa réalité matérielle mortelle. La foi qu’il plaçait autrefois en Dieu est réinvestie dans la technologie et la médecine. La science offre à l’homme plus d’autonomie que la religion, car en réalisant lui-même ses « miracles », il détrône Dieu. La vue de la mort lui est insupportable, il tente de la bannir et « déguise sa réalité en produisant des cadavres qui paraissent de plus en plus vivants. […] Lorsque la mort est assimilée à une défaite, le prolongement de la souffrance devient la meilleure procédure.27 » Et effectivement, les progrès techniques et médicaux ont multiplié par deux l’espérance de vie depuis 1900. Mais il me semble avoir lu quelque part qu’elle serait à nouveau en baisse (et la mortalité infantile en hausse), notamment aux USA. « Avec l’aide de la science, l’homme est plus que jamais proche de l’éternité. L’immortalité est son destin : c’est vrai puisqu’il le pense.28 » C’est précisément ce qui fait le bonheur et la fortune d’une kyrielle de laboratoires et de fondations dont le but affiché est de préserver notre santé, notre beauté et notre jeunesse. La Silicon Valley en est le berceau, avec ses biohackers, ses investisseurs, ses entrepreneurs transhumanistes et transgenres (Martin(e) Rothblatt et Ray Kurzweil pour n’en citer que deux).

La mort, cependant, n’a pas dit son dernier mot. Alors on peut encore se rabattre sur la cryogénisation, en particulier celle de la tête seule, et espérer pouvoir être ressuscité plus tard. « Cette méthode de la ‘‘tête coupée’’ s’explique par la conviction que, dans un avenir prévisible, la science aura remédié à la mortalité humaine et qu’elle n’aura aucune difficulté à fournir des corps de substitution, neufs et améliorés, à ceux qui auraient préservé leur cerveau.29 » Il s’agit de transplanter des corps entiers, ou de greffer la tête décongelée sur un corps robotique, ou encore de télécharger la tête décongelée dans le cloud de Kurzweil.

Afin de tester la thèse de Becker sur le déni de la mort, des chercheurs américains ont élaboré la théorie de la gestion de la terreur, ou TMT (Terror Management Theory). « À l’évocation de la mort, les gens essaient de prendre leurs distances avec les animaux et le monde biologique.30 » Suit une liste de comportements « réactionnaires » : soutien à des politiques autoritaires, à la violence, à la vengeance, à l’intervention militaire (y compris l’emploi de l’arme nucléaire). « L’homme, inféodé à la culture dont il est l’auteur, croyant fanatiquement qu’il est immortel, agit constamment sous l’empire du déni. […] sa confiance dans sa propre immortalité est fragile […] il déclare sa domination sur tous et sur tout corps qu’il condamne pour sa charnalité et déclare inférieur. Et parce que le déni est la principale défense de l’homme contre la terreur, parce qu’il n’a pas élaboré de meilleure méthode pour affronter la vie et la mort, il est prédisposé à de violents accès de rage lorsqu’il perçoit une menace. […] La virilité est, semble-t-il, une maladie mentale. 31»

L’homme revendique comme siens et déclare masculins les talents qui, selon lui, émanent de l’esprit ; c’est-à-dire l’intelligence, la rationalité, la logique, la volonté, l’objectivité. La sagesse masculine s’obtient grâce aux mathématiques, selon Platon.

Puisque le corps est tangible et palpable, l’homme se réfugie dans l’abstraction. À force de s’efforcer à dominer la matière, l’être de l’homme est saturé d’antagonisme, et cette antipathie finit par faire partie de la masculinité. Aurora Linnea cite Wendy Brown (professeure de sciences politiques à Berkeley University, en Californie) dans un ouvrage de 1988 intitulé Manhood and Politics (virilité et politique), page 80 : « Une fois que l’homme a séparé sa tête de son corps, dès qu’il conçoit son corps comme quelque chose à dominer […] il s’engage dans une voie où il s’efforce de conquérir, de dominer, ou de contrôler tout ce qui menace son précieux affranchissement.32 »

Mais en réalité, cet affranchissement est sans cesse remis en cause, car toutes les expériences de l’homme passent par son corps. Pour cesser d’être humilié par ce corps, l’homme part à la recherche d’un corps indestructible : « Il sera Superman, l’Homme d’acier : plus rapide qu’un projectile lancé à pleine vitesse, plus puissant qu’une locomotive, capable de sauter par-dessus un immeuble d’un seul bond […] Programmé pour obéir à l’esprit, le corps-machine fonctionne sans heurts et ne cale jamais tant que l’homme l’entretient correctement. De ce mariage physiologique avec ses puissantes technologies, l’homme attend la perfection. Bientôt, se dit-il, ses machines remplaceront le corps…33 » On pense à Marinetti et à son Manifeste du futurisme (1909) ou à Terminator (1984) et à ses successeurs.

Pour l’homme, l’initiation à la virilité passe par la rupture de ses liens avec la réalité matérielle biologique mortelle, et notamment par la rupture du lien avec la mère, qui est remplacé par la fraternité de ses pairs sous le contrôle des anciens. La mère, en donnant la vie, donne également la mort. « En le créant dans son utérus à partir de la mauvaise matière de son propre être, la mère condamne l’homme à la mort par corporéité. […] L’homme tente d’effacer son origine femelle, impure et fatale, par le biais de renaissances ritualisées dont les médiateurs sont de véritables figures paternelles pures.34 »

Dans les mythes que l’homme (se) raconte, le pouvoir de procréer n’appartient pas à la femelle, mais au mâle : c’est l’homme qui engendre le monde35.

Les rites d’initiation à la virilité sont une forme de torture par laquelle le corps du garçon né de la femme est mis à mort. Le garçon n’accède à la virilité qu’en niant sa sensibilité corporelle.

Bien entendu, la guerre est le rite de virilité suprême. Une culture qui valorise la destruction de la vie dévalorise la création et le soin de la vie.

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Dans le chapitre suivant, Aurora Linnea approfondit la notion du dualisme corps-esprit, et analyse ses conséquences sur la perception que l’homme a de la réalité, de lui-même et d’autrui.

Le moi. Résumons brièvement la construction illusoire qu’a adoptée la civilisation patriarcale pour dissiper l’horreur que lui inspire le corps mortel. L’homme déclare qu’à l’intérieur de son corps, mais sans en faire partie comme le ferait un organe, réside une essence éthérée, lumineuse, c’est l’esprit (ou âme). L’homme dit qu’il est esprit et que son corps est autre chose, quelque chose qui n’est pas lui.

Et ensuite, l’homme divise l’ensemble de la création selon ce dualisme36 : esprit/corps, âme/corps, essence/substance, immatériel/matériel, immortel/mortel, pur/impur, culture/nature, analogue/numérique, ciel/terre, sacré/profane, clair/foncé, léger/lourd, bon/mauvais. Chacune de ces dyades est hiérarchisée ; l’homme attribue à son moi ce qu’il juge bon (la raison, la vertu, la droiture, les mathématiques, les machines).

L’ensemble de la création est ainsi réduit à l’esprit ou au corps, au bien ou au mal. Et tout ce qui appartient au domaine de la chair devient l’Autre aux yeux de l’homme.

L’Autre fonctionne comme le fond charnel sous lequel il ne faut pas tomber37. L’Autre procure à l’homme une réserve fiable d’estime de soi relative. C’est ainsi que l’homme s’engage dans une sorte de croisade pour dominer, assujettir, réduire en esclavage, exterminer l’Autre, afin que le corps reste à sa place.

Le bouc émissaire. Dans Le rameau d’or38, l’anthropologue écossais James Frazer fait l’inventaire (p.1) des rites qui permettent à l’homme de « transférer à un autre, qui souffrira à sa place, le fardeau de ses peines et ses chagrins. »

On considère généralement qu’un bouc émissaire est une personne innocente condamnée à tort afin d’épargner les vrais coupables. Le bouc émissaire originel n’a rien fait de mal, il devient le mal, il l’incarne. Dans La violence et le sacré (1972), René Girard fait ainsi de la persécution et de l’exil du bouc émissaire le rituel fondateur de la société artificielle de l’homme. Cette victime originelle est le mauvais corps de l’homme39.

Le sacrificateur-type est un mâle adulte, représentatif des classes dirigeantes, tandis que le bouc émissaire-type est un être de statut social inférieur. Chez les anciens Grecs, c’était un membre de la communauté de peu de valeur, un animal superflu ou bon marché, ou encore… une femme40 !

Pour l’homme, il s’agit de mettre autant de distance que possible entre lui et le bouc émissaire, et lorsque les différences ne sont pas assez marquées, il les invente.

L’Autre/le bouc émissaire/l’animal. Chez Aristote, l’homme est à l’animal ce que l’âme est au corps. Cela fait des animaux des boucs émissaires et des souffre-douleur parfaits. Tout ce qui est jugé « bas » chez l’homme est taxé d’animalité, c’est-à-dire ses fonctions physiologiques et bien sûr sa sexualité.

L’Autre/le bouc émissaire/la femme. Dans Woman’s Creation (1979), Elizabeth Fischer observe (p.190) que « la domestication des femmes a suivi le début de l’élevage », et l’homme a étendu aux femmes ce qu’il pensait des animaux.

Tel un animal, la femme est son corps. Elle est mère et la maternité est un état animal. Son existence est centrée sur la gestation, l’accouchement et les soins au nouveau-né. Qu’il l’insulte ou la flatte, l’homme lui donne aisément des surnoms d’animaux (ma poule, ma biche, mon lapin, ma chatte, vieille chouette, grosse vache, etc.)41. Dominée par les émotions, la raison féminine est atrophiée ; etc. Les sites masculinistes sont une mine d’exemples édifiants, l’anonymat donnant tous les courages.

Non seulement la femme est intellectuellement inférieure mais, quand on lui reconnaît une âme, elle l’est aussi moralement. Eve et la sorcière sont les archétypes de l’âme féminine inférieure. « Les crimes imputés à l’incompétence morale de la femme incluent, entre autres, l’avidité, la perfidie, la malveillance, l’égoïsme, la colère, la fadeur, la vanité, la cruauté, et la lubricité. 42» La liste des penseurs, philosophes, religieux, etc. qui ont souscrit à ce credo est longue et déprimante. Dans le Malleus Melaficarum43, bible des chasseurs de sorcières en Europe, on peut lire ceci : « Si nous enquêtons, nous découvrons que presque tous les royaumes du monde ont été renversés par des femmes. » (p. 46). C’est une crainte qui ne les lâche pas, même de nos jours, alors que chacune de nos avancées, si modeste soit-elle, est suivie d’un revers de bâton.

L’Autre/le bouc émissaire/les racialisés. « L’Autre racialisé est du côté des ténèbres, son très grave défaut le plus visible est de ne pas être blanc. […] le colonisateur chrétien blanc, sous sa forme de prototype historique, désigne en fait le bouc émissaire parfait44» D’abord, il le compare à un animal méprisé, impur ou nuisible, puis il le féminise, ce qui lui rend la tâche plus facile. Comme les animaux et les femmes, les racialisés sont des « vecteurs de maladies » dont la prolifération destructrice menace et corrompt la civilisation. Chaque époque a quelque chose à leur reprocher : leur appétit sexuel supposé, leur âpreté au gain, leur terrorisme, etc. « L’homme aligne ses boucs émissaires pour le sacrifice. Il est le Moi, ils sont les Autres : les animaux, les femmes, ceux d’une autre race. Et l’homme leur fait endosser tout ce qu’il n’accepte pas en lui-même.45 »

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Le chapitre suivant s’intitule « Maîtriser le corps par procuration : rituels de contrôle du corps et châtiments ».

« L’homme s’efforce de reconfigurer la réalité en inventant des rituels qu’il exécute et répète de manière obsessionnelle.46 » Selon le mythologue américain Joseph Campbell, le rituel est « la mise en scène d’un mythe ». « Un mythe est une fiction élaborée pour expliquer le monde et la place qu’on y occupe.47 » C’est la raison pour laquelle le mythe est partie intégrante de notre culture. Mais notre culture étant celle que l’homme a élaborée, nos mythes sont des fictions masculines destinées à représenter le monde tel que l’homme voudrait qu’il soit. Et comme on l’a dit plus haut, le rituel fondateur de notre culture est la persécution du bouc émissaire48.

Mais la persécution du bouc émissaire n’est pas le seul rituel que l’homme exécute de manière obsessionnelle. Il y a aussi la mortification, la mutilation, l’humiliation, la consommation, le remplacement, la torture, et l’annihilation. Ce n’est pas le chapitre le plus drôle du livre.

Commençons par la mortification. Où mieux que dans l’Église a-t-on appris aux femmes à se mortifier ? « Son corps à elle est un corps impardonnable, un vestige de la Chute.49 » Comme l’a dit un moine du XIIe siècle, « vaincre la femme, vaincre la chair, vaincre le désir. » Voici donc un programme tout tracé qui a engendré son lot de saintes femmes. Elles ont toutes en commun de s’être affamées, telles des anorexiques. C’est ce qui leur a valu d’être canonisées. « Seule la privation de nourriture peut transmuer le corps femelle (ce vil héritage) en un symbole de pureté et de force. […] Lorsque les privations font disparaître ses seins et ses hanches et arrêtent son flux menstruel, la femme a presque réussi à se débarrasser de sa nature femelle, elle est toute prête à s’élever au-dessus de son sexe, car elle est presque semblable à un homme ! Elle est sur le point de se racheter.50 »

Les hommes sont parfois anorexiques, bien entendu, mais 80 % des anorexiques sont de sexe féminin en France (source : Ameli). « Dans Holy Anorexia51, Rudolph Bell attribue la ferveur particulière dont les femmes font preuve pour se laisser mourir de faim et être fouettées à ce qu’on leur a inculqué deux conceptions du péché. Pour les hommes, pécher signifie agir de manière immorale ; un homme a péché s’il a cédé à quelque tentation extérieure, ce qui l’a amené à mal se conduire. Les femmes, en revanche, ont appris que le péché était une qualité intrinsèque, une dépravation née avec et dans le corps femelle.52 » Les hommes se mortifient pour s’armer contre un monde mauvais, mais les femmes cherchent à expier dans leur chair, c’est une sorte d’exorcisme.

Passons à la mutilation. Dans L’île du docteur Moreau (1896), H.G. Welles fait dire ceci à son chirurgien : « On peut aussi voir l’être humain comme un matériau, comme quelque chose de plastique, quelque chose que l’on peut modeler et transformer.  Le corps n’est pas définitif et immuable, ce n’est pas un fait de nature et l’homme n’est pas obligé de se contenter de la médiocrité dont il a hérité.53 »

Sa main est celle qui blesse.

Il s’agit de la main du chirurgien esthétique. Aurora Linnea fait l’inventaire des opérations esthétiques que peut subir un corps féminin, y compris celle du vagin pour le resserrer, le lisser.

Dans Flesh Wounds : The Culture of Cosmetic Surgery, Virginia Blum souligne que les chirurgiens esthétiques se voient comme des artistes, des sculpteurs : « la créature parfaite est celle qui porte la marque de l’homme, 54» dit Aurora Linnea.

Sa main est celle qui guérit.

Selon le chirurgien fictif de Wells, « l’organisme dans son ensemble a été amélioré bien au-delà de ses possibilités apparentes.55 » Aurora Linnea prend l’exemple de la « bimbo ». Une « bimbo » est une créature plastique hyper féminine et sexy, un objet sexuel. Et elle enchaîne sur les tortures subies par un chiot pour devenir un véritable pékinois. Dans ce cas, on parle de pédomorphisme, c’est-à-dire de la persistance des traits infantiles chez l’animal adulte.

Sa main est celle qui crée.

On passe des animaux de compagnie aux animaux d’élevage, notamment les poulets élevés en batterie. On pourrait aussi parler, comme Gena Corea, de l’élevage intensif des vaches, dont la reproduction artificielle a servi de modèle pour celles des humains.

Sa maison est celle de la douleur.

Car si la chirurgie esthétique prétend réparer définitivement les « défauts » physiques, la plupart des patientes y auront recours de manière récurrente. En outre, la plupart des mutilations exigent un entretien régulier. Et le chirurgien de Wells de se lamenter : « Dès que ma main se retire, la bête commence à revenir en rampant, et à se réaffirmer. 56»

Venons-en à l’humiliation qui est aussi un moyen de remettre le corps à sa place. Les scènes qu’Aurora Linnea fait alterner sont autant de tableaux d’horreurs : un élevage industriel porcin, les latrines du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau en 1942 telles que les décrit une rescapée polonaise, puis une scène de pornographie incluant la sodomie. CQFD. « L’animal d’élevage, le Juif ou toute autre personne ‘‘indésirable’’ emprisonnée à Auschwitz, et la femme dans une scène pornographique habitent toutes ce que Karen Davis57 appelle ‘‘un univers excrémentiel’’ : un environnement sous contrôle conçu spécifiquement pour humilier ceux qui en sont prisonniers. […] Dans l’univers excrémentiel, l’existence est réduite aux aspects corporels que l’homme méprise par-dessus tout, ceux qu’il nomme dégoûtants ou honteux. […] Dans l’univers excrémentiel de l’homme, cependant, la faim, l’excrétion, la maladie et la mort sont transformées en tourments, et si intensément exacerbées qu’elles éclipsent tout autre élément de l’expérience vécue de la prisonnière. […] Les humiliations de l’univers excrémentiel sont dites ‘‘déshumanisantes’’ pour les individus qui y sont enfermés. Privée de dignité, de civilisation, dépossédée de tout excepté de son corps et de sa masse de souffrances, la victime ‘‘plonge au niveau de la bête’’. […] Être un animal est un avilissement, c’est une abjection. Parce que dans le système de l’homme, les animaux sont des corps non rachetés par la possession d’un esprit. Être un animal, c’est être un corps sans esprit. […] L’homme a honte de l’animal qu’il est, de ses fonctions et de ses fluides corporels. Sa honte est inculquée à tous ceux qui sont élevés dans la culture qu’il a élaborée, de telle sorte que des nécessités biologiques essentielles sont vécues comme humiliantes. Et c’est pour cette raison que la corporéité de l’Autre, en tant que bouc émissaire, peut être utilisée contre elle.58 »

Mais si vil soit-il, le corps peut aussi être un objet de consommation ou devenir un matériau, celui des femmes et des animaux en particulier.

Les animaux fournissent bien sûr de la viande, mais tout est bon chez eux et peut être recyclé en produit à haute valeur ajoutée.

Humains et animaux peuvent devenir des sujets d’expériences médicales. Le corps peut devenir une ressource de pièces détachées.

Le corps des femmes fait l’objet de trafics très lucratifs dans la pornographie et la prostitution. Certains pays, comme l’Ukraine et la Thaïlande, sont à la pointe de ces trafics.Aurora Linnea n’y fait pas spécifiquement allusion ici, mais on peut ajouter à ces trafics celui des gamètes, des utérus pour la FIV et la GPA. En 1993, Janice Raymond a publié Women As Wombs aux éditions Spinifex (Les femmes en tant qu’utérus), qui fait suite à The Mother Machine de Gena Corea en 1986.

Sur son site, Perspectives cubi(s)tes, Audrey A. offre une excellente traduction d’un long passage qu’Aurora Linnea consacre au remplacement59.

L’acte sexuel contraint l’homme à un corps à corps angoissant (peur du rejet, de l’échec, de la sous-performance, etc.) qui se termine par un orgasme qu’il a surnommé « la petite mort ». « Dans l’obscurité, il rumine auprès de la créature qui l’a défait. L’homme assigne à la femelle cette fonction animale : le satisfaire sexuellement. Et même pour cette basse fonction elle se révèle inapte. Car quel que soit l’usage que l’homme fait d’elle, la femme représente toujours un danger pour lui. Pourtant il a des besoins, des appétits qu’il mérite d’assouvir, et l’homme applique donc son génie singulier à ce problème. Il conçoit des alternatives. Il invente des substituts, des mécanismes qu’il façonne selon ses spécifications, optimisés pour une performance supérieure, chaque caractéristique inquiétante de l’original éliminée. La femme n’est pas irremplaçable.60 »

En témoignent Pygmalion, tout d’abord, sculpteur qui méprisait les femmes vivantes et avait sculpté une femme idéale dans l’ivoire ; et aussi les « mannequins sexuels », poupées anatomiquement fidèles ; et les robots sexuels, la poupée robotique pilotée par IA…

Les problèmes surviennent si l’on désire se reproduire, car même Pygmalion a dû donner vie à sa statue pour qu’elle lui donne un fils, bien entendu (Adonis). « Or, l’homme redoute par-dessus-tout l’autorité que la maternité confère aux femmes, ce rôle de génitrices qui leur donne le pouvoir absolu de décider si leurs fils naîtront ou non, s’ils seront nourris et amenés à l’âge d’homme. Tant qu’il sera dépendant des femmes pour venir au monde et engendrer ses fils, l’homme ne sera jamais son propre maître. Son angoisse exige ainsi l’autonomie radicale que seule l’autogenèse peut lui offrir : il lui faut évincer la Mère et engendrer l’Homme sans elle.

Les premiers véritables fils de l’homme seront cultivés en laboratoire. 61»

Pour remettre le corps à sa place et châtier les corps déviants, l’homme dispose aussi de la torture. « La torture engendre l’absence : la prisonnière ne sait plus qui elle est, il ne reste qu’un corps souffrant auquel le bourreau n’accorde aucune humanité62. » Tout ce qui est essentiel à l’existence d’une prisonnière devient une arme que le bourreau retourne contre elle : la nourriture, son abri, ses parties intimes, sa chair sensible.

L’expérience de laboratoire à but plus ou moins scientifique ou médical, telle qu’elle est pratiquée sur les animaux de laboratoire, peut être classée dans la rubrique torture.

Mais qu’apporte réellement la torture au bourreau ? « La torture transfigure la détenue en signe concret de la domination du bourreau. D’abord, la détenue est contrainte d’abdiquer sa propre réalité pour affirmer celle du bourreau, avouant les crimes qu’il l’accuse d’avoir commis, pour lesquels elle a été condamnée. Ses aveux apportent la preuve que le bourreau a le pouvoir de définir la réalité. Le monde correspond à la parole de l’homme. En même temps, la détenue est réduite à l’état de pure blessure, pour l’édification du bourreau. Dévorée par la douleur, elle atteste de la violabilité et de la vulnérabilité de la matière mortelle qu’elle est, et qu’il affirme ne pas être. Car le bourreau domine la victime de toute sa taille, son Moi intact, indifférent, insensible, invulnérable. Il s’enorgueillit de ne ressentir aucune empathie pour la créature qu’il blesse, car lui refuser la moindre sympathie est le signe le plus sûr qu’il n’a rien de commun avec le corps brisé qu’il domine. Le bourreau met toute la distance possible entre le corps et l’esprit.

Ainsi, par le biais de la torture, l’homme fait l’expérience de ce qui l’éloigne le plus de sa corporéité. La douleur du corps est indispensable au pouvoir mâle, car tout pouvoir, dit l’homme, est basé sur la conquête du corps et puis sur son abandon.63 »

Ce qui nous amène à l’annihilation. « Dans les chambres à coucher et dans les fossés, la femme assassinée est un produit de masse.64 » Aurora Linnea cite Jean-Paul Sartre qui décrit le sexe de la femme comme une bouche vorace dévorant le pénis. Ainsi, dit-elle, le meurtrier d’une femme peut croire qu’il agit par auto défense. « Il est terrorisé par les femmes, et c’est sa terreur qui transparaît dans sa violence excessive et dans la manière dont il détruit totalement le corps de sa victime. Jusqu’à ce qu’elle n’ait plus allure humaine. […] En détruisant la femme, l’homme coupe ses liens avec elle et avec tout ce qu’elle représente dans son imagination. […] mais ce qui est plus décisif encore, sa mort symbolise la victoire de l’homme sur les désirs et les besoins qui le rendaient dépendant d’elle.65 »

Mais la femme n’est pas le seul ennemi de l’homme. Il justifie aussi le génocide par l’auto défense. Aurora Linnea cite bien sûr le génocide nazi, mais elle analyse plus en détail la conquête (génocidaire) des Amériques, ainsi que la guerre également génocidaire du Vietnam, dans la mesure où, dans les deux cas, on détruit les moyens de survie d’un peuple (par exemple le massacre des bisons en Amérique du Nord et l’agent orange au Vietnam). Elle consacre aussi une page entière aux effets de la bombe atomique sur Hiroshima et en tire la conclusion suivante : « Voici la terre désolée vers laquelle l’homme pointe sa boussole, l’abîme où il est inexorablement entraîné avec la force d’une marée. Faute d’obtenir son salut grâce à des sacrifices symboliques, l’homme saute à la gorge de la réalité : la biosphère, le monde vivant. Ce qu’il détruit, l’homme le domine. Le monde est mort parce qu’il l’a tué, alors, même s’il doit périr en se débattant pendant ses derniers actes futiles de vengeance, il aura au moins choisi son destin. Jusqu’au bout, il a été le maître. La nature indomptée a conspiré pour le tuer ; maintenant il la met à mort. Arrivée à ce stade, la guerre que livre l’homme à la réalité matérielle mortelle s’avance en zigzaguant vers sa fin tragique, la terre a été assassinée et l’homme se prend pour un héros, puisqu’il s’est prouvé à lui-même qu’il était viril, c’est-à-dire quasiment divin. Le pouvoir absolu se traduit par l’annihilation totale, dernier droit et dernier sacrement de la domination. Que la terre soit mise en pièces, dit l’homme. Je n’en ai plus besoin. […] Car l’homme nie faire partie du monde vivant. Puisqu’il s’imagine distinct de la terre, il présume qu’il continuera à exister longtemps après la fin du monde. Déjà l’homme se prépare pour sa vraie et authentique vie, cette vie éternelle qui l’attend dans ses patries célestes. Orgueilleusement coupé de la réalité, sans corps, sans monde, l’homme renaîtra.66 »

***

Comment l’homme envisage-t-il cette vie après la vie ? C’est précisément le sujet de ce nouveau chapitre.

De manière très pertinente, ce chapitre commence par évoquer John von Neumann, mathématicien très engagé dans le Projet Manhattan, projet top-secret en vue de préparer l’arme atomique, pour lequel il a calculé l’altitude exacte à maintenir au-dessus de Hiroshima et de Nagasaki pour atteindre « le taux d’élimination maximum ». Cela ne l’empêchait apparemment pas de se faire « philosophe » à ses heures perdues et de réfléchir aux « différences entre la vie et la non-vie. Que signifiait en réalité être envie, d’un point de vue scientifique ? » Quoi de plus logique, ensuite, que de s’inventer un « univers mathématique abstrait » pour répondre à cette question ? « Là, sur son terrain de jeu mathématique, l’homme engendra une nouvelle espèce qu’il baptisa ‘‘automates cellulaires’’, c’est-à-dire des modèles informatiques semblables à des animations rudimentaires constituées de séries de cellules homogènes ombrées et non ombrées, programmées pour s’autoreproduire en envoyant des copies d’elles-mêmes traverser en scintillant une grille à deux dimensions, leurs motifs changeant légèrement et régulièrement avec le temps, selon un code écrit par leur créateur. [Berto et Tagliabue, 2017] Si l’on admet que l’autoréplication est l’équivalent de la reproduction, que le changement automatisé est l’équivalent de l’adaptation ; et si l’on estime que la reproduction et l’adaptation sont ‘‘des propriétés qui appartiennent au vivant’’, alors les automates cellulaires sont plus ou moins des organismes vivants, et l’homme a, à lui seul, engendré sa toute nouvelle forme de de vie. 67»

La vie artificielle née dans le même incubateur que la bombe atomique place les scientifiques aux manettes, qu’il s’agisse des origines de la vie ou de son évolution. « Nous devenons des dieux, » a déclaré Zoltan Itzvan, journaliste et entrepreneur américain transhumaniste, candidat pendant la campagne présidentielle de 2016.

Reste le problème de ce corps si gênant. Il se pourrait qu’il ait quelque utilité en tant qu’instrument d’auto expression. On peut le « customiser » et en faire un objet culturel, d’organisme il devient ainsi avatar.

L’anthropologue américain Tom Boellstorff définit un avatar comme « une incarnation élaborée intentionnellement ». Un avatar est donc « plus authentique » puisqu’il est choisi et non donné.

Quand le choisi devient plus authentique que le donné, on glisse rapidement vers le féminisme postmoderne « queer », car dans ce cas, les femmes seraient les premières bénéficiaires de ce genre « d’empouvoirement » qui passe par la chirurgie esthétique ou de réassignation sexuelle, le tatouage, le piercing, la scarification, etc. « En dépit du battage rageur, transgressif, rebelle et subversif contre les normes, la modification corporelle est fondamentalement fidèle aux idéologies patriarcales les plus dominantes de toutes, c’est-à-dire au dualisme corps-esprit. […]

La réinvention avant-gardiste du dualisme, inaugurée au cours des années 1990 par l’engouement pour les modifications corporelles, connaît une sorte de renaissance, et s’immobilise pour se tenir désormais sur la ligne théorique du transgenrisme. On nous informe, à maintes reprises et avec une ferveur évangélique, que la personne « transgenre » est la victime d’un sort cruel qui l’a fait ‘‘naître dans le mauvais corps’’. Le corps de cet individu n’est pas le bon parce qu’il appartient à un sexe, mâle ou femelle, tandis qu’en son for intérieur, le vrai Moi de l’individu est du sexe opposé ou d’aucun sexe, ou d’un sexe le jeudi et d’un autre le dimanche, alors que stagne le corps banal, insensible à ces oscillations tumultueuses. Le sentiment intérieur de son propre sexe s’appelle ‘‘l’identité de genre’’, enchâssée comme partie intégrante du vrai Moi, dont le corps biologique gêne malheureusement l’expression. La contradiction entre le Moi et le corps, ainsi que la répression de l’auto expression qu’elle entraîne, est présentée comme l’origine du conflit qui agite la personne ‘‘transgenre’’ 68».

Présentée comme une cause humanitaire progressiste, la cause transgenre est extrêmement profitable, notamment pour une kyrielle de laboratoires et de cliniques, on peut lire à ce sujet le livre de Janice Raymond, L’empire transsexuel, édité par Le Partage, et celui de Jennifer Bilek (non traduit en français) Transsexual, Transgender, Transhumanist : Dispatches from the 11th Hour.

Voici l’analyse du transgenrisme que propose Aurora Linnea :

« Le credo transgenriste élève les fictions de la suprématie mâle au rang d’une vérité immuable tout en congédiant la réalité biologique des corps humains et animaux au motif qu’ils sont illusoires et blessants. Illustrant parfaitement ce que Mary Daly appelait une inversion patriarcale, la culture artificielle de l’homme devient la réalité et la réalité matérielle devient une coupable duperie. Le genre est un système idéologique essentiel pour l’organisation sociale patriarcale. Il est sous-tendu par des fantasmes masculins sur ce que signifie être une femme ou un homme, fantasmes qui jouent le rôle d’un code de conduite sacré dans la culture. Les types de personnalité, les préférences, les modes de conduite et les façons d’être, les styles relationnels, les domaines et les rôles sociaux, les passions, les distractions et les styles vestimentaires et, de fait, chaque aspect de la vie humaine est déterminé et assigné selon que l’on est femme ou homme. Le sexe, en revanche – c’est-à-dire la réalité matérielle, anatomique et physiologique de nos corps de mammifères femelles et mâles – est un fait biologique. On naît femelle ou mâle ; une petite fraction de la population présente des variations dans le développement sexuel qui les place hors du dimorphisme caractéristique de l’espèce, mais ce sont des exceptions qui ne remettent pas en cause le modèle de base à deux sexes.

En tant que système culturel, le genre est extérieur à l’individu, tandis que le sexe est inhérent aux organismes que nous sommes. Il est dans et de la chair, notre véritable réalité intérieure. Mais le transgenrisme inverse les deux, de telle sorte que le genre devient la grande vérité intérieure, tandis que le sexe est présenté comme ‘‘socialement construit’’, donc exogène. Selon ce récit, le sexe est ‘‘assigné à la naissance’’ par quelqu’un dont l’interprétation du texte sexuel peu fiable (manuscrit susceptible de comporter ce qu’on pourrait appeler des erreurs de frappe), est sans doute biaisée. Le genre, d’autre part, en tant que qualitéintérieure, émanant de l’esprit et de l’âme, ne se manifeste pas nécessairement à la surface du corps défectueux – car il est tellement plus profond et plus subtil que cela ! – mais il est absolument essentiel à l’individualité et doit donc être traité avec honneur.

Le genre est naturel, vrai et essentiel pour le Moi. (Mais en fait, le genre est un fantasme masculin.)

Le sexe est culturel, faux et en contradiction avec le Moi. (Mais le sexe est une réalité matérielle.)

Si nous prenons un peu de recul par rapport à la distorsion mentale qu’induit cette inversion, nous pouvons nous remémorer que pendant les nombreuses années qui ont précédé notre époque confuse, les féministes considéraient le genre comme un système patriarcal instauré dans le but d’exploiter la différence sexuelle afin de justifier la stratification de l’ordre social suprémaciste mâle en classes de sexe. Le système du genre répartit mâles et femelles en deux classes distinctes, apparemment naturelles, aisément identifiables, les hommes constituant la classe supérieure et les femmes la classe inférieure. Ces classifications sont au fondement du catéchisme sexiste, c’est-à-dire que les femmes sont comme ceci et les hommes comme cela ; que les femmes font ci et les hommes ça ; que la place des femmes est ici et celle des hommes là. Les femmes aiment être des objets sexuels, être regardées, rendre service et être utilisées. Les hommes prennent leur pied grâce à la violence, celle de la guerre comme celle du terrain de football. Les petites filles jouent à la dînette avec Barbie. Les petits garçons cognent leurs bulldozers en plastique dans les murs. Et ainsi de suite à l’infini.

Les origines du genre remontent à l’institutionnalisation par le patriarcat de la domination masculine et de la subordination féminine. Elle a pour conséquence le renforcement et la reproduction de l’oppression de classe de sexe. Adopter ce système fabriqué par l’homme au point de remodeler son propre corps pour le rendre conforme à ses diktats aboutit à incarner le sexisme. Le transgenrisme pousse le corps à adhérer aux vérités officielles de la suprématie mâle. Par exemple, si un petit garçon sert le thé à ses poupées, il est évident qu’il est né dans le mauvais corps et que ce corps exige d’être reconstruit le plus tôt possible, étant donné sa préférence pour des amusements féminins. Si je suis une femme, mais ne suis pas disposée à endosser les tenues pornifiées de la féminité contemporaine, ou si je préfère la physique aux longues discussions sur mes sentiments, assurément je ne peux pas être une femme, je dois être un homme ou appartenir à une troisième option, non binaire ou queer. Je ne suis pas née dans le bon corps, et il faudra que je me fasse exciser les seins pour proclamer fièrement mon vrai Moi nouvellement sorti de terre. Si je suis un homme, mais si je veux me faire baiser et me faire traiter comme une sous-merde, ou si je veux être frivole, sans souci, et me manucurer les ongles, ou même si je veux seulement mieux justifier ma sensibilité, ma faiblesse plutôt que mon côté stoïque, il semblerait en fait que je sois une femme. Par conséquent, je vais prendre des œstrogènes, mettre une robe, faire des selfies dans le miroir de ma chambre à coucher et ne pas avoir peur de pleurer.69 »

Ici, Aurora Linnea insère une note de bas de page (note 191, et soit dit en passant, placer les notes en bas de page, c’est beaucoup plus confortable pour la lectrice que de les placer en fin de chapitre ou en fin d’ouvrage) très intéressante dont je résume la teneur : on a tendance à considérer que les hommes qui se disent femmes et adhèrent aux conventions de la féminité sont des amis de la cause féministe ; puisqu’ils cherchent à imiter les femmes féminines, c’est donc qu’ils les admirent. Mais hélas, ils ne prennent pas pour modèle le corps naturel et biologique, ils choisissent le fétiche masculin, l’icône patriarcale. La « femme trans » typique est hyper féminine et blonde décolorée.

« Ces stéréotypes manifestement sexistes, limitatifs, régressifs et répressifs forment la trame et la chaîne du système du genre, actuellement porté à son point le plus strident, reconditionné et à nouveau généralisé grâce au transgenrisme.

Mais comme d’habitude, l’homme n’en démord pas : ses mythes sont la réalité. La biologie est oppressive, et sa culture artificielle offre soulagement et libération. L’humanité ne sera libérée que lorsque la réalité matérielle sera vaincue.70 »

Suit un long développement sur le cas de « Martine » Rothblatt, né Martin, l’un des pères fondateurs du transgenrisme, entrepreneur multimillionnaire. Il possède une radio, une entreprise biotech, United Therapeutics, très en vue dans la fabrication débutante d’organes de rechange transplantables. Il est également le fondateur du Terasem Movement, secte techno-religieuse dont le credo est la maxime suivante : « la mort est optionnelle et dieu est technologique ». Son livre le plus connu est intitulé From Transgender to Transhuman (De transgenre à transhumain) et s’il a un seul mérite, c’est d’être clair : « Rothblatt inverse le rapport entre le sexe et le genre, de telle sorte qu’au lieu de se voir assigner des qualités personnelles sur la base du sexe, on peut utiliser ces qualités pour déterminer quel devrait être le sexe de la personne.71 »

Rothblatt, qui a subi plusieurs opérations « de réassignation » évite ce sujet dans le livre mentionné ici, ce qui amène Aurora Linnea à faire cette remarque très pertinente : « … si le corps sexué n’est rien d’autre qu’un boulet gênant, dénué de sens et de raison d’être, pourquoi voudrait-on imiter chirurgicalement la biologie sexuelle pour exprimer ce que l’on présente comme une identité purement mentale ? Si le corps est si arbitraire, pourquoi prendre la peine de le transformer ?72 » Presque toute l’absurdité du raisonnement trans est dans ces deux questions. Cette contradiction révèle en fait que Rothblatt et ses émules n’ont aucune intention de s’attaquer à la culture du genre et au patriarcat. « L’effacement transgenre de la différence sexuelle n’est que le début discret du principal projet transhumaniste de Rothblatt qui vise à se débarrasser entièrement du corps.73 »

Il n’est pas le seul dans ce cas. Selon les transhumanistes, nous sommes tous nés dans un mauvais corps puisque c’est un corps biologique mortel. Ray Kurzweil est l’un des plus célèbres idéologues du transhumanisme.

Kurzweil compte sur un miracle médical, à savoir la colonisation du corps humain par une nuée de nanorobots qui nous permettraient d’échapper à la débilité, à la maladie et à la dégénérescence.

Mais la plupart des transhumanistes se contentent de rêver de télécharger leur cerveau dans une machine. En attendant ce jour, ils « s’augmentent » en insérant des puces ou des aimants sous la peau.

Mais avec Elon Musk et ses semblables, on passe à un niveau supérieur « d’augmentation » puisqu’il s’agit de prothèses neurologiques, d’implants dans le cerveau. Musk prétend que grâce à son entreprise Neuralink, on pourra « rendre leur autonomie aux paralysés, la vision aux aveugles, et l’audition aux sourds, tout en offrant de nouvelles méthodes pour traiter les maladies mentales et l’autisme. 74»

Musk s’est dit inquiet du développement de l’intelligence artificielle qui, selon lui, menace d’usurper le contrôle sur la planète. Mais au lieu de préconiser l’abandon de l’intelligence artificielle, ce qui serait logique, il trouve judicieux de rattraper les machines grâce à « une sorte de symbiose avec l’IA. »

Le complexe militaire américain n’est pas en reste dans cette course à la robotisation et à « l’augmentation » du corps humain. Un ancien directeur de la DARPA (organisme de recherche de la Défense) déclarait ceci : « Des soldats sans limitations cognitives, physiologiques ou physiques seront essentiels à notre survie et à notre suprématie opérationnelle dans l’avenir. 75» Ce qui en dit long sur l’avenir que nous promettent ces technologies « libératrices ».

« Une fois téléchargé et sauvegardé sous forme de données, le cerveau sera ‘‘indépendant de son substrat’’ et prêt à être à nouveau téléchargé dans n’importe quel matériel high tech, nouveau, élégant et plus avancé. Les possibilités d’incarnation post biologiques sont infinies, selon le principe transhumaniste de ‘‘liberté morphologique’’, qui postule que l’homme a le droit souverain de se réinventer et de se redéfinir en prenant la forme qui lui plaît, sans interférence gênante de la réalité matérielle. On peut par exemple souhaiter être téléchargé dans un robot humanoïde ; ou bien on pourrait préférer agir en tant qu’hologramme, que vaisseau spatial, ou en tant que nuage noir interstellaire glissant paresseusement dans l’immensité de la voûte céleste. Le corps prosthétique complet de Natasha Vita-More est un appareil souple de forme humaine agrémenté de caractéristiques luxueuses telles ‘‘un nano système de mémoire de stockage de données’’, une ‘‘infrastructure centrale vivante en fibre optique’’, une ‘‘peau protégée du soleil capable de changer de texture et de couleur’’, des ‘‘gènes remplaçables’’ et des ‘‘organes capables de se régénérer.’’ 76»

De cyborg à astronaute : deux manières d’échapper (ou de le croire) à la matière. Pourquoi ne pas remodeler le corps humain de manière à l’adapter à la vie dans l’espace plutôt que d’essayer d’y recréer son environnement biotique ? « Attaché à la terre, l’homme s’imagine doublement emprisonné, à cause de son corps mortel rivé sur le sol sale d’une planète mourante.77 »

L’homme rêve donc de s’élever dans l’espace et d’y occuper d’autres mondes. Ce rêve est presque aussi vieux que lui ; depuis la fin des années 1950, il l’a partiellement réalisé, et il continue à y travailler. « Réduire ou ralentir, ce serait imposer des limites, après tout, et les limites sont insupportables. Si la terre n’est pas capable de soutenir l’expansion infinie que l’homme exige en raison de son infatigable énergie, alors de toute évidence le temps est venu de passer à autre chose78. »

Mais les rigueurs de la conquête interplanétaire ne conviennent pas à tout le monde. On peut alors se rabattre sur la réalité virtuelle. La réalité virtuelle (VR) est un paradis entièrement artificiel et bien supérieur à la réalité. « Dans ses univers numériques, il est plus facile pour l’homme d’être son propre maître que sur terre, une fois éliminées toutes les restrictions que la nature imposait à sa liberté morphologique, à son autonomie absolue, à son contrôle sur son environnement.79 »

Lorsque la VR sera parfaitement « semblable à la vie » et accessible instantanément sans avoir recours à de grosses lunettes, sans se cogner dans les meubles, etc., les gens passeront le plus clair de leur temps immergés dans des mondes virtuels et n’exigeront de leur environnement que les nécessités de base, c’est-à-dire un logement décent, une nourriture suffisante même si elle est insipide, et des soins de santé préventifs.

Il est désormais devenu banal d’évoquer l’avenir comme une délivrance de la réalité mortelle, grâce à la technologie, et en invoquant l’évolution. L’évolution de l’homme consisterait à créer son propre environnement et à s’éloigner toujours plus de sa nature animale.

Le domaine de réalité virtuelle le plus connu est le métavers de Zuckerberg qui se présente comme une utopie qui donnera naissance à une société parfaite. Et voici en quoi consiste cette société parfaite : « L’essentiel des activités du métavers concerne l’achat de marchandises virtuelles : photos de maisons et décors d’intérieur, photos de vêtements de marque, images en éditions limitées appelées jetons non fongibles (JNF : jeton numérique unique représentant un actif numérique ou physique inscrit sur une blockchain). Au sein du métavers, chaque élément constitutif de l’existence peut être monétisé, car, pour que quelque chose existe, quelqu’un doit le créer, et tout ce que cette personne crée, il ou elle peut le vendre à profit. ‘‘La vie’’ dans le métavers se traduit par une consommation incessante de contenu numérique transformé en marchandise et présenté comme ‘‘expérience’’.

Mais les hommes nous promettent que, bientôt, le métavers sera autre chose qu’une salle de jeux vidéo et une galerie marchande.80 » On y trouvera, pêle-mêle, des salles de classe, des entreprises, des médecins, des psychologues, des avocats, des comptables. Personne n’aura besoin de sortir de chez soi, on pourra se faire livrer sa nourriture et prétendre qu’on la partage avec des amis qui se trouvent à des milliers de kilomètres, etc.

Le métavers est également prêt à combler les besoins sexuels de l’humanité (surtout ceux des hommes apparemment), car la pornographie y est déjà un moteur de l’innovation, comme elle l’a été sur l’Internet. On peut aussi compter sur la brutalité hyper réaliste des jeux vidéo pour se distraire dans la parfaite société du métavers. « Ceux qui ont hâte de déraciner la vie humaine pour la transplanter dans ce genre de monde évacuent les objections des opposants qui signalent les maux susceptibles de résulter d’un retrait total dans une zone de jeux vidéo saturés de pornographie et basée sur un affairisme obsessionnel. 

Les thuriféraires de la VR affirment que ces maux éventuels n’auraient aucune importance pour la simple raison que la société contemporaine a rendu les gens si complètement malheureux qu’ils pourraient difficilement se sentir plus mal. […] Privée de réalité, la morne majorité accueillera avec bonheur la vie dans un monde imaginaire et ne s’en portera que mieux.81 »

Mais il n’est pas question que l’homme s’en contente, « l’évolution qu’il envisage aboutit à son auto divinisation82 » Comme le dit Ray Kurzweil, « En fin de compte, l’univers tout entier sera saturé par notre intelligence. C’est la destinée de l’univers.83 »

***

Mais nous, les femmes, ne pensons pas que c’est notre destin. Qu’ils aillent donc flotter dans la noosphère de Teilhard de Chardin ! Et le dernier chapitre est consacré aux indispensables insurrection et résurrection des femmes.

Le chapitre commence par une citation de Rachel Carson tirée de Silent Spring And Other Writings On The Environment84, cette citation constitue presque un résumé parfait du chapitre. Rachel Carson emploie le mot « mankind » qui signifie espèce humaine, mais l’associe au pronom « he » c’est-à-dire il, et à adjectif possessif « his » désignant un possesseur masculin. Je traduirai donc « mankind » par l’homme. « L’homme s’est immergé très profondément dans un monde artificiel qu’il a lui-même créé. Dans l’acier et le béton, il a cherché à s’isoler des réalités de la terre et de l’eau. Peut-être s’enivre-t-il de sa propre puissance, alors qu’il pousse de plus en plus loin les expériences qui le détruiront, lui et son monde. Face à cette funeste tendance, il n’existe pas de remède simple, pas de panacée. Mais je crois que plus nous concentrerons notre attention sur les merveilles et les réalités de l’univers qui nous entoure, moins nous aurons de goût pour la destruction. »

Que peuvent faire les féministes, cependant ?

D’abord, partir de notre corps, car nous sommes notre corps. Cela peut sembler évident, mais on nous a tellement rabâché le contraire que certaines féministes se sont laissé piéger. Puisque la capacité reproductive des femmes est à l’origine de leur oppression, les femmes doivent se libérer de leur biologie (Shulamith Firestone, par exemple). « Les féministes et intellectuelles soucieuses de se faire une place dans la fraternité de l’homme sont d’autant plus motivées à adopter cette attitude anti biologique qu’elle leur permet d’affirmer leur égalité avec leurs pairs masculins. Si la virilité désincarnée est l’idéal vers lequel nous devons tendre, l’étoile du Nord dans le cheminement de notre héros vers la liberté, alors il est logique que la libération des femmes exige qu’elles prouvent que nous n’avons pas plus de corporalité85 que les hommes. C’est l’un des principaux enseignements de la culture artificielle de l’homme que les femmes sont des corps, seulement des corps, et rien que des corps, la méprisable enveloppe corporelle face à l’esprit supérieur de l’homme. Le but politique de cet enseignement est de naturaliser et de consacrer la suprématie masculine sur la classe de sexe féminine subordonnée. En réaction, certaines féministes se sont instinctivement évertuées à convaincre nos oppresseurs du contraire. Les féministes libérales et postmodernes, en particulier, ont consacré à ce projet d’énormes quantités d’encre et d’innombrables heures. Malheureusement, en contestant l’assimilation de la femme à son corps, justement perçue comme un instrument idéologique d’oppression, les femmes se sont trop souvent désolidarisées de notre réalité matérielle. […] L’homme, cependant, n’en croit pas un mot. Il ne nous croit pas, et il n’y a rien que nous puissions dire ou faire pour prouver que les femmes ne sont ni naturelles ni faites de chair, pour la simple raison que ce n’est pas vrai. Dans l’esprit de l’homme, dire que les femmes sont des corps est une insulte, mais à proprement parler, il dit vrai. Le mensonge de la doctrine patriarcale ne consiste pas à dire que les femmes ont un corps, mais que l’homme n’en a pas – qu’il est autre chose, que tout le monde et n’importe qui peut être autre chose : un cerveau, une âme, un esprit, un logiciel, quelque essence éthérée emballée dans de la chair mais qui n’est pas de la chair. Et un second mensonge découle immédiatement de ce déni de la matérialité masculine, qui vise à élever l’homme non seulement au-dessus des femmes mais au-dessus de toutes les autres créatures terrestres, car être un corps matériel mortel, c’est vivre dans un état d’avilissement.86 »

De nombreuses femmes, particulièrement les écoféministes, se sont élevées fortement contre ces mensonges. Mais la stratégie la plus courante a consisté à tenter de déraciner les associations d’idées qui, dans la culture artificielle de l’homme, font du corps un fardeau spécifiquement féminin.

Les féministes ont raison de s’en prendre à cet essentialisme. Car, lorsque les femmes invoquent leur supériorité morale, leur goût pour la paix, leur douceur, leur altruisme, etc., comme des traits inhérents à leur nature femelle afin de restaurer leur amour-propre constamment attaqué par la misogynie, le risque d’essentialisme biologique est réel.

Mais à trop vouloir se débarrasser du sexe comme destinée, certaines féministes en arrivent à nier la biologie et toute réalité partagée. « Affirmer que les femmes en tant que femmes n’ont absolument rien en commun, c’est non seulement effacer la réalité sociale de la domination masculine, mais également la réalité matérielle du corps femelle.87 » Donna Haraway et sa femme cyborg est l’exemple qui vient immédiatement à l’esprit. Dans ce modèle, « le corps qui compte est le corps en tant qu’artefact social et en tant qu’abstraction, le corps conceptuel, culturel. Tandis que l’on ne tient pas compte du corps biologique, qui devient moins que rien88 »

« Ces dernières années, on a fusionné le scepticisme anti essentialiste concernant les ‘‘propriétés naturelles’’ et la mystification postmoderne de la réalité matérielle et on les a entremêlés pour forger la sous-structure philosophique de la doctrine de négation de la femme qu’est le transgenrisme. Le transgenrisme, en postulant qu’il suffit de dire qu’on est une femme pour en être une, efface la féminitude, si bien qu’être femme n’est pas essentiellement une question de féminitude, mais repose sur de vagues affinités subjectives avec le concept ‘‘femme’’. […] Ici, le message sous-jacent signifie que l’on n’est pas son propre corps, mais qu’on incarne les idées que s’en fait la culture que l’on préfère : les fantasmes masculins rejettent la réalité matérielle en tant que vérité immuable. Pour le vrai croyant transgenre, l’essentialisme biologique revêt ainsi un nouveau sens. L’essentialisme n’est plus simplement une croyance mal inspirée en quelque essence féminine universelle, il s’étend à l’idée que ‘‘le sexe d’une personne est uniquement basé sur sa biologie et qu’il est par conséquent immuable’’, c’est-à-dire à l’idée que le sexe biologique est réel. Le glissement de cette définition qu’opère le transgenrisme qualifie d’essentialiste, et donc d’oppressive par défaut, toute référence au corps de mammifère sexué des êtres humains. Par conséquent, dire que les femmes sont des corps femelles est condamnable en tant qu’‘‘atrocité excluante’’, acte de violence discursive contre les hommes qui s’identifient avec la féminité et ainsi se pensent femmes, et contre les femmes qui s’identifient avec la masculinité (ou du moins qui rejettent la féminité) et ainsi se pensent hommes, ou ‘‘non binaires’’. Le moindre lien entre la féminité et la femellité viole le ‘‘droit’’ de ces individus à incarner le fantasme masculin de leur choix, dans le but de se réaliser. Et dans ce cas aussi, nous découvrons que dans le monde artificiel de l’homme, on ne peut se libérer qu’en abandonnant son corps.

Le transgenrisme, comme toute autre idéologie issue du sol fertile de la distorsion mentale patriarcale, est un système de pensée qui nie le corps, la réalité et les femmes. Mais c’est également le cas du (soi-disant) anti essentialisme féminisme postmoderne qui proclame avec Haraway qu’il n’existe pas d’état de femellité et que, ni le sexe biologique femelle ni la réalité matérielle elle-même n’existent avant que la culture artificielle de l’homme et ses ‘‘légendes’’ ne les fasse advenir par l’écriture. Il faut un minimum de vigilance anti essentialiste puisque la plupart des idées sur la ‘‘véritable nature’’ des femmes ont leur origine dans la culture artificielle de l’homme plutôt que dans les vies et les corps matériels des femmes. […] Mais écarter les idées que le patriarcat se fait de nos corps ne nécessite pas de rejeter la corporalité elle-même, que ce soit en dissociant la féminité de la femellité ou en intériorisant le mépris somatophobique de l’homme pour la chair.

Nos corps ne sont pas ce que les hommes disent qu’ils sont, ils ne signifient pas ce que les hommes disent qu’ils signifient, nous ne sommes pas cette hallucination fiévreuse et onirique de femellité monstrueuse qui hante l’esprit confus et anxieux de l’homme. Mais nos corps existent bel et bien, ils sont réels. C’est vrai : nous sommes réellement ces corps. Accepter que les corps sont réels ne signifie pas accepter n’importe quelle ‘‘essence’’ que leur assignerait la culture artificielle de l’homme. […] Mais nous faisons fausse route si, en rejetant les extrapolations de l’homme, nous rejetons la réalité physique elle-même. Il est réactionnaire de s’opposer à l’analogie suprémaciste mâle qui postule que ‘‘la femme est au corps ce que l’homme est à l’esprit’’ en continuant à nier le corps féminin, c’est une inversion réductrice. Parce que l’homme dit que nous sommes ceci, nous disons que nous sommes le contraire. Cela nous empêche de comprendre que, ne nous en déplaise, nous sommes vraiment nos corps, sans aucun doute possible, et qu’accepter la réalité de notre corporéité pourrait être en soi digne d’intérêt, quoi qu’en pense l’homme.89 »

Accepter d’être nos corps (la réalité), ne serait-ce pas le meilleur moyen de nous débarrasser de cette « terreur somatophobique », de ce dualisme qui nous aliène de nous-mêmes et de la réalité matérielle biologique ? Nous vivons dans un état de « dissociation chronique, situation dans laquelle l’esprit se désolidarise viscéralement du corps, désorientant et paralysant la personne traumatisée90»

Les femmes aussi haïssent leur corps. Mais elles sont peut-être mieux à même d’entreprendre le travail de réintégration de l’esprit et du corps parce qu’elles ont été reléguées dans la sphère matérielle (et non parce qu’il s’agirait d’un trait congénital).

Car en luttant contre la domination masculine, nous devons éviter de nous laisser piéger par le refus masculin de la « tyrannie de la biologie ». « Ce n’est pas par nos corps que nous sommes opprimées et avilies, mais par les régimes que nous imposent les délires masculins qui projettent sur les femmes l’effroi que leur inspire la corporéité à laquelle ils tentent vainement d’échapper eux-mêmes.91 »

Les femmes n’ont rien à attendre de leur éventuelle et hypothétique inclusion dans la caste des hommes.

Le retour à la vie passe par le retour à la réalité. Ce retour à la réalité passe par l’attention que nous portons au monde vivant qui nous entoure, tel que nous l’appréhendons grâce à nos sens. Dans la culture masculine artificielle, « cette connaissance intuitive du monde […] a été reléguée dans la sphère de l’ésotérisme. 92» Elle est pourtant accessible à tous, par l’expérience directe des sens. Malheureusement, trop d’écrans, au propre comme au figuré, s’interposent entre nous et notre expérience directe du monde naturel. « Nous nous sommes désaccoutumées à l’écoute du monde vivant parce que l’homme nous a appris à aimer nous écouter parler. Et nous sommes désormais totalement plongées dans l’épais brouillard de ce bavardage.93 »

Les mythes font partie des écrans qui nous masquent la réalité. « Les mythes sont des artifices humains, ils agissent comme médiateurs entre la conscience humaine et la réalité matérielle. Et dans la culture artificielle de l’homme, ce sont les hommes qui ont créé la plupart de nos mythes. […] Devons-nous comprendre que le monde vivant ne possède pas sa propre magie organique pour nous émerveiller ?94 » Les mythes fabriqués par les femmes « mythes de la déesse-terre, qui insistent sur les cycles de naissance-croissance-mort-renaissance, représentent un progrès incontestable par rapport au panthéon patriarcal…95 » mais, en leur accordant toute notre attention, nous évitons de nous confronter à la réalité, et cette croyance que nous leur accordons comme s’il s’agissait des signes d’une vérité immuable, ressemble malheureusement à « la vénération patriarcale pour l’artificiel contre l’organique.96 »

Loin de nous relier, l’Internet nous isole, de même que la télévision.

On présente parfois les drogues hallucinogènes comme une technologie permettant de faciliter la connexion au monde, alors même que ceux et celles qui les consomment sont de plus en plus isolés et aliénés. Il s’agit aussi d’une fausse libération puisque, par définition, les hallucinations ne sont pas la réalité. « La drogue s’interpose entre la conscience et la création pour remplacer une expérience qu’elle ne peut recréer que de manière insipide, pour nous duper et nous faire oublier que l’intégrité – l’interconnexion, l’interdépendance, la continuité – est la vérité fondamentale de la réalité matérielle terrestre, état tout à fait accessible à chacune d’entre nous, lorsque nous nous souvenons de notre nature, des créatures que nous sommes. La culture artificielle de l’homme n’offre rien de mieux, elle ne s’en approche même pas.97 »

« Les peurs de l’homme ne lui ont pas rendu service, et elles ne nous seront d’aucune utilité. Ainsi, là où l’homme bat en retraite, l’impératif féministe est de se rapprocher. L’antipoison contre l’aliénation est l’intimité, grâce à la connaissance directe du monde qui nous entoure, et non tel que nous l’imaginons ou que nous nous l’expliquons dans les histoires que nous racontons, ou tel que nous nous le représentons sur nos multiples écrans. Connaître le monde de cette manière exige de l’attention et de la réceptivité, le désir courageux de s’en remettre à la rencontre directe.98 »

Il faut commencer par le toucher, sens primaire fondamental. Puis vient l’odorat. Faire connaissance avec notre corps, manger quand on a faim, à satiété, et se délecter d’être en vie. Alors, seulement, on peut recevoir le monde. « Ces corps, cette terre : c’est ici qu’est notre place.99 »

Il faut donc en finir avec le dualisme. Nous n’avons jamais été indépendants du monde qui nous entoure, en réalité. C’est l’homme qui a imposé des polarités, celle du jour et de la nuit, par exemple, occulte toutes les variations de lumière et de teintes dans le ciel aux différents moments de la journée. « Ces démarcations catégoriques sont absurdes. À la réflexion, toutes les polarités simplistes de l’homme se désagrègent ainsi. 100» Toutefois, Aurora Linnea ajoute une note de bas de page en guise d’avertissement qui me paraît nécessaire : « La déconstruction des dualismes que j’envisage ici ne doit pas être confondue avec la grossière démolition de la différence par le dogme de la ‘‘fluidité’’ de la théorie queer, dont le but implicite est de remettre en cause le dimorphisme sexuel humain. […] Les dualismes réducteurs et outrageusement simplistes de l’homme ne décrivent pas la réalité, pas plus que le fantasme qui dépouillerait la nature de ses caractéristiques concrètes importantes.101 »

« L’esprit humain et l’intelligence ont leur origine dans les sensations corporelles, ils sont constitués par ce que le corps perçoit dans le monde où il vit. Sans le corps, il n’y aurait pas d’esprit.102 »

Chez l’humain, c’est le traumatisme qui désintègre, qui entraîne la dissociation, et c’est une véritable souffrance. La nature, quant à elle, est toujours interconnectée. Aurora Linnea prend l’exemple des réseaux mycorhiziens qui relient entre eux les arbres d’une forêt ou les plantes, favorisant la nutrition et la croissance de leurs hôtes. Cette entraide au service de la croissance n’est pas une aberration, c’est le mode de fonctionnement inter espèces le plus répandu sur la planète. « La guerre de tous contre tous est une invention de l’homme et non du monde vivant. 103» Nous sommes des holobiontes, c’est-à-dire des êtres vivants constitués de leurs propres cellules et d’une grande quantité de microorganismes qui constituaient « la substance du marais primordial. […] Lorsque l’espèce humaine émergea, ce royaume microbien avait déjà trois milliards d’années. 104»

L’action du microbiote intestinal sur le cerveau, par exemple, suffit à infirmer la théorie de l’esprit désincarné. « Enfermés dans le monde artificiel de l’homme, nous ressemblons de plus en plus aux pauvres rats que les scientifiques emprisonnent dans leurs laboratoires stériles, à mesure que nos écosystèmes internes sont amoindris par un excès d’aseptisation, par une alimentation industrielle chimique et nocive, par l’usage abusif et régulier d’antibiotiques pour prévenir les risques d’infection chez les animaux parqués dans des conditions indignes, par la souffrance chronique qu’engendre notre éloignement des sources de nos origines et de notre substance. En s’enfermant dans la stérilité pour s’armer contre la réalité, l’homme détruit la biosphère interne et externe. 105»

Même après sa mort, l’homme continue à polluer la terre avec le formol qui sert à l’embaumer. « C’est la terreur de l’homme qui transforme la mort en gâchis toxique de la vie. Dans la nature, rien ne se perd. […] Et chaque mort est une renaissance, c’est le berceau d’une nouvelle vie.106 »

L’homme recherche la transcendance alors que la mort nous ramène à la terre qui est la source de notre vie. Nier ce cycle inéluctable nous fait souffrir inutilement, ainsi que les autres êtres vivants. Mais l’homme s’endurcit. Le faible, c’est l’autre, le bouc émissaire qu’il méprise et doit châtier. « Cette politique de domination dénuée de sensibilité est un anesthésiant pour le cœur qui rend la civilisation artificielle de l’homme invivable. Élevées en son sein, nous sommes toutes corrompues. […] Une joie de masse maléfique s’empare des esprits, le plaisir de voir les autres victimisés, le soulagement d’être celle qui y échappe, indemne. […]

Plus répandue encore, la plate indifférence à la souffrance d’autrui, l’apathie à laquelle nous sommes accoutumées par les rituels quotidiens de désensibilisation autour desquels est organisée la culture artificielle de l’homme. […] L’indifférence s’approfondit encore avec la morale androcentrique qui veut que la majorité des vies sur terre ne méritent ni notre intérêt ni notre mépris. Pourquoi, par exemple, se soucier du mal que l’on fait à une créature incapable de sentiment ? […] Une autre méthode consiste à ne voir certaines catégories d’êtres qu’en masse, si bien que nous sommes incapables de fixer notre intérêt sur un seul individu blessé. […] Ou bien on nous informe que certaines créatures sont destinées à être utilisées. […] Et si, par quelque miracle, en dépit de notre accoutumance, nous sommes encore capables de nous sentir concernées, nous pouvons nous attendre à être clouées au pilori. La sensibilité est puérile, immature, peu réaliste. Ou elle est digne d’une femme, féminine. Bref, l’empathie est une faiblesse qu’il faut dominer. Et nous détournons les yeux.107 »

La guérison est possible : « En nous acceptant comme les corps vulnérables que nous sommes, en nous éveillant à nouveau à nos sensibilités charnelles, nous pouvons, grâce à nos sens, sortir de cet engourdissement et renouer avec le sentiment de notre corporéité, comme la condition essentielle et fondamentale que partagent toutes les créatures terrestres. […] Il y a autant de manières d’être en vie que d’êtres vivants, et pourtant, quelles que soient ces différences, elles ne changent rien au simple fait que chacune d’entre nous est un corps sensible108» C’est la base de l’empathie : ne pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas que l’on nous fasse. Et pourquoi massacrer la terre si nous nous savons faites de la même substance ?

Il ne s’agit pas d’un code moral abstrait assorti d’obligations et d’interdictions. Il ne s’agit pas non plus de spéculation philosophique. C’est une démarche intuitive, née d’un sentiment spontané, nous n’avons nul besoin d’experts. Il suffit de nous ouvrir à nos sensations dans le cadre d’une « humble praxis d’attention et de soin » à l’égard du monde tel qu’il se présente à nous. « La position morale qui émane spontanément de cette pratique est une opposition profondément ressentie à la négligence, à la cruauté, et au sadisme omniprésent dans la domination masculine. […] Adopter une morale basée sur l’empathie rend l’inaction impensable. […] Lorsqu’enfin nous ressentirons l’urgence réelle et douloureuse de notre situation, nous saurons dans nos tripes, dans notre poitrine, qu’aucune gentillesse mièvre ne suffira à ce stade avancé de la crise patriarcale, qu’il ne suffira pas non plus de régurgiter les platitudes des soutiens pleins de sollicitude qui non seulement passent de nos jours pour de la ‘‘gentillesse’’, mais dont on se félicite malheureusement. Nous n’avons plus le temps de suivre le mouvement sans faire de vagues. Cessons d’être bien élevées et de suggérer poliment à personne en particulier que, de grâce, l’homme devrait songer à arrêter le massacre. […] Pour les femmes en général, cela ne ressemblera que de très loin à de la ‘‘gentillesse’’, cette pose féminisée auto sacrificielle, tout sucre tout miel, cette veulerie qui nous bloque dans le rôle de la maman des hommes-enfants qui nous gouvernent. En fait, la compassion dont nous avons maintenant besoin pousserait plutôt à affamer l’homme qu’à le soigner !109 »

L’empathie peut et doit être politique, c’est-à-dire conduire à l’action collective.

Pour mettre fin à la souffrance, il faut connaître ses causes. Il faut nommer les tueurs et les violeurs. Il faut aussi faire apparaître les rouages de la machinerie qui leur permet d’être aussi efficaces dans la dévastation du monde.

On peut ensuite adopter les trois stratégies de base suivantes :

  1. « Nous refusons de collaborer. Dans toute la mesure du possible, nous nous retirons de toutes les industries de la misère. […] Nous ne nous autorisons plus à être cooptées en tant qu’instruments de la violence. […] La réaction compatissante à la seule idée de profiter de la cruauté infligée à des corps vulnérables est la révulsion(.), et son corollaire politique est le retrait, le boycott, la grève. 
  2. Nous offrons un sanctuaire aux blessés, dans l’espoir d’alléger la souffrance accumulée dans le monde. Nous fournissons un refuge aux victimes, soignons leurs blessures, n’abandonnant personne dans les tranchées. Nous travaillons dans les refuges pour femmes et sur les lignes téléphoniques d’assistance contre les violences domestiques ; nous sauvons les créatures mal nourries et maltraitées dans les abattoirs et les laboratoires. […] Cependant, il y a une grande différence entre le fait de soigner les blessés et celui de mettre fin à la guerre.
  3. Nous nous tournons vers et agissons directement sur le massacre proprement dit. Seule la résistance politique organisée peut mettre fin aux atrocités au lieu de réparer sans cesse les dégâts. 110»

***

Les dernières pages de l’ouvrage sont consacrées au « corps insurgé » en guise de conclusion.

Aurora Linnea cite Andrea Dworkin dans Scapegoat111 : « Lorsqu’elle sera prête à vous tuer afin de se libérer, elle commencera par défendre son corps. » Suit une liste assez exhaustive et haletante (presque sans ponctuation, telle une avalanche) des violences subies par les femmes : viol, inceste, pornographie, exploitation sexuelle (prostitution), mariage forcé, maternité forcée, chirurgies abusives…

« Et toutes ces agressions sur le corps des femmes ne sont pas des malheurs isolés qui arrivent à des individus au hasard, mais ce sont en fait des processus sociaux à grande échelle et institutionnalisés afin de préserver le pouvoir masculin en brisant la population féminine, en tant que classe de sexe. Aucune femme n’est indemne, aucune fille ne sort de l’enfance intacte. […] L’oppression des femmes n’est ni abstraite ni théorique. C’est la somme de tout ce que subissent nos corps sous domination masculine.112 »

Cette domination nous aliène de notre corps, nous oublions ou ignorons que nous sommes notre corps et non une image à mettre en valeur selon les « spécifications de la culture artificielle des hommes113 ».

« Notre embrigadement dans ces régimes de ‘‘correction’’ quotidienne est essentiel à la féminisation, c’est-à-dire au processus traumatique psychique et physique qui dépossède les femmes de leur corps, si bien que nous les leur cédons volontiers, par amour ou par intérêt, en tant que marchandise publique ou privée. Si bien que nous nous transformons en ces choses que les hommes veulent que nous soyons, des objets sexuels, des machines à reproduire ou des icônes sur piédestal, prêtes à être achetées, vendues ou échangées.114 » Chez les femmes, la féminisation engendre la haine du corps.

« Reprendre possession de nos corps et les soustraire à la domination masculine est le premier remaniement, et le plus fondamental, à effectuer pour mettre fin à l’oppression des femmes qui est, à la base, la colonisation de la chair des femmes, donc de leur vie115»

Afin de décoloniser nos corps, nous devons cesser de nous prêter à la féminisation, comme le dit Andrea Dworkin, « Les femmes doivent cesser de mutiler leur corps et commencer à vivre dedans.116 »

« Déjouer notre haine de nous-mêmes, c’est nous accepter telles que nous sommes, car nous sommes nos corps. […] Parce que nous sommes nos corps, la valeur de nos corps est inestimable à nos yeux ; nous n’évaluons pas notre valeur selon la manière dont les hommes daignent nous épuiser et nous dévorer. Nous ne croyons pas être nées pour être utilisées, usées, détruites, et rejetées. Et nous nous dépouillons ainsi du masochisme auquel nous avait conduites la féminisation. […] Voici ce que nous allons faire : nous allons déclarer que nos corps sont inviolables, que nous ne sommes plus le bouc émissaire ni l’agneau sacrificiel de l’homme. […]

Nous ne nous compromettons pas avec la culture artificielle malsaine de l’homme, et ne lui accordons aucune concession ; nous ne l’excusons pas, car elle est inexcusablement hideuse ; et nous faisons tout ce qui nous vient à l’esprit, tout ce qui est en notre pouvoir pour désarmer l’homme, pour mettre fin à sa domination, dans notre propre intérêt comme dans celui de la terre.117 »

Annie Gouilleux

Relecture et corrections : Lola et Ana Minski

Notes

1 Aurora Linnea, Man Against Being, Spinifex Press, 2024, page 9.

2 Opus cité, page 3.

3 Idem.

4 Mary Daly, Gyn/Ecology, The Metaethics of Radical Feminism, Beacon Press Books, 1978, 1990, page 352. Cet ouvrage n’a pas été traduit en français, à l’exception de l’introduction que l’on peut lire ici : http://encorefeministes.free.fr/textedaly.php3 Il faut reconnaître que traduire Daly est un exercice difficile, car elle se réapproprie et joue avec le vocabulaire de façon très créative, ce qui exige la même chose de la part d’une traductrice et n’est pas donné à tout le monde.

5 Opus cité, page 7.

6Ana Minski, La civilisation : une masculinité misogyne, Les ruminants, 2021 : https://lesruminants.com/2021/01/11/la-civilisation-une-masculinite-misogyne-par-ana-minski/

7 Opus cité, page 8.

8 Opus cité, pages 7-8.

9 Opus cité, pages 8-9.

10 Opus cité, page 28.

11 Opus cité, page 31.

12 Opus cité, page 32.

13 Opus cité, page 33.

14 Opus cité, page 34.

15Cette interprétation de la figure du zombi me semble inappropriée. Le zombi est avant tout un esclave, par un processus vaudou il est réduit à l’état d’outil vivant. Dans les premiers films de zombis, et particulièrement ceux de Romero, les zombis sont une métaphore pour les exclus, les aliénés, les exploités. Une des phrases importantes d’un des films de Romero : « Quand il n’y a plus de place en enfer les morts reviennent sur terre ». Les films de Romero sont perçus comme une condamnation de nos sociétés de consommation. Dans « Land of the dead », la métaphore de la vengeance des faibles contre une élite est assez claire. Si les zombis gagnent, ce n’est pas parce qu’ils sont forts, stratégiques ou diaboliquement intelligents mais parce qu’ils sont nombreux. Le zombi est un corps mort, non incarné, il n’est plus la personne vivante et en mordant la victime il la contamine. Notre société est autophage, elle se nourrit des uns pour en nourrir d’autres. Il n’est pas anodin qu’il faille détruire le cerveau pour tuer un zombi le cerveau étant, dans notre culture, le siège de la conscience. La vraie peur qu’inspire le zombi pourrait être celle d’être mangé, dépecé, comme une bête. Ce qui renvoie à l’analyse que mène Val Plumwood, dans son essai Dans l’œil du crocodile : l’humanité comme proie, traduit et édité chez Wildproject. (Ana Minski)

16 Opus cité, page 38.

17 Opus cité, page 41.

18Ce n’est pas tout à fait exact. Descartes pense parce qu’il a une conscience et qu’on place la conscience dans le cerveau. Et Descartes avait envisagé l’existence de l’âme « unie à toutes les parties du corps conjointement » et accrochée à la glande pinéale. (Ana Minski)

19 Ernest Becker, 1924-1974, est un anthropologue et psychologue américain. The Denial of Death (le déni de la mort) a reçu le prix Pulitzer de l’essai en 1974 et n’a apparemment pas été traduit en français.

20Ana Minski, « La fidélité des serviteurs », Les ruminants, 2017 :

https://lesruminants.com/2021/02/09/la-fidelite-des-serviteurs-par-ana-minski/

21 Opus cité, page 49.

22Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est au fondement de « l’humanité » mais plutôt de l’homme « civilisé ». Je pense que la domination permet tout simplement d’en faire moins, on infériorise pour justifier l’exploitation de l’autre, c’est la domestication et le spécisme (c’est-à-dire la hiérarchisation des espèces) qui en découlent, qui sont au fondement du suprématisme humain, du spécisme et de la misogynie. (Ana Minski)

23 Opus cité, page 50.

24 Opus cité, page 52.

25 Opus cité, page 53.

26 Opus cité, page 54.

27 Opus cité, page 58.

28 Opus cité, page 59.

29 Opus cité, page 63.

30 Opus cité, page 66.

31 Opus cité, pages 67-68.

32 Opus cité, page 69.

33 Opus cité, page 70.

34 Opus cité, page 72.

35Dans la mythologie grecque le monde est créé par Gaïa, une entité féminine. De nombreux mythes de création accordent une place importante à des divinités féminines, pour autant ces peuples peuvent exercer une forte domination masculine comme le prouve l’exemple grec. Bien souvent les mythes ne reflètent pas la réalité. (Ana Minski)

36D’après mes recherches, il semble bien que le premier dualisme soit celui des sexes et qu’il ait été consolidé par le développement de l’élevage, créant un dualisme entre sauvage et domestique. Je renvoie ici à mon essai Sagesses incivilisées. (Ana Minski)

37 Voir Andrea Dworkin, Scapegoat : the Jews, Israel, and Women’s Liberation, Simon & Schuster, 2000. (Le bouc émissaire : les Juifs, Israël, et la libération des femmes).

38 James Frazer (1854-1941), Le rameau d’or. 4 volumes aux éditions Laffont en 1984, première édition anglaise en 1890.

39Il est important ici de distinguer sacrifice à un dieu et bouc émissaire. Il semble bien que les premiers sacrifices, humains et non humains, apparaissent avec les premières formes d’élevage, les sacrifices à un dieu visant à protéger le troupeau et à l’accroître. Dans la Bible, ce sont les premiers enfants mâles qui sont sacrifiés. On sacrifie aux dieux ce qui est précieux, pas ce qu’on méprise. C’est différent du « bouc émissaire » qui, lui, est infériorisé, nuisible, contagieux, etc. (Ana Minski)

40 Bien que les sacrifices humains soient présents dans les mythes, aucune trace archéologique ne les confirme. (Ana Minski)

41Les hommes ont aussi droit à des surnoms d’animaux selon la considération qu’on porte à l’individu en question, il peut être surnommé l’étalon, œil de lynx, blaireau ou nuisible. C’est ici encore le spécisme qui hiérarchise les animaux selon qu’ils sont considérés comme admirables ou exécrables. Le spécisme est une des facettes de l’anthropocentrisme et d’un point de vue écologique, animaliste et anticapitaliste, il doit être sérieusement combattu. (Ana Minski)

42 Opus cité, page 96.

43 Summers Montague (éditeurs), The Malleus Maleficarum of Heinrich Kramer and James Sprenger, New Yor, Dover Publications Inc., 1971.

44 Opus cité, page 102.

45 Opus cité, page 110.

46 Opus cité, page 113.

47 Idem.

48Le rituel fondateur est celui qui distingue homme et femme dans une société. Dans notre culture civilisée, la prostitution semble jouer un rôle particulièrement important ainsi que l’inceste. Je renvoie au livre de Dorothy Dussy, Le berceau des dominations et à celui de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines. (Ana Minski)

49 Opus cité, page 114.

50 Opus cité, page 117.

51 Livre de Rudolph Bell, 1987. Le titre signifie « sainte anorexie ».

52 Opus cité, pages 118-119.

53 Opus cité, pages 120-121.

54 Opus cité, page 125. Le livre de Virginia Blum a été publié en 2003, son titre signifie : la chair blessée, la culture de la chirurgie esthétique.

55 Opus cité, page 122.

56 Opus cité, page 127.

57 Karen Davis est une militante pour les droits des animaux, auteure notamment de : The Holocaust and The Henmaid’s Tale ; A Case for Comparing Atrocities. 2005. (histoire de l’l’holocauste et de la volaillère : atrocités comparées).

58 Opus cité, pages 130-131-132.

59 Traduction consultable sur : Le grand remplacement, rêve mouillé du patriarcat

60 Opus cité, pages 141-142. Traduction Audrey A.

61 Opus cité, page 147. Traduction Audrey A.

62 Opus cité, page 149.

63 Opus cité, page 156.

64 Opus cité, page 157.

65 Opus cité, page 159.

66 Opus cité, page 165.

67 Opus cité, pages 169 et 170.

68 Opus cité, pages 174 et 175.

69 Opus cité, pages 176 à 179.

70 Opus cité, pages 178 et 179.

71 Opus cité, page 181.

72 Opus cité, page 182.

73 Opus cité, page 183.

74 Opus cité, page 185.

75 Opus cité, page 189.

76 Opus cité, page 191.

77 Opus cité, page 193.

78 Opus cité, page 197.

79 Opus cité, page 200.

80 Opus cité, page 202.

81 Opus cité, page 203.

82 Opus cité, page 205.

83 Ray Kurzweil, The Singularity is Near: When Humans Transcend Biology,2005, page 29.

84 Anthologie de textes publiée en 1954 et rééditée en 2018 par Library of America.

85 Corporalité et corporéité : la corporéité désigne le corps que l’on a, la corporalité, celui que l’on est.

86 Opus cité, pages 211 et 212.

87 Opus cité, page 213.

88 Opus cité, page 214.

89 Opus cité, pages 214-215-216.

90 Opus cité, page 216.

91 Opus cité, page 217.

92 Opus cité, page 218.

93 Opus cité, page 221.

94 Opus cité, page 219.

95 Opus cité, page 220.

96Opus cité, page 221.

97 Opus cité, page 224

98 Opus cité, page 224.

99 Opus cité, page 227.

100 Opus cité, page 228.

101 Idem.

102 Opus cité, page 230.

103 Opus cité, page 233.

104 Opus cité, page 234.

105 Opus cité, page 235.

106 Opus cité, page 237.

107 Opus cité, pages 240 et 241.

108 Opus cité, page 242.

109 Opus cité, page 245.

110 Opus cité, pages 246-247. Voir Gene Sharp, De la dictature à la démocratie, Un cadre conceptuel pour la libération. L’Harmattan.

111 Publié en 2000. Scapegoat signifie bouc émissaire. La citation se trouve page 28, c’est ma traduction.

112 Opus cité, pages 248-249.

113 Opus cité, page 250.

114 Opus cité, page 251.

115 Idem.

116 Andrea Dworkin, De la mysogynie, édition des femmes, 1974, page 116.

117 Opus cité, pages 253-254.