Affirmer que le tourisme est un désastre écologique et social n’a rien d’original. Ainsi que le rappelle Henri Mora, dans son essai, Désastres touristiques. Effets politiques, sociaux et environnementaux d’une industrie dévorante, publié aux éditions de L’échappée.

Depuis plus de 50 ans, nous savons que le tourisme est néfaste. Pourtant, l’industrie touristique n’a cessé de s’accroître et s’étendre. Les 25 millions de touristes internationaux de 1950 représentent aujourd’hui 1,5 milliard, elle représente 180 milliards d’euros en chiffre d’affaires, et ce sont plus de 90 millions de visiteurs qui viennent en France. Elle est très rentable et très polluante.

Pourquoi, malgré toutes nos connaissances sur sa nocivité, continue-t-elle de progresser ?

La plupart d’entre nous croyons que les congés payés ont été une avancée sociale importante, que les voyages forment la jeunesse, sont source de connaissance et de tolérance, que le tourisme est un « moment de liberté gagnée ou de repos du guerrier mérité. » (page156)

La réalité est tout autre.

Henri Mora retrace l’origine historique des congés payés et du tourisme qui ont été mis en place par les régimes fascistes italien et allemand.

En 1925, le PNF (Parti national fasciste) créa l’« Opera nazionale dopolavoro » (Oeuvre nationale de l’après-travail). Le temps libre devait être occupé et dirigé par le régime :

« … les loisirs des travailleurs étaient encadrés à travers une programmation centrée autour du sport, de la culture populaire, de l’éducation artistique, de l’hygiène, de la santé, mais aussi à travers des excursions et des séjours. » (page 15)

En 1933, l’Allemagne nazie crée le premier grand opérateur touristique national contrôlé par un État. Le Kraft durch Freude (« La force dans la joie »), encadrait les loisirs et subventionnait la population allemande pour qu’elle parte en vacances :

« L’organisation développa les trains pour des voyages de loisir à destination de la montagne ou de la mer, les croisières touristiques, mais aussi des excursions et séjours de vacances. » (page 15)

Pour accroître le PIB de l’Espagne, Francisco Franco mise sur le tourisme. En 1973, des contestations s’élèvent contre l’industrie touristique. Des actions de propagande, des attaques contre les offices du tourisme, des agences de voyages sont menées, notamment par le FRAP (Frente revolucionario antifascista y patriota). Voir à ce sujet le documentaire de 1996 diffusé sur Arte, Granados y Delgado, un crimen legal.

L’instauration d’un temps de non-travail trouve donc son origine dans la volonté des États de l’encadré afin de s’opposer aux rapports sociaux de classe, de créer une illusoire solidarité entre patrons et ouvriers et de maintenir la paix. Le tourisme n’est pas démocratique, il est une activité qui répond aux lois du système capitaliste.

Dès l’Antiquité, les voyages ont pour but de coloniser, créer de nouvelles cités, s’approvisionner en esclaves. Ce sont essentiellement la guerre, le commerce et la religion qui motivent les voyages et de nombreuses infrastructures ont alors été créées pour étendre l’empire capitaliste aux territoires les plus reculés. Le tourisme est une colonisation « démocratisée », c’est-à-dire industrielle.

À partir de 1950, le tourisme se développe en même temps que les moyens de transport, l’accroissement des loisirs et l’augmentation du « pouvoir » d’achat. Cependant, contrairement au « tourisme » aristocratique et bourgeois, qui recherchait la fraîcheur en été, la chaleur en hiver, le calme et le repos, le touriste d’après-guerre recherche la station de ski, le soleil, les activités et les distractions.

Le tourisme transforme le temps de non-travail en valeur marchande : le touriste-client consomme, l’autochtone-producteur vend la marchandise et les prestations. L’ingénieur, l’architecte, le promoteur aménagent le territoire de telle façon à transformer les traditions, l’histoire, les villes et villages en objets marchands, en spectacle, en musées-entreprises. Toutes les collectivités territoriales s’appliquent aujourd’hui à promouvoir leur territoire pour attirer les clients.

« Le tourisme, à Venise, à Barcelone ou ailleurs, réduit l’espace consacré aux habitants. Il ronge toujours davantage les lieux de vie au profit des sites consacrés aux visiteurs. L’espace public, qui appartenait auparavant aux habitants, où les enfants pouvaient jouer au foot après l’école, se voit continuellement grignoté par de nouvelles terrasses de cafés et de restaurants. Cet envahissement des centres villes historiques participe à leur gentrification, les plus pauvres étant relégués à la périphérie. » (page 24)

L’activité touristique a fortement participé à dégrader la lutte des classes. Les touristes ne souhaitent plus tant s’émanciper des marchés que profiter du système, comme n’importe quel bourgeois. Si elle se développe en même temps que les moyens dont disposent les clients – plus les individus et nations sont riches plus ils voyagent et plus loin – c’est parce qu’elle est inséparable de la société marchande et colonialiste. Les promoteurs facilitent l’accès à des paysages remodelés pour attirer le client. La nature, les villages, les traditions, les artisanats se transforment en spectacle marchand. Tout ce qui n’avait pas de valeur marchande devient marchandise.

« La perversion de la société marchande, c’est qu’elle imbrique tous les acteurs et qu’elle n’envisage aucun ‘‘en dehors’’. Elle s’accapare et colonise l’ensemble des ‘‘territoires’’ et des ‘‘services’’ en se propageant et prospérant toujours plus. » (page 123)

D’un point de vue environnemental, rappelons que le tourisme implique :

  • des aéroports dont le trafic aérien génère d’importantes pollutions atmosphériques et sonores ;
  • la construction d’infrastructures (ferroviaires, routières, portuaires, aéroportuaires, hôtels…) ;
  • le développement des moyens de transport (bus, train, autos, avion, navires…) pour rallier au plus vite les lieux les plus inaccessibles ;
  • l’aménagement des bords de mer, des montagnes, des centres-villes, de l’arrière-pays, des forêts, de la campagne en vue de recevoir l’invasion touristique ;
  • des structures d’accueil des touristes, de loisirs, etc. 
  • l’aménagement pour transformer la nature en terrain de jeux : activités, spectacles, festivals, rencontres culturelles ou sportives, salons, foires, congrès.

Toutes ces nuisances entraînent une forte artificialisation des sols et de la nature, une consommation locale excessive des ressources (eau, énergies) et une production importante de déchets.

Avec la baisse du temps de travail et l’instauration des RTT, un tourisme plus diffus dans le temps se développe. Après le littoral et la montagne, il s’agit de développer un tourisme à l’intérieur du territoire français. Après l’or blanc (la montagne enneigée) et l’or bleu (la plage et les activités aéronautiques) voici venu le temps de l’or vert (campagnes et forêts). L’industrie touristique a transformé le monde dans sa globalité en objet à consommer.

Le tourisme étant une colonisation des territoires, comme toute colonisation, il rend les populations dépendantes en leur ôtant toute forme d’autonomie. Le tourisme de montagne, pour donner un exemple, a transformé l’économie de subsistance en une économie de services saisonniers. À défaut de neige, il y a les canons à neige artificielle, mais aussi la pratique du kayak, de l’escalade et de la randonnée. C’est pourquoi les habitants, dont la principale source de revenus est désormais le tourisme, participent à valoriser leurs lieux de vie en vue d’attirer les touristes-clients.

La muséification transforme les villes en entreprises, les habitants en prestataires de service, les touristes en clients du supermarché global.

Le tourisme est hégémonique et totalisant :

« Il doit répondre d’abord au besoin de l’économie marchande en intégrant toujours davantage les lieux, les sensibilités, les comportements, etc., qui lui étaient jusque là étrangers pour les transformer en substituts consommables. » (page 34)

Les nouvelles technologies n’ont en rien réduit les coûts environnementaux et sociaux, bien au contraire. Le développement du réseau informatique, avec ses influenceurs et leurs réseaux sociaux, encourage à visiter des lieux toujours plus reculés et inconnus. La surfréquentation entraîne une détérioration des territoires et des conditions de travail.

L’accompagnement politique et administratif, organisé par l’État et les différentes autorités locales, s’appuie sur ces nouvelles technologies pour imposer de nouvelles formes de surveillances et de contrôles. À Barcelone et à Venise, des caméras et des bornes Wifi jalonnent les rues pour identifier les touristes et leur pays d’origine.

Pour « dynamiser » une région, une ville, il est devenu courant, et ce grâce aux nouvelles techniques informatiques, d’impliquer l’habitant dans l’accueil des touristes. La plateforme Airbnb, dite coopérative et de partage, invite depuis 2016 les hôtes à divertir leurs visiteurs par des savoir-faire, des passions, une culture, etc. Qualifiées de nouvelles « expériences », de simples discussions peuvent-être monnayées. Les prestations qui marchandisent les relations humaines ne cessent de se multiplier. L’hospitalité devient ainsi une prestation tarifée. Tout a une valeur marchande, plus rien n’échappe à l’hégémonie de la marchandise.

Henri Mora rappelle que les lieux de mémoire, de guerres, de catastrophes, de crimes, de mort, les bidonvilles, les camps de réfugiés, sont eux aussi exploités : Auschwitz, Tchernobyl, Bhopal[1]1« La catastrophe de Bhopal est un accident chimique qui survient dans la nuit du au à Bhopal, une ville du centre de l’Inde. Elle est la conséquence de l’explosion d’une … Continue reading, la disparition des glaciers, le mur de Berlin, Exarcheia[2]2Quartier du centre ville d’Athènes connu pour les émeutes qui y ont éclaté après le meurtre, en 2008, d’un adolescent par un policier. Les touristes qui veulent s’immerger dans un milieu … Continue reading.…

« Le tourisme transforme toute réalité et tout sentiment réellement vécus en simple curiosité et, tout au plus, en émotions stimulée par sa mise en vitrine. Il transforme le réel en représentation […] en objet de consommation. » (page 31)

L’un des principaux arguments pour imposer des projets liés au développement du tourisme est l’emploi. En-dehors du fait que les conditions de travail dans l’industrie touristique sont majoritairement très mauvaises (précarité, bas salaires, contrats saisonniers, parfois sans contrat, jobs à temps partiels), le travail en tant que tel fait partie du problème et non de la solution.

Le travail et la marchandise sont consubstantiels au capitalisme, donc écocides. Producteurs et consommateurs sont les deux faces d’un même système économique : les consommateurs doivent produire pour pouvoir consommer et l’ensemble de la production (de la matière première au déchet) doit être consommée pour que le marché fonctionne. Il y a donc interdépendance de l’ensemble producteur-consommateur.

C’est pour ces raisons qu’il est illusoire de penser que l’on peut pratiquer un tourisme écologique. Le tourisme est une marchandisation du monde et des relations humaines qui exige toujours plus de mobilité, de surconsommation et de surproduction. Lutter contre le désastre touristique implique donc de lutter contre la société capitaliste et son spectacle marchand. Les taux de GES libérés dans l’atmosphère sont un désastre, mais aucune compensation carbone n’aidera à en produire moins, comme aucune compensation ne remplacera jamais les terres détruites pour la construction de Disney Land ou des projets du groupe Pierre & Vacances-Center Parcs.

Si, malgré toutes les connaissances écologiques accumulées depuis plus de cinquante ans, la pollution des sols, de l’eau et de l’air ne cessent de progresser, c’est bien parce que la grande majorité des analyses manquent de radicalité.

« L’ensemble des discours ne vise pas à critiquer la marchandise, mais seulement à en vanter une autre qui rentre dans les clous, respectant les nouvelles normes climato-compatibles mises en place. » (page 47)

Consommer responsable et durable est un leurre qui vise à étendre le domaine touristique à tous les territoires. Le tourisme n’est pas autre chose que le producteur et le pur produit « du monde totalitaire du travail et de la marchandise avec les conséquences politiques, sociales, sanitaires et environnementales que nous connaissons, se complexifiant et empirant au fur et à mesure que l’on cherche à les administrer. » (page 156)

Les normes « climato-compatibles » tendent d’ailleurs à mettre en place des réglementations qui complexifient toujours plus la société. C’est avec l’aide des nouvelles technologies, particulièrement nocives et autoritaires, que les excès et les aberrations sont réglementés. Tourisme vert ou pas, tous devront se soumettre aux services administratifs et législatifs de contrôle et d’accueil. Ces normes entraînent une dépense d’énergie supplémentaire, une liberté perdue, une hausse des coûts de fonctionnement de l’État suscitant de nouvelles taxes, une inflation bureaucratique, une spécialisation administrative, une organisation cumulative, un maintien renforcé de l’ordre et de la paix sociale.

Lutter contre le désastre écologique nécessite de revoir l’organisation sociale et économique. Pour cela, il faut s’en prendre à l’organisation industrielle et capitaliste, à l’argent, au travail, à la marchandise, à l’État, etc. Seul un mouvement social désireux de changer de société pourra y parvenir. En attendant que ce mouvement advienne, Henri Mora nous invite à lutter contre tous ces aménagements destructeurs et aliénants, contre toutes les extensions d’infrastructures déjà existantes, à tenter de retrouver un chemin « en commun » pour le prochain épisode subversif. Critiquer le tourisme, c’est lutter contre la marchandisation globale et les destructions qui l’accompagnent et l’alimentent.

Ana Minski

References

References
1 1« La catastrophe de Bhopal est un accident chimique qui survient dans la nuit du au à Bhopal, une ville du centre de l’Inde. Elle est la conséquence de l’explosion d’une usine d’une filiale de la firme américaine Union Carbide produisant des pesticides et qui a dégagé quarante tonnes d’isocyanate de méthyle dans l’atmosphère de la ville. Considéré comme l’une des pires catastrophes industrielles de l’histoire, cet accident tue officiellement 3 828 personnes, ce bilan ayant été revu en 1989 à 3 598 morts, puis à 7 575 en 1995. Il fit en fait entre 20 000 et 25 000 morts selon les associations de victimes » (Wikipedia)
2 2Quartier du centre ville d’Athènes connu pour les émeutes qui y ont éclaté après le meurtre, en 2008, d’un adolescent par un policier. Les touristes qui veulent s’immerger dans un milieu à la symbolique contestataire transforme Exarcheia en quartier à haute valeur marchande.