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Je remercie les éditions de La dernière lettre qui m’ont autorisée à publier Une livre de chair : sur le mépris vécu par les femmes, dedans et dehors, article de Celia Izoard publié en 2016 dans le numéro 10 de Z : Revue itinérante d’enquête et de critique sociale. L’article est illustré par les photos de Yohanne Lamoulère.
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Dans un contexte d’explosion des inégalités, au moment où la poursuite de la croissance amène les gouvernants à précariser toujours davantage les populations, le mépris pour les femmes joue un rôle non négligeable : rien moins que d’entretenir la moitié de la population dans un sentiment d’illégitimité, de culpabilité et de fragilité émotionnelle. Enquête dans une ville où l’on a osé inviter l’humoriste Jean-Marie Bigard pour célébrer la journée des droits des femmes.
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À l’âge de 12 ans, j’ai commencé à remarquer sur mes cuisses des petites boules de graisse qui s’étalaient sur la chaise quand je m’asseyais. Cette vision était le fruit d’un long apprentissage qui s’était effectué en marge de ma scolarité et ne m’avait demandé aucun effort. Ma grand-mère était abonnée à Elle et à Vogue ; j’avais dû voir des centaines de publicités pour les remèdes anti-cellulite à la télé ; et mes copines du collège m’avaient fièrement transmis, comme je l’ai fait à mon tour, ce précieux savoir – apprendre à reconnaître la cellulite en pressant le haut de la cuisse avec les doigts – qui faisait de nous des initiées aux secrets des femmes adultes. Les commentaires avisés de ma mère – « il y a bien mieux à faire dans la vie que de regarder le haut de ses cuisses » – ne furent pas inopérants, bien au contraire. Puisqu’elle avait à l’évidence raison, un sentiment de honte supplémentaire se greffa immédiatement sur la honte que j’éprouvais pour cette cellulite. Le monde était ravagé par les guerres, les famines et les injustices : j’ai eu honte d’avoir honte. Je n’ai plus osé aborder ce sous-sujet nombriliste devant les gens dont je recherchais l’estime, ce qui n’a pas empêché la cellulite de rester solidement accrochée au regard que j’ai porté sur moi-même pendant des années et d’occuper considérablement mon temps. Comme beaucoup de filles, j’ai passé ma jeunesse porteuse de ce mauvais secret qui n’était pas digne de mes préoccupations tout en étant au centre de celles-ci. J’ai fait des régimes, j’ai mal mangé, j’ai vomi des quantités étonnantes de paquets de gâteaux et de chocolat, croyant qu’il fallait d’abord, pour accéder à la souveraine indifférence, conquérir la suprême maîtrise. Je croyais voir autour de moi des « gagnantes » qui n’avaient jamais eu à se soucier de leur corps, ou qui ne s’étaient jamais rabaissées à ça, ou encore qui l’avaient dépassé ; et je me suis plus méprisée du fait de feindre d’en faire partie, entretenant la mystification, quand d’autres avaient l’humilité d’avouer franchement à n’importe quelle femme que l’image de leur corps leur gâchait la vie, et que je savais au fond que c’était ça qu’il fallait faire pour avancer ensemble.
La première occurrence du mot « cellulite » employé dans le sens que nous connaissons aujourd’hui date d’un article de l’édition américaine de Vogue, significativement intitulé : « Cellulite, le nouveau mot pour la graisse que vous ne pouviez pas perdre avant ». La date aussi est significative : 15 avril 1968[1]1Lire Laurène Daycard, « La cellulite, un gras de folie », Libération, 24/04/2015. Sur l’histoire du concept de cellulite avant 1968, lire Rossella Ghigi, « Le corps … Continue reading. Au moment où la première femme afro-américaine de l’Histoire est élue au Congrès des États-Unis, au moment où des féministes new-yorkaises manifestent pour la première fois contre le concours de Miss America, au moment où, dans la Sorbonne occupée, le mouvement Féminin, Masculin, Avenir tient sa première grande réunion qui débouchera sur la création du Mouvement pour la libération des femmes (MLF), apparaît un concept qui va pourrir la vie de ces dernières pour toutes les décennies suivantes. Ce qui n’est autre, selon la biologie, qu’un caractère sexuel secondaire féminin, au même titre que les seins, est présenté comme une pathologie disgracieuse qui va désormais monopoliser, de façon souterraine, une grande partie de notre vie intime. Au moment, donc, où s’ouvraient les portes de la grande prison des femmes comme citoyennes de second rang, se sont insinuées dans leur regard ces petites cellules capitonnées, emblématiques de leur nouvelle prison intérieure.
Dans Beauté fatale (Zones, 2012), Mona Chollet analyse la façon dont le complexe beauté-mode, déferlement d’injonctions à la beauté plastique qui a pris son essor dans les années 1980, a sapé la légitimité à exister socialement qu’avaient conquise les femmes dans les années 1960 en les soumettant à un régime de dévalorisation constante : « L’anxiété et l’insatisfaction permanentes au sujet de leur corps, leur soumission à des normes toujours plus strictes et donc inatteignables sont typiques de ce que l’essayiste américaine Susan Faludi a identifié en 1991 comme le backlash : le « retour de bâton », qui, dans les années 1980, a suivi l’ébranlement provoqué à la fin des années 1960 par la « deuxième vague » du féminisme. Le corps, comme l’a montré Naomi Wolf dans The Beauty Myth (« le mythe de la beauté »), paru la même année que le livre de Faludi, a permis de rattraper par les bretelles celles qui, autrement, ayant conquis – du moins en théorie – la maîtrise de leur fécondité et l’indépendance économique, auraient pu se croire tout permis. »
Nous avons beau nous en défendre en nous déclarant suffisamment intelligentes pour ne pas nous comparer aux idéaux féminins véhiculés par la presse féminine, les publicités et le cinéma, trente ans de pilonnage mental sur l’importance de paraître mince, jeune et belle laissent des traces bien tangibles. Ces incitations à une auto-discipline tyrannique, appuyées sur une industrie agro-alimentaire destructrice pour le corps, ses produits explicitement conçus pour favoriser les addictions, entrent en dialogue avec nos blessures biographiques et singulières de femmes, débouchant notamment sur l’épidémie actuelle de boulimie et d’anorexie. Une enquête de 2004 montrait que 75 % des Françaises, âgées de 18 à 65 ans, étaient au régime, que 78 % des femmes entre 18 et 24 ans pensaient qu’être mince était une obligation pour se sentir normale, et que deux tiers des femmes ayant un poids « normal » (selon l’indice de masse corporelle) se trouvaient trop grosses et auraient voulu perdre en moyenne 5 kilos[2]2Enquête d’Estelle Masson, citée par Lionel Dany et Michel Morin dans « Image corporelle et estime de soi : enquête auprès de lycéens français », Bulletin de psychologie, … Continue reading. Le secteur de la chirurgie esthétique connaît quant à lui une croissance de 10 % par an : en 2015, en France, plus d’un million de personnes, dont neuf sur dix sont des femmes, y ont recours, et environ 500 000 femmes portent des prothèses mammaires, dont 80 % pour des raisons purement esthétiques. À elle seule, l’industrie cosmétique représente 110 milliards d’euros de vente par an, et Liliane Bettencourt, propriétaire du groupe L’Oréal, est la première fortune de France [Ndlr : en juillet 2016].
La sortie des femmes de l’univers domestique, leurs revendications d’égalité et leur apparition dans la sphère publique ont été minées par l’intériorisation progressive d’une injonction moraliste à la beauté, envisagée comme un travail de discipline intérieure perpétuellement insuffisant. En contrepoint grinçant au slogan de L’Oréal, « parce que je le vaux bien », le message intériorisé par une majorité de femmes, c’est qu’elles ne sont pas à la hauteur. Mais la tyrannie de l’apparence est le véhicule d’une stigmatisation plus profonde qui met en cause leur identité morale. Depuis l’Antiquité grecque, une longue tradition philosophique lie la légitimité du sujet politique à sa capacité de maîtriser ses passions ; le sujet politique doit être rationnel, c’est-à-dire s’être élevé au-dessus de l’animalité qui est en lui. Or les femmes ont été historiquement placées en-dehors de la rationalité et associées aux sphères charnelle et passionnelle. « La femme est naturelle, écrivait Baudelaire, c’est-à-dire abominable. » Tout se passe comme si, préalablement à toute prétention sociale, les femmes devaient d’abord s’acquitter de la tâche impossible consistant à vaincre la pathologie existentielle que constituerait leur incarnation. Le corps de la femme ne doit pas déborder sur le monde. Nous devrions continuer à assumer notre fonction décorative (ne pas être un « boudin » ou une « vieille peau ») tout en travaillant continuellement à tempérer notre animalité (ne pas « se laisser aller ») et à ne pas susciter de façon incontrôlée le désir des hommes (ne pas être une « chienne » ou une « salope »). Ces mécanismes condamnent nombre de femmes à se soumettre d’elles-mêmes à un régime intérieur intenable, à transformer leur vie intime en véritable bagne narcissique au détriment d’investissements plus épanouissants.
Rappelons-nous à quel point les conquêtes fondamentales de la citoyenneté des femmes sont récentes. Pour la France : 1944 : droit de vote ; 1965 : droit de travailler sans l’autorisation du mari et d’ouvrir un compte en banque ; 1967 : droit à la contraception ; 1974 : mixité des concours de la fonction publique ; 1975 : divorce par consentement mutuel et légalisation de l’avortement. Mais ces libertés formelles essentielles sont à l’authentique liberté sociale ce que la déclaration des droits de l’homme fut à l’égard de l’égalité réelle entre les citoyens, ou ce que l’abolition de l’esclavage fut à l’égalité raciale. Ces textes ont entériné un certain rapport de force mais sont loin d’avoir remis à plat la domination sociale des hommes sur les femmes.
Écarts de salaires de 23,5 % en moyenne, 80 % des emplois précaires occupés par les femmes, 73 % d’hommes à l’Assemblée nationale… Ces inégalités matérielles toujours bien présentes sont entretenues par l’omniprésence des sentiments de honte et de culpabilité dans nos mondes intérieurs, qui traduit la persistance de l’illégitimité symbolique des femmes. La « livre de chair » dont nous devons nous acquitter pour exister publiquement témoigne de l’étendue de notre dette symbolique. Nous continuons de payer un tribut à ceux qui furent, à plusieurs moments de l’Histoire, nos propriétaires. Il est rare qu’on ne se charge pas de rappeler à une femme qui instaure un rapport de force avec un homme qu’au fond elle reste ce qu’elle fut jadis : une propriété (épouse ou prostituée), une idiote (irresponsable, mineure) ou une malade (hystérique).
La honte qui encombre si souvent notre intimité est le reflet intérieur du mépris. Le mépris est plus objectivable que la honte : il a une date, un lieu, un support. À Marseille, il s’est incarné à deux reprises le 8 Mars, date de la journée internationale des droits des femmes, dans les manifestations culturelles organisées par les notables de la ville. Le 8 mars 2015, les services de la mairie avaient choisi de célébrer l’événement en faisant venir un spectacle de cabaret nommé Plaisirs, où des danseuses de charme froufroutantes aux seins nus prenaient des poses lascives, boas au cou. Un an plus tard à la même date était organisé, avec le soutien de la Ville, un festival intitulé Festi’femmes visant à célébrer « l’humour au féminin ». Ce festival avait pour invité d’honneur Jean-Marie Bigard. Un choix surprenant, pour qui connaît par exemple le sketch du « Lâcher de salopes », présenté quelques années plus tôt par l’humoriste :
Nul scandale de grande ampleur n’a accompagné ces événements successifs, pourtant dénoncés par certaines associations féministes. Le problème est que ces deux choix, que l’on est tenté d’interpréter comme des provocations sexistes, semblent à première vue incompréhensibles puisque ce sont des femmes qui en sont à l’origine. Le cabaret seins nus a été invité par Nora Preziosi, conseillère régionale LR de Paca et déléguée aux droits des femmes à la ville de Marseille. Quant au festival Festi’femmes, il est porté, depuis sa création en 1996, par Éliane Zayan, ancienne adjointe à la culture à la mairie UMP. Comment comprendre que ces dames encouragent activement la mise en scène des femmes comme objets sexuels ?
Dans une interview au magazine marseillais ToutMa en 2012, Éliane Zayan nous livre sa vision des choses. Se revendiquant « féminine mais pas féministe », elle fait partie de ces « femmes qui sont heureuses d’être des femmes » :
Elle peut facilement se ranger du côté des femmes qui sont heureuses d’être des femmes. Elle est effectivement du bon côté. En tant que membre de la bourgeoisie, les acquis sociopolitiques de la deuxième moitié du XXe siècle – qu’elle fait siens tout en oubliant qu’ils ne résultent que de la combativité de femmes descendues dans les rues – lui suffisent ; elle ne prend pas à cœur les discriminations auxquelles elle est soumise malgré sa place de « privilégiée ». Elle a les moyens de faire de la politique et d’exister socialement, les moyens aussi de faire garder ses enfants, et sans doute même de payer une autre femme pour faire le ménage chez elle.
Pourtant, Éliane Zayan vit dans une société fondée sur l’exploitation des femmes. À deux pas du Vieux-Port, le nouveau magasin H&M de la rue de la République vend des vêtements confectionnés au Bangladesh par des ouvrières qui gagnent 50 euros par mois pour 60 heures de travail hebdomadaire, quand les dirigeants du groupe perçoivent au moins 100 000 euros mensuels. Les nouveaux hôtels de luxe qui se sont multipliés depuis l’opération « Marseille-Provence, capitale européenne de la culture », en 2013, emploient en sous-traitance des femmes de chambre capverdiennes qui gagnent 500 euros par mois et sont régulièrement obligées par leur gouvernante d’effectuer des heures supplémentaires non payées[3]3Lire p. 62 du numéro. Dans la ville d’Éliane Zayan, un quart des habitants vit sous le seuil de pauvreté, et les femmes y sont les pauvres des pauvres. En région Paca, les deux tiers des allocataires des minimas sociaux sont des femmes, et plus d’une mère isolée sur trois vit sous le seuil de pauvreté[4]4« Les femmes sont davantage confrontées à la pauvreté », enquête Insee, 2010.. La ville d’Éliane Zayan détient aussi le triste record du plus faible taux de places en crèche de toute la France[5]5Lire p. 72 de la revue. et, en 2014 et 2015, on y a vu des parents, dont une grande partie de mères, occuper des écoles primaires des quartiers populaires pour protester contre l’état de délabrement des locaux ou manifester devant la mairie pour que la Ville finance – conformément à la loi sur les rythmes scolaires – des activités périscolaires pour les enfants. Or tout ceci fait système : qu’il s’agisse de travail domestique gratuit, d’exploitation de travailleuses précarisées par leur statut d’étrangères ou de femmes racisées, ou encore du maintien d’une population privée d’emploi dans les poches de pauvreté, véritable armée de réserve de chômeurs dont l’existence permet de maintenir la pression sur l’ensemble des employés en leur rappelant que d’autres peuvent prendre leur place. C’est en grande partie grâce à l’ensemble de ces profits réalisés sur le dos des femmes que les entreprises parviennent à assurer les marges de croissance exigées par les actionnaires.
Dans un contexte général d’explosion des inégalités sociales et de précarisation de la main-d’œuvre, le mépris pour les femmes joue un rôle non négligeable : rien moins que d’entretenir celles qui comptent pour la moitié de la population dans un sentiment d’illégitimité, de culpabilité et de fragilité émotionnelle.
Un soir de juin 2015, sur le plateau du « Grand Journal » de Canal+, Pablo Mira, de la rédaction du Gorafi, journal satirique en ligne, vient présenter son gag de la journée :
Les impertinents du Gorafi s’illustrent ici dans un genre particulièrement répandu : l’alliance du mépris social et du sexisme à l’encontre des femmes marseillaises. Car la figure de la cagole est indissociable de l’histoire de l’exploitation des femmes immigrées dans l’industrie. À l’origine, il s’agit du cagoulo, tablier (ou capuche, selon les versions) des ouvrières piémontaises qui travaillaient dans les usines de conditionnement de dattes de la ville [lire « Les “cagoles”, ouvrières marginalisées » page suivainte]. D’après Robert Bouvier, auteur du Parler marseillais (Éditions Jeanne Laffitte, 1985), elles étaient si mal payées que certaines se prostituaient à la nuit tombée. Le mot a ensuite dérivé sous l’influence du dialecte de la communauté italienne du quartier du fort Saint-Jean, associé à caccola, qui signifie « crotte ». La cagole était une moins-que rien . Le mot a longtemps été synonyme de « prostituée » (« cagoler » signifie « faire le trottoir » au début du xxe siècle) avant de désigner, comme aujourd’hui, la figure de la Marseillaise des quartiers populaires, ayant le verbe haut, portant bijoux et maquillage voyants, large décolleté et vêtements moulants.
Il se trouve que la nouvelle annoncée ce jour-là sur le plateau de Canal+ avait plus de réalité que n’en ont habituellement les gags du Gorafi. L’émission à succès lancée en 2012 par la chaîne W9, « Les Marseillais », en est l’authentique mise en pratique : un parc naturel des cagoles destinées à copuler avec des kakous. Le principe est simple : proposer à des jeunes de la région de Marseille issus de milieux modestes qui veulent percer dans le show-business ou le mannequinat de les emmener à Rio, Cancún ou en Afrique du Sud, où ils pourront voir du pays et faire leurs preuves. Les hommes sont lisses, musclés et amateurs de belles filles, lesquelles sont sélectionnées en fonction de leurs capacités à produire de spectaculaires crêpages de chignons, des fautes de français qui font le buzz ou des petites phrases démontrant leur stupidité, soigneusement scénarisées et amplifiées. Ainsi, le jour du « quizz de culture générale », l’équipe des garçons l’emporte haut la main sur l’équipe des filles (commentaire éclairant de Paga, un participant : « Les garçons sont plus intelligents que les filles. »). À la question « que fête-t-on le 11 novembre ? », Jessica répond « la fête de la musique » ; Adixia pense que « PIB » signifie « Pays-Bas » ; Carla parle de la « chandelière » allemande ; et toutes ironisent sur le fait qu’elles sont blondes[6]6« Les Marseillais, South Africa », 5/05/2016.. Les Marseillaises sont au centre de l’émission, et ce choix n’a rien d’anodin : il s’agit de donner corps aux préjugés classiques tels que le provincialisme, la naïveté, l’absence de ce fameux « second degré » qui distinguerait les gens de bon goût. Préjugés qui sont le cœur palpitant de ce programme lancé par la productrice Alexia Laroche-Joubert qui, par contraste, est originaire du 16e arrondissement parisien.
Le ressort sexiste de l’émission est si évident que le Comité de surveillance audiovisuelle (CSA) s’est fendu en juin 2016 d’une mise en garde à W9, indiquant que « certaines scènes portaient directement atteinte à l’image des femmes, notamment dans l’épisode du 27 avril 2016, lorsque les candidats présentent à un nouvel arrivant les candidates et lui demandent de les classer selon une démarche dégradante puisqu’elles se trouvent réduites à leur apparence ». Le CSA demande à la chaîne de se mettre en conformité avec la loi de 1986 sur les droits des femmes et se déclare dans l’ensemble vivement préoccupé par « la tonalité et des ressorts de cette émission qui conduisent à favoriser la diffusion de séquences, de dialogues, d’images et de postures de nature à donner une représentation des femmes marquée par des stéréotypes dévalorisants, présents tout au long de ce programme »[7]7Conseil supérieur de l’audiovisuel, décision du 15/06/2016..
Sachant que la même série a été déclinée en une variante opposant une équipe de Marseillais et une équipe de Ch’tis, il est évident que ce qui est ici vendu, c’est le dénigrement des femmes du monde populaire qui tentent de se faire une place dans la société en misant, faute d’autres horizons, sur leur potentiel d’objet sexuel. Pour Beverley Skeggs, sociologue anglaise co-auteure d’un livre sur la télé-réalité, ces émissions s’inscrivent dans le mouvement général de dévalorisation des classes populaires initié depuis les années 1980 : « Les femmes y sont recrutées pour mettre en scène leur manque de valeur, leur ignorance, leurs conduites excessives. Elles sont pathologisées pour montrer qu’elles ont besoin de se transformer et que ce qui leur arrive est lié à des travers personnels, indépendants de leur situation sociale. »[8]8Séminaire de l’université de York, département de sciences sociales et politiques, interview du 12 décembre 2013 (en vidéo sur york.ac.uk).. On pense à Super Nanny, la nounou qui, dans une autre émission de télé-réalité, vient restaurer l’ordre moral chez des mères en apparence incapables d’élever leurs enfants capricieux, forte de ses vingt ans d’expérience, « des palais orientaux aux maisons bourgeoises françaises », comme nous l’apprend le générique. « Les classes moyennes, mises à mal par la destruction de l’État social, peuvent apprécier ces émissions qui les confortent dans leur distinction vis-à-vis du prolétariat », analyse Beverley Skeggs. Au-delà, ces programmes sont conçus pour inviter tous les spectateurs, quels que soient leur milieu d’origine et leur appartenance culturelle, à s’émouvoir et à se moquer des « cas extrêmes » qui leur sont présentés.
Dressant un parallèle avec les campagnes menées à la fin du XIXe siècle contre les prolétaires anglaises, accusées de menacer la santé de la nation en propageant des maladies vénériennes, Beverley Skeggs montre que la diabolisation des femmes pauvres est une stratégie éprouvée de l’ordre dominant pour se maintenir en période d’instabilité. Sa thèse rejoint celle de Silvia Federici qui étudie, dans Caliban et la Sorcière (Entremonde et Senonevero, 2014), fresque historique sur la condition des femmes aux débuts du capitalisme, comment la chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles a correspondu à une stratégie délibérée d’assujettissement des femmes du peuple. Depuis le début des années 1990, en Angleterre et aux États-Unis, les campagnes médiatiques se succèdent pour pointer « l’irresponsabilité » des jeunes filles dépravées qui multiplient les avortements, des mères droguées et alcooliques qui allaitent leur enfant et des femmes qui prétextent de leur obésité pour ne pas travailler et profiter des allocations pour handicapés.
En France, deux figures de femmes issues du monde populaire occupent depuis une décennie le devant de la scène, livrées au mépris général. D’un côté, les candidates des émissions de télé-réalité campent sur le versant ridicule du monde médiatique, encouragées par l’industrie du spectacle à surinvestir les stéréotypes féminins les plus dégradants pour faire du buzz et des profits : Loana, Nabila (« t’es une fille et t’as pas de shampoing ? non mais allô quoi »), ou les Marseillaises de W9. De l’autre côté, le registre de la condamnation est occupé par les « femmes voilées », au sujet desquelles il semble interdit de ne pas avoir d’opinion en général. Ne faut-il pas s’étonner de ce déferlement de haine, déversé en cascade par une grande partie des élites sur l’ensemble de la population, à l’endroit de femmes le plus souvent maghrébines et noires qui sont déjà, du fait de la ségrégation et des inégalités, parmi les plus dominées du pays ? Par quel inversement orwellien les femmes qui sont justement celles qui exercent le moins de pouvoir dans la société, ont peu accès à l’emploi et encore moins aux médias et aux métiers influents en viennent-elles à incarner une menace pour l’ensemble du corps social et de ses « valeurs » ?
Cette situation fait étrangement écho à l’introduction par la sociologue Anne-Marie Devreux au livre de Beverley Skeggs, Des femmes respectables (Agone, 2015), consacré aux filles de la classe ouvrière anglaise : « Pour Skeggs, ces productions culturelles d’un monde médiatique sous contrôle de la classe dominante manifestent l’existence d’une politique de l’émotion, d’une politique de classe qui assure l’infériorisation des classes populaires par la honte et le sentiment d’incapacité à répondre aux critères de la respectabilité. (…) Leur inspirer de la honte est l’un des moyens les plus pernicieux par lesquels on amène les femmes à réguler et à contrôler elles-mêmes leur corps et leur comportement. » Comment s’épanouir lorsqu’on se sent perpétuellement jugée, obligée de se justifier et de se situer par rapport à des stéréotypes dégradants, accaparée par la nécessité de faire la preuve que l’on n’est ni une épouse salafiste rétrograde, ni une mère démissionnaire, ni une idiote en string ?
La figure de la cagole est profondément ambivalente. Selon qui parle, elle peut désigner une femme tapageuse et de mauvaise réputation, ou encore, à la manière des comiques du Gorafi, une irrécupérable bimbo, un pur objet sexuel. Mais à Marseille, on entend aussi parler affectueusement de la « cagole au grand cœur », une femme du peuple qui s’assume librement, et qui, fière de ses origines populaires, ne cherche pas à faire sien les codes bourgeois de la féminité que sont la discrétion, la réserve, la distinction. Elle peut même être revendiquée par des Marseillaises comme une identité contestataire par rapport à cette féminité corsetée et complexée, manière d’incarner une femme indépendante qui marche la tête haute et ne s’en laisse pas conter[9]9Écouter « Le Gang des Gazières », émission du 7/01/2016 (sur radiogalere.org).. Mais les jeunes filles qu’on peut croiser dans les quartiers populaires de Marseille semblent plutôt vouloir s’en distinguer.
Rien à faire : quand vous avez erré sous le soleil et au son des vrombissements automobiles autour des cités de la Castellane et de la Bricarde, posées au milieu des autoroutes A7 et A55, arpenté un « parc » jaunâtre dépourvu de bancs et de poubelles, jonché de détritus, cherché en vain dans ce désert urbain un café pour discuter tranquillement, le centre commercial Grand Littoral s’impose à vos sens comme la quintessence de la civilisation. Même matraqué par les promotions débiles (grand casting « Les reines du shopping » : « Gagnez un relooking personnalisé avec votre animatrice préférée ! »), on est mieux traité ici que partout alentour. Climatisation, éclairage, petite musique et banquettes en cuir au milieu des plantes vertes : on comprend que les habitantes des quartiers nord y passent du temps. Là, aussi, loin des guetteurs et des voisins, les adolescentes et les mamans prennent volontiers un café avec vous pour discuter de leur vie de femme. Qu’est-ce que c’est, pour vous, une cagole ? « La cagole pour moi c’est le voyou qui frappe, qui vole, tout ça quoi, répond une adolescente entourée de ses copines, devant la M6 Boutique. C’est un voyou féminin. C’est vrai que nous dans les quartiers on doit pas se faire écraser. On doit toujours montrer qu’on est plus forte que l’autre. C’est pas facile de se faire respecter dans la vie, surtout pour les femmes. C’est pas à un homme de me dire de ne pas faire ceci ou cela. Mais “cagole”, c’est un gros mot pour moi. On n’est surtout pas des cagoles : je l’ai jamais été, je le serai jamais et j’en fréquente pas. »
À une terrasse de café, deux femmes font une pause. La première, blonde d’une trentaine d’années, berce son bébé dans une poussette à ses côtés, face à une femme d’une cinquantaine d’années. Marseillaises vivant à la cité de la Castellane, Françoise et Marie, sa mère, ont interrompu avec bienveillance leur discussion pour répondre à mes questions. « Une cagole, pour moi, c’est pas une fille bien, explique Françoise. Un peu mangeuse d’hommes, très prétentieuse, très sûre d’elle. Elle assume totalement tout sans honte. » Comme pour l’adolescente précédente, la figure de la cagole incarne pour elle un affranchissement des codes et une prise de liberté, mais le stigmate est tel qu’il faut s’en démarquer : « Les garçons, ils préfèrent une fille discrète qui ne s’assume pas. Sinon les autres filles aussi disent : “Aaah, c’est pas une fille bien.” C’est très dur de faire ce qu’on veut. »
Marie, qui est veuve, dit que les acquis du féminisme ont été importants pour elle. Sa fille Françoise trouve les hommes « machos », y compris son mari : « C’est sûr que c’est difficile d’être une femme si on n’est pas une femme de maison… » Une femme de maison, qu’est-ce que c’est ? « C’est une femme qui tient bien sa maison, qui la désinfecte comme il faut, qui s’occupe bien de ses enfants, qui fait bien à manger et qui travaille – on travaille toutes maintenant, c’est rare les femmes au foyer. Si elle n’arrive pas à faire tout ça, alors elle ne va pas travailler, elle reste à la maison. » Deux jeunes filles de 16 et 17 ans, pimpantes, au look soigné, s’installent avec nous : Johanna, la petite fille de Marie, et Aurélia, sa cousine. Elles n’ont pas de petit ami, et aucune intention d’en avoir avant le mariage qu’elles considèrent pour l’heure comme leur principal horizon. « Il faut être discrète, explique Aurélia, ne pas se faire remarquer avec les garçons. Une fille qui va en boîte ou qui traîne avec des garçons dans la rue, c’est pas une fille bien. On pourrait passer pour des moins-que-rien. »
Dans cette famille, en trois générations, la violence symbolique des regards portés sur leur milieu, associée à la violence matérielle d’un monde qui ne leur laisse pas espérer grand-chose en-dehors de la vie familiale, semble avoir pris le pas sur les imaginaires de libération véhiculés par les mouvements féministes. Ce qui prime, pour reprendre l’analyse de Beverley Skeggs sur les femmes du monde ouvrier anglais, c’est visiblement « le désir d’appartenir, d’être normale, de passer inaperçue, de ne pas être jugée »[10]10Des femmes respectables, trad. Marie-Pierre Pouly, Agone, 2015, p. 75.. Être une femme respectable est une nécessité cruciale, immédiate, pour construire une image de soi positive dans un monde où sa moralité, sa dignité, sont a priori mises en question. Assignées de fait par les représentations dominantes à la figure sur-sexualisée de la cagole, ces Marseillaises tentent, pour parer à l’essentiel – se sentir estimées –, d’échapper à une identité sexualisée. Elles investissent dans une forme de féminité traditionnelle qui, au moins, dans l’analyse de Beverley Skeggs, « fait rempart contre l’humiliation, et, potentiellement, permet d’accéder à une forme de stabilité affective et économique »[11]11Op.cit, p. 306.. Ce positionnement rappelle que certaines s’auto-censurent sévèrement pour échapper aux conséquences, symboliques mais aussi bien concrètes, qui résulteraient du fait de basculer dans la catégorie des moins-que-rien. Il rappelle à quel point les représentations dominantes – qui ne sont pourtant « que des images », « que des mots », et souvent même « que de l’humour » – humilient et emprisonnent.
Dans ces sphères comme dans d’autres, les jeunes filles peuvent au contraire afficher une sexualité totalement dissociée de la sentimentalité et plutôt débridée par rapport aux normes du passé. Dans un documentaire intitulé À quoi rêvent les jeunes filles ?, réalisé par Ovidie, féministe pro-sexe, plusieurs femmes nées dans les années 1990 témoignent du fait que la « libération sexuelle » se traduit en partie, pour leur génération, par une adoption de codes liés au porno (sodomie, strings, épilation intégrale) qui se révèlent avant tout soumis à la nécessité d’assouvir les fantasmes des hommes. « Avant, on encourageait les filles à être de parfaites fées du logis. Aujourd’hui, on leur explique que “la pipe est le ciment du couple”. C’est un peu la même idée », résume Ovidie. En 2007, les premières conclusions de l’enquête Anrs-Inserm-Ined « Contexte de la sexualité en France » pointaient aussi que l’évolution des pratiques sexuelles des jeunes femmes, en apparence de plus en plus libres, cohabite avec des représentations toujours aussi figées, « marquées par un clivage qui continue d’opposer une sexualité féminine pensée prioritairement dans le registre de l’affectivité et de la conjugalité à une sexualité masculine pensée majoritairement dans le registre des besoins naturels et du plaisir »[12]12Nathalie Bajos et Michel Bozon, « Premiers résultats de l’enquête “Contexte de la sexualité en France” », 13/03/2007, sur stop-violences-femmes.gouv.fr, p. 26..
On peut définir le sexisme comme une domination qui résulte de la surdétermination des personnes par leur sexe. En d’autres termes, il qualifie une situation dans laquelle les femmes doivent en permanence se positionner par rapport à des questions relatives à leur féminité préalablement à l’affirmation par les actes de leur être singulier, au-delà de la grille des comportements genrés. Concrètement, cela correspond à un contexte dans lequel les stratégies défensives, que chacune, dans son expérience intime, est amenée à mettre en œuvre pour répondre aux contraintes et aux problématiques établies par l’agenda de la division genrée, tendent à prendre le pas sur notre capacité à élaborer nos propres désirs. Face à cela, la première des réflexions à mener est de tenter d’éviter que le féminisme, en étant perçu comme une image normative de la femme émancipée, ne s’impose comme une contrainte identitaire de plus qui viendrait s’ajouter au poids des complexes qui saturent déjà notre espace mental. Ainsi, en plus des « suis-je assez belle ? », « suis-je assez mince ? », « suis-je suffisamment respectable ? », nous devrions nous demander : « Ai-je l’air suffisamment “libérée” ? »
Continuant ma promenade dans le centre commercial Grand Littoral, je rencontre Aminata et Gamze, deux jeunes étudiantes de Marignane qui prennent un café. Aminata est en deuxième année de psycho et Gamze en formation d’auxiliaire de puériculture. Évoquant le cabaret seins nus organisé à Marseille à l’occasion de la journée des droits des femmes, je me suis fait incendier sur un malentendu – Aminata a cru que je parlais des Femen[13]13Groupe féministe fondé en Ukraine en 2008, dont les membres se sont fait connaître par des actions publiques où elles arborent des slogans peints sur leurs seins nus. Les Femen comptent … Continue reading. Ce fut un bel incendie.
Aminata nous rappelle que la perspective féministe devrait être guidée par l’idée qu’aucune norme comportementale, aucun style de vie ne sauraient valoir comme critère d’émancipation, car la question de la « libération des femmes » devient au mieux une pure abstraction dès lors qu’elle se présente comme un simple fil théorique, détaché des réalités sociales concrètes. (D’où sa propension à être instrumentalisée à d’autres fins : l’invasion de l’Afghanistan en 2001, présentée par l’état-major états-unien comme une entreprise de libération des femmes opprimées par les islamistes, en est un exemple extrême[14]14Christine Delphy, « Une guerre pour les femmes ? », Le Monde diplomatique, mars 2002..) Aminata nous a aussi déroulé un programme, qui est déjà mis en œuvre depuis plusieurs années par une multitude de collectifs féminins ou féministes, notamment à Marseille. C’est celui de la rédaction du journal La Baguette magique, à la cité de la Castellane ; celui de l’association Made à la cité de transit de Bassens ; celui de l’association La Trousse à Outils qui organise des stages d’autodéfense pour femmes[15]15Lire p. 102, 96 et 16 de ce même numéro : c’est le projet de dissiper ensemble, les unes pour les autres, les spectres de la honte et du jugement fixés par l’ordre du genre, de la classe et de la race, pour s’autoriser à changer le monde.
Les « cagoles », ouvrières marginalisées
« Les usines de dattes de Micasar n’existent plus, elle se trouvaient entre la Belle-de-Mai et la Busserine, et il y en avait une vers l’Estaque. C’était vraiment considéré comme le pire des boulots. Dans la mentalité des gens, si tu n’étais pas considérée, on te disait : « Va travailler aux dattes. » Comme on dit : « Va te jeter aux Goudes [*]. » On disait aussi : « C’est un travail de femmes, de fainéantes. » C’était un travail saisonnier et précaire. Les ouvrières travaillaient deux mois, quatre mois. Quand elles trouvaient mieux, elles n’y allaient plus, sinon elles y retournaient. C’était l’arbitraire total, je parle de la situation en 1983, quand j’ai fait mon enquête. À l’embauche, on les traitait comme des bestiaux, on venait les chercher à l’entrée de l’usine en les désignant du doigt : « Toi, toi, toi… »
Elles travaillaient sur un tapis roulant, il fallait trier, emballer. Il y avait un nombre de boîtes à produire. La chaîne, quoi. Les dattes venaient d’Algérie, de Tunisie et d’Irak. On y produisait aussi des fruits secs, tout ça lié à la tradition provençale des 13 desserts : fruits secs, figues, dattes, gibassiers (« pompes à l’huile », sorte de galette), pâte de coing, nougat…
Dans les années 1980, c’était beaucoup des filles de la deuxième génération d’immigrés maghrébins qui travaillaient là. Il y avait aussi des Gitanes et quelques-unes de la première génération qui étaient venues relativement jeunes, dans un regroupement familial. C’était des mères de famille pauvres qui étaient entre deux. Les femmes de la deuxième génération étaient de nationalité étrangère, avec un statut « je ne suis pas chez moi ici ». Elles risquaient d’être expulsées, c’était ça qui les tenait, la peur de ne pas avoir la carte de séjour renouvelée. Moi-même, je suis née en France mais j’ai gardé la carte de séjour jusqu’en 1996. La « date d’entrée en France », c’était ma date de naissance. On pouvait avoir la nationalité française, mais on ne nous le disait pas. En plus, beaucoup de familles qui avaient combattu en Algérie ne voulaient pas devenir françaises. Si on avait eu le droit du sol, ça aurait été plus facile pour nous. Aux dattes, on pouvait probablement travailler sans les papiers en règle, c’est ça qui permettait de tenir les filles. Pour qualifier ce type de travailleuses, j’ai développé le concept d’« ouvrières marginalisées ». Quand je suis allée à l’usine, j’ai découvert qu’il y avait des ouvrières permanentes qui étaient considérées comme la classe supérieure. Toutes européennes d’origine, elles avaient la blouse de l’usine, le droit de manger à la cantine, elles étaient syndiquées, alors que les ouvrières de base étaient privées de tout ça.
Une de mes sœurs a travaillé à Micasar. Nous étions les pauvres des pauvres. Ma famille vivait dans un bidonville de l’Estaque qui a été réhabilité en 1997. Ma sœur adorait la mécanique, mais on l’a refusée au CAP parce qu’une fille en mécanique, ça ne se faisait pas, et elle ne s’est jamais sentie bien à l’école, alors elle a enchaîné les petits boulots. Quand elle parlait de Micasar, elle me décrivait le bagne. Les dattes, ils les trafiquaient, parce qu’ils les achetaient vertes et les trempaient dans un bain de glucose. L’endroit où il y avait le trempage, c’était l’endroit « punition » : celles qui n’étaient pas gentilles, pas obéissantes, on les mettaient là. Elles se prenaient de la vapeur brûlante. En règle générale, dans les usines alimentaires de Marseille, quand on voulait punir les femmes, on les mettait à l’épluchage des oignons pour les sauces tomates. Il y avait celles qui travaillaient à Danone, celles qui travaillaient aux surgelés, aux crevettes… On restait pas longtemps parce que c’était trop dur. Les saisonniers, c’est déjà difficile pour eux de s’organiser, alors des femmes immigrées avec des statuts précaires… Elles avaient la haine. Ma sœur disait qu’à Micasar leur mode de résistance c’était de cracher dans les dattes. « Surtout, n’achetez jamais les dattes de Micasar ! », elle disait. »
En 2014, une vingtaine de femmes, vivant dans les 14 et 15e arrondissements de Marseille, se sont réunies pour explorer la notion du « féminin » avec la metteuse en scène Carole Errante, prolongeant les questions soulevées par la pièce Le Cas Blanche-Neige d’Howard Barker. D’abord, des ateliers d’écriture puisent dans les histoires personnelles. On y trouve les mots pour parler du rapport au corps, au mariage, aux préjugés. On y part à la recherche de sa créature et on s’imagine reine. Reine de quoi ? De l’univers, de la forêt, du quartier de la Busserine. Chacune s’aménage sa place dans cette nouvelle troupe de music-hall, qui prépare son propre spectacle, Nous sommes toutes des reines. Les séances de théâtre ne sont pas de tout repos. Il s’agit de dénouer les corps, oser les vocalises et les grimaces, et se débarrasser de l’embarras et de la pudeur. Jusqu’à parfois aller trop loin pour certaines participantes qui revendiquent d’en conserver un peu, de la pudeur. Des jeux d’improvisation, des phrases scandées encore et encore pour trouver le ton juste, des rires tonitruants que l’on fait ricocher dans le cercle de la répétition.
Neuf mois de travail pour qu’en juin 2015 elles foulent ensemble les planches face à la salle pleine à craquer du théâtre du Merlan, scène nationale implantée dans le quartier de la Busserine, dans le 14e arrondissement. Pleines d’humour, majestueuses et poignantes, parées de costumes à strass, de chapeaux à plumes ou de faux cils, chacune est dans son rôle. Déplacements chorégraphiés, port de tête professionnel, les comédiennes amatrices présentent un véritable show. La photographe marseillaise Yohanne Lamoulère en a saisi quelques moments, en coulisses et sur scène.
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