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1.
L’ourse est morte dans la nuit, des guêpes sont sur les chairs et le bourdonnement de la curée est insupportable. Je remplis un seau des viscères pour attirer les guêpes dans le jardin et commence à travailler la peau, raclant les morceaux de chair et le maximum de gras, attentive pour ne pas la déchirer. Je fabrique un cadre en bois pour l’étendre. Sous le jour déclinant, j’enterre les viscères au pied de l’if et rentre enfin, après cinq longues heures d’écharnage et de raclage. Je ne peux rien manger. Un vrombissement règne dans mon crâne et réfléchir m’est impossible. Face au miroir, mon visage me semble le même malgré des griffures sur la joue gauche, non, sur la joue droite… Les griffures voyagent comme des vers terrés sous la peau. Cela brûle un peu.
Dehors, la tramontane tempête, soulevant le sable qui se rue contre les fenêtres. La nuit mugit sous le sourire sardonique d’une jeune lune. Je m’allonge, le ventre vide et le cerveau assailli par des pensées dérisoires. Les frondaisons jappent et la maison, de la cave au grenier, couine et geint. Je m’enfonce lentement dans le sommeil. Le monde du rêve est semblable à ma veille où une ombre surgit de la forêt pour heurter la voiture et mourir dans le garage. Mon cœur s’affole. Mon corps est lourd. Mes yeux ont beau scruter l’obscurité ma gorge ne se desserre pas. L’angoisse m’étouffe, l’ourse est au pied du lit. Ma tête, rivée au matelas, ne me permet pas de la voir, mais je la sens. Elle s’agrippe à mes orteils pour m’emporter dans sa nuit. Je crie enfin. Un petit cri, un couinement. Je me réveille. L’angoisse m’écrase les côtes, mais malgré elle une force irrépressible me conduit vers la peau. Je la prends dans mes mains. La tramontane et le sable l’ont parfaitement tannée, elle est souple et sent l’orage. Je ris et d’un simple geste la revêt.
2.
Chaque pore de la peau s’abouche aux miens et, en une bruyante succion, aspire ma peau, mes muscles et mon squelette que ma gueule allongée vomit entre mes deux pattes avant. Mon esprit semble être le même dans ce nouveau corps qui ne me gêne pas. Bien au contraire, être à quatre pattes et pouvoir remuer ma truffe me rend joyeuse. Je découvre les exhalaisons des feuilles sèches. Le jardin est une véritable mine à sensations et je hume, lèche, scrute, savoure, en nomade errant de planètes en planètes. Je m’éloigne de la maison et je cours, expérimentant ma quadrupédie.
La vitesse m’enivre et je joue avec elle, alternant les temps d’arrêt brusque, les sauts de côtés, les rondes et les cavalcades. Haletante, je me désaltère à un ruisseau. Je sens le vent agiter mes poils, j’entends la cognée du pic-vert, son bec trouant l’écorce, le craquement de l’écorce, le tremblement des branches. Des mouches se posent sur mon museau, vrombissent dans mes narines. Elles me chatouillent et m’agacent un peu, mais le bruissement de l’humus me réconforte. Je ferme les yeux, plonge ma gueule entre mes pattes et m’endors.
Je me rêve eau, vent, herbe… De vieux souvenirs s’agitent dans la lumière aveuglante d’une clairière. J’y perçois une ombre massive et une odeur familière. De l’obscurité humide et froide qui me protège, je me rue vers cette masse lumineuse, chaude et réconfortante. Nous sommes deux, deux oursons à quitter la caverne pour rejoindre notre mère. Son visage est taché de sang. Nous léchons son museau et ses paupières au goût âpre. Nous courrons, mon frère et moi, sautons sur les pierres du torrent, glissons, chahutons. Notre mère, agacée, nous attrape par la nuque, nous dépose sur la berge et nous lèche pour nous calmer. Mais nous sommes de plus en plus curieux et intrépides. Nous voulons découvrir le territoire qui s’ouvre chaque jour davantage. Nos sens s’aiguisent, nos muscles se développent, notre assurance et notre désinvolture. Nous nous gavons de baies, de racines et apprenons à nous tenir debout pour nous jeter sur les petits mammifères. Nous les flairons, guettons l’affolement de leur cœur et, dans notre puissante mâchoire, nous les entravons. Notre première fugue a été fatale pour mon frère. Il s’est écrasé sur les rochers. J’ai regardé longtemps son corps immobile. Il ressemblait à une fleur suintant sur les pierres. Ma mère m’a léché pour me réconforter et se réconforter elle-même. Un grand vide m’a depuis envahi. Il ne me quittera jamais, ce trou béant accouplé à mon ombre. Il s’agrandira même avec le départ de ma mère. La clairière s’éloigne, j’erre à présent dans un territoire ambivalent, parfois doux et voluptueux, parfois cruel et agressif. Accompagnée des oiseaux, des insectes, des arbres, de l’eau et des pierres, je partage ma faim, mes repos, mes émerveillements avec ces êtres si proches et différents. Soudain, des ombres s’approchent lentement, elles rôdent en quête d’une proie. Je suis aux aguets, terrée et tremblante sous un buisson. Les ombres sont de plus en plus proches, la peur se cheville à mon corps. Je suis une proie, mon effroi est terrible. Je gémis, m’agite… Je grogne et me réveille enfin.
Après quelques secondes et un bâillement apaisant, je reviens à moi. La faim me tenaille et malgré la sécheresse de ma bouche un filet de salive coule à mes commissures. Je me redresse et flaire. Des trous d’argile émerge soudain l’odeur suave et envoûtante d’un petit mammifère. Je me dresse alors sur mes pattes arrière et me rue sur cet amas de chair et de sang qui palpite sous la peau. Mes canines s’enfoncent et s’accrochent à la trachée saignante. Je me sens autre, troublée et secouée par ce corps agonisant sous mes crocs. Emportée par le vacarme de la tachycardie, la pulsation des tempes, la dilatation des pupilles et la pression des mâchoires, je ne lâche pas prise, ma vie dépend de celle que je tue sous ma dent. Dans un même élan, je dévore une partie de ma victime. La faim s’apaise et le monde réapparaît en bruissements d’ailes et croassements.
3.
Les souvenirs de l’ourse sont à présent les miens et ils épousent si parfaitement mes souvenirs d’humaine qu’il m’est impossible de m’imaginer autre que je ne suis à présent. Malgré les tiques et les puces qui me dévorent et la démangeaison terrible que les grands arbres peinent à calmer, je me sens liée à cette planète perdue parmi les étoiles, à cet amas de poussière stellaire vibrant dans un silence de mille milliards d’années. Et malgré la conscience abrupte de la mort, je souris, béate. Jamais, humaine, je ne m’étais sentie si présente à la vie. Je glane des baies et des racines et parfois, je tue. Les papillons de nuit sont mes principales victimes. L’insondable désarroi de ceux qui succombent sous ma langue se distille en une tristesse tout aussi abyssale. Et cette mélancolie s’accroît lorsqu’un petit mammifère croise mon chemin. Quand le sang recouvre mon museau, mon front et mes oreilles, la sustentation devient ce masque de sang qui recouvrait le visage de ma mère, masque des carnivores dont la filiation est aussi vaste que l’océan. Dans ces moments-là, je suis autre, comme à l’apparition d’un mâle à certaines périodes. Mon corps est parcouru de picotements multiples, mes veines et mes nerfs tremblent, mon cœur s’affole. Il n’y a de repos possible qu’après l’accouplement.
Depuis quelque temps un mâle m’accompagne, c’est agréable, mais la solitude me manque. Je suis pleine, lourde, fatiguée. Je me réfugie dans la caverne qui m’a vu naître. Mes petits sont chétifs, glabres et aveugles. Ces corps si démunis se sont formés dans ma chair. Il y a un peu de moi en eux et pourtant, ils sont si différents. Sur mes mamelles, je sens la gourmandise de l’un, la tristesse de l’autre. Leur chair et leurs os ruissellent d’une vie têtue et contagieuse, d’une lumière étrange et singulière. Je dois les protéger, les aider à grandir. La lueur enfouie dans leurs yeux aveugles est riche de promesses malgré les souffrances qui accompagnent les êtres de passage.
Je me suis approchée d’une maison cette nuit. Je ne regrette pas ma vie humaine. Malgré la maladie qui aujourd’hui m’épuise et me ronge, la richesse de ma vie d’ourse n’a pas de prix. Je m’allonge, fixant les lumières provenant de la maison. Mon ventre est douloureux, froid et coupant comme un rat lacérant l’intérieur. Somnolente, assommée par la douleur, un sentiment pressant d’insécurité m’assaille mollement. Je me redresse et m’éloigne pour me réfugier dans l’obscurité de la forêt. Calme, à nouveau sous les frondaisons, je goûte le sang qui perle à ma bouche. Ce sang ne me plaît pas, il a le goût de la fin. La douleur au flanc s’aiguise, il me semble que j’implose et que mon sang, jaillit d’on ne sait où, humidifie mes poils et l’herbe. Les insectes, ces compagnons voraces et bavards, se ruent sur mes plaies. Ma douleur croît, je n’ai qu’elle, je n’ai plus qu’elle. Je me perds dans cette douleur qui gémit à travers ma gorge. Aucune fuite n’est possible. Je suis nerfs qui tressautent et plaie qui pulse. Je sombre, je sombre lentement. Mon sang est comme un sable mouvant qui m’étouffe et me noie.
Minski
Un rêve de 2017