Illustration de couverture : Illustration de couverture : Remedios Varo Uranga

Remarque liminaire : Dans cet essai, la position de Janice Raymond sur l’hétérosexualité peut parfois prêter à confusion. Les féministes lesbiennes considèrent souvent l’homosexualité féminine comme plus naturelle que l’hétérosexualité, allant parfois jusqu’à réduire cette dernière à une injonction patriarcale. Bien que Janice Raymond ne soit pas aussi radicale dans sa critique de l’hétérosexualité, nous souhaitons apporter plus de nuance en dénonçant une hétérosexualité que le patriarcat impose aux femmes et que nous qualifions d’hétérosexualité androcentrée.

A PASSION FOR FRIENDS, TOWARDS A PHILOSOPHY OF FEMALE AFFECTION.1

« Ce livre parle des femmes lorsqu’elles sont ensemble. Lorsque les femmes sont ensemble, elles ne sont pas seules.2 »

C’est ainsi que Janice Raymond introduit son livre, car en général ce n’est pas ainsi que les femmes sont perçues dans l’espace public, dans ce que Janice Raymond appelle « l’hétéro-réalité ». Qu’est-ce que l’hétéro-réalité ? C’est ce que les femmes vivent tous les jours dans un univers conçu par et pour les hommes : c’est la femme qui attend seule à une table de restaurant et se voit servie après une tablée d’hommes ou de couples mixtes parce qu’on l’a reléguée à une table au fond de la salle et oubliée, pensant qu’elle attend forcément l’homme qui justifiera sa présence. C’est la valeur supérieure attribuée au travail des hommes dans une entreprise artisanale, ou dans une ferme, mais c’est également valable pour le travail des salariés, comme s’il ne dépendait pas du travail des femmes car ce travail n’est pas reconnu comme tel, le PIB n’en tient aucun compte. Janice Raymond donne un exemple de l’hétéro-réalité dans sa version culturelle : en 1984, la New York Times Book Review a publié un article (signé par Douglas Johnson) sur le livre de Simone de Beauvoir La cérémonie des adieux (1981) qui parle des dernières années de Sartre. Voici ce que dit Johnson : « … sans elle, Sartre aurait été un homme différent. Mais comme on l’a souvent dit, Sartre aurait tout de même toujours été Sartre. On imagine mal Simone de Beauvoir sans Sartre… Quels que soient ses talents d’écrivain ou son propre rôle en défenseur courageuse de nombreuses causes, on ne peut l’évaluer qu’en relation avec l’univers sartrien. » Sans commentaire. Virginia Woolf, pour sa part, a tenté de rechercher des témoignages littéraires d’amitiés féminines. En vain, ou presque.

Et pourtant, dit Janice Raymond, les femmes sont amies depuis des millénaires. Depuis des millénaires, elles se soutiennent, s’entraident. Les femmes d’aujourd’hui doivent rechercher ce genre de relations, elles existent même si elles sont relativement rares ; les femmes doivent apprendre à identifier celles qui sont leurs amies.

Je vais insister assez longuement sur cette introduction dans laquelle elle définit à la fois son vocabulaire et ses objectifs.

« Mon livre a pour prémisse centrale l’attirance originelle et dominante des femmes pour les femmes, profondément ensevelie dans le passé, le présent, et l’avenir de l’existence des femmes. Cette attirance n’est ni naturelle ni ontologique. De nombreuses femmes l’expriment de manières différentes. Les femmes qui ont exprimé et expriment vraiment cette affection pour les femmes commencent par se soucier de leur propre Moi, et ainsi chérissent l’amitié des autres comme elles se chérissent elles-mêmes. […] Seule peut être l’amie des autres femmes une femme qui s’est auto créée, une femme originelle, non fabriquée par l’homme. […] Ce livre est un hommage à la femme originelle – la femme qui recherche et revendique ses origines relationnelles avec son Moi vivant et avec les autres femmes vivantes. Elle n’est pas une création des hommes puisqu’elle ne procède pas de leur suffisance. Elle n’est pas ‘‘l’Autre’’ du Deuxième sexede Beauvoir, fabriquée par l’homme. Elle n’est pas cet être subordonné, créée pour ne penser à elle-même qu’en relation avec les hommes. Et elle ne nie pas son amitié et son attirance pour les autres femmes. Elle est Elle-même. Elle est une femme originelle qui s’appartient, qui n’est ni copiée, ni reproduite, ni traduite à partir de l’image qu’en ont les hommes. Elle est, dans le sens désormais obsolète et originel du mot, une femme rare

L’une des prémisses centrales de ce livre pose que l’amitié commence avec l’affinité qu’une femme a avec son Moi vivant. Le Moi d’une femme est son ami originel le plus durable.3 »

Mais c’est plus facile à dire qu’à faire, et il serait naïf d’idéaliser les relations amicales entre les femmes. « Dans une société qui hait les femmes, l’amitié féminine est un sujet si tabou que certaines femmes haïssent leur propre Moi originel et les autres femmes et qui, au mieux, se désintéressent des femmes. Les obstacles qui entravent l’amitié féminine se sont solidement implantés dans leur vie, et ce sont elles qui croient en cette fiction selon laquelle les femmes ne pourront jamais être amies et qui en témoignent. Ce livre ne prétend pas que toutes les femmes peuvent se lier d’amitié.

Je crois, cependant, que toutes les femmes sont capables de former des amitiés vivantes entre elles. […] En général, les obstacles qui s’opposent à l’amitié féminine constituent l’une des sphères silencieuses de la littérature féministe. Peu de féministes ont souhaité ou su expliquer le peu d’affection que les femmes ont les unes pour les autres.

Il existe une foule d’obstacles complexes qui empêche les femmes de devenir et rester amies. […] Il est plus facile de comprendre pourquoi les femmes font preuve d’un comportement hostile aux femmes que d’affronter la réalité de ce comportement lorsqu’il se retourne contre nous dans la vie.

Les obstacles qui s’opposent à l’amitié féminine existent également dans la vie des féministes engagées qui sont censées partager l’esprit et la vision d’une identification à la femme. 4»

Janice Raymond prend ensuite le temps d’expliquer le vocabulaire qu’elle emploie, et d’abord ce qu’elle entend par Gyn/affection et hétéro-relations.

« En général, on peut définir Gyn/affection ainsi : attirance, influence et élan entre les femmes. Hétéro-relations désigne le large éventail de relations affectives, sociales, politiques et économiques que les hommes organisent entre eux et les femmes. Hétéro-réalité décrit la situation que créent les hétéro-relations. […] Le sens que l’on donne le plus souvent au mot affection est sentiment, émotion, tendresse, attachement ou amour pour une autre personne. Dans ce sens Gyn/affection évoque le sentiment intense que les femmes éprouvent pour d’autres femmes, c’est-à-dire l’expérience de la profonde attirance du Moi vivant et de l’élan vers d’autres femmes vivantes. Mais affection a aussi un autre sens, qui va au-delà de l’élan d’une femme vers une autre. Dans ce sens, affection traduit le fait d’influencer, d’entraîner, d’émouvoir et d’impressionner d’autres femmes et le fait d’être influencées, entraînées, émues et impressionnées par d’autres femmes. 5»

Peut-on être amies et s’occuper de politique ?

« S’il est vrai que certaines activités politiques sont et doivent être possibles entre des personnes non liées par des liens d’amitié, la politique comme l’amitié retrouvent une signification plus profonde lorsqu’on les rapproche, c’est-à-dire lorsque l’activité politique émane d’un sentiment, d’un état d’esprit et d’une vision partagés, et lorsque l’amitié accroît l’effet de la politique.

L’amitié féminine est beaucoup plus que l’aspect privé de la politique féministe. […] Nous devons inventer une politique féministe basée sur l’amitié. Et il nous faut un idéal d’amitié qui confère aux femmes un pouvoir personnel et socio-économique. […] Ce que la politique féministe a de meilleur émane de l’amitié partagée.6 »

Janice Raymond revient ensuite sur l’hétéro-réalité en l’opposant à Gyn/affection, qu’elle souhaite rétablir en tant que fondement du féminisme et qu’elle définit ainsi : « Gyn/affection ne désigne pas seulement une relation aimante entre deux ou plusieurs femmes ; c’est aussi un lien librement consenti qui, une fois choisi, implique certains engagements réciproques basés sur l’honneur, la loyauté et l’affection. […]

L’hétéro-réalité n’a accordé de statut social et politique qu’aux hétéro-relations (relations femmes-hommes). Elle a ainsi produit un contexte social dans lequel l’amitié, et particulièrement l’amitié féminine, est considérée comme une association personnelle entre individues qui se révèlent mutuellement dans l’intimité de leurs rencontres amicales privées. […] Je suggère que les femmes commencent à reconnaître dans notre amitié mutuelle des implications qui dépassent la nature personnelle de ce lien afin de ne pas sous-évaluer nous-mêmes son pouvoir social et politique, pouvoir qui, à son niveau le plus profond, représente une force énorme apte à désintégrer les structures de l’hétéro-réalité. Le pouvoir que confère l’amitié féminine peut créer les conditions nécessaires à une nouvelle politique féministe dans laquelle le personnel est passionnément politique.

La femme fabriquée par l’homme est prédisposée aux hétéro-relations. La littérature, l’histoire, la philosophie, et la science du patriarcat ont renforcé la prétendue relation mythique et primordiale entre la femme et l’homme. […] l’impératif hétéro-relationnel est unilatéral […]

Il importe de comprendre que les normes de l’hétéro-réalité ont programmé la femme pour l’homme et non l’inverse. Les femmes sont consacrées à l’homme, et c’est très différent de la manière dont les hommes existent pour les femmes. […] La femme est ontologiquement faite pour l’homme, c’est-à-dire qu’elle est formée par lui et ne peut se passer de lui. […] Son essence et son existence dépendent de sa relation continue avec lui. […]

Mais ce n’est qu’incidemment que l’homme est fait pour la femme, c’est-à-dire que son désir et son destin, même s’ils incluent les femmes, ne se limitent pas à ses relations avec les femmes. Son destin consiste plutôt à construire le monde en compagnie de ses semblables masculins. […] Le destin de l’homme est donc en définitive homo-relationnel. Le véritable pouvoir normatif des relations entre mâles est masqué par le fait que ce rapport d’homme à homme est institutionnalisé dans tous les aspects d’une culture apparemment hétéro-relationnelle. Ce sont les femmes qui portent tout le poids de la réalisation de l’impératif hétéro-relationnel. En vérité, il s’agit d’une société homo-relationnelle mâle, basée sur des relations, des transactions et des liens de mâle à mâle à tous les niveaux. Les hétéro-relations procurent aux hommes le soutien qu’ils n’obtiennent pas des autres hommes. L’hétéro-réalité est le complément de l’homo-réalité.7 »

« La Gyn/affection, tant dans son sens personnel que politique, menace cette création d’un lien masculin oppressif. Elle sape la possibilité et la puissance des homo-relations. […] Le modèle traditionnel des hétéro-relations est le mariage, mais au cours de l’histoire, nombre de révolutions, sexuelles et politiques, ont prétendu éliminer l’hégémonie du lien conjugal. Mais ce qu’aucune d’entre elles n’a révolutionné est l’hétéro-réalité – le ‘‘donné’’ sociétal qui veut que les relations mâles-femelles soient les ‘‘bonnes’’ relations pour les femmes. Pour les femmes, dans n’importe quelle société, révolutionnaire ou traditionnelle, les hétéro-relations sont les seuls liens qui reçoivent une sanction sociale, politique et économique. Dans l’hétéro-réalité, l’amitié féminine est considérée comme un phénomène de second ordre, insignifiant, et précédant souvent l’hétéro-maturité.8 »

Cependant, il ne faut pas confondre, nous dit Janice Raymond, hétéro-relations, hétéro-réalité et hétérosexualité. L’hétérosexisme n’est pas le seul problème des femmes et nous limiter à cette lutte ne nous sera pas très utile tant que demeure l’hétéro-réalité, puisque « nous vivons dans une société hétéro-relationnelle dans laquelle la plupart des relations personnelles, sociales, politiques, professionnelles et économiques des femmes sont définies par une idéologie qui veut que la femme soit faite pour l’homme. Parler d’hétéro-relations permet de désigner plus précisément les manières dont la Gyn/affection est masquée et éclipsée pour toutes les femmes, même pour celles qui sont lesbiennes.

Les hétéro-relations procurent aux hommes un accès constant aux femmes et ont constamment transformé les univers féminins en hétéro-réalité.9 »

Par exemple, l’obstétrique qui a quasiment éliminé les femmes de l’accouchement. Janice Raymond regrette que les femmes cherchent à faire participer leur partenaire à leur accouchement, ce qui contribue à effacer le lien qui reliait les femmes lors de cet évènement.

Son livre a pour but de dénoncer « les déclarations qui font la promotion des hétéro-relations pour les femmes et que personne ne conteste10. […] L’effet que produisent ces déclarations est dévastateur pour notre quête de connaissances vivantes et originelles sur l’amitié féminine. Elle proclament que nous avons la mémoire courte, qu’il n’est pas important de se souvenir et qu’en fin de compte, comme le dit de Beauvoir, l’homme peut se concevoir sans femme, mais que la femme ne peut pas se concevoir sans homme. Ce genre d’affirmation renvoie l’histoire de l’amitié féminine dans la sphère de la nécrologie11. »

Qu’est-ce que le féminisme radical pour Janice Raymond ?

« Les hétéro-relations affectent également les théories et les réalités du féminisme en définissant le féminisme comme l’égalité des femmes et des hommes plutôt que comme l’autonomie, l’indépendance et l’amour de son Moi femelle en affinité avec ses semblables – ses sœurs. Cette définition met le féminisme en porte-à-faux car il lie les femmes à l’homme plutôt qu’aux autres femmes.

Pour moi, le féminisme n’a jamais signifié l’égalité des femmes avec les hommes. Il signifie l’égalité des femmes avec nos propres Moi – il signifie être à la hauteur de ces femmes qui se sont consacrées aux autres femmes, qui ont vécu pour la liberté des femmes ; être à la hauteur de celles qui en sont mortes, de celles qui ont lutté pour les femmes et ont survécu grâce à leur force de femmes ; de celles qui ont aimé les femmes et ont compris que sans le sentiment et la conviction que les femmes passent avant tout dans leur vie, tout est faux. Le féminisme hétéro-relationnel, comme l’humanisme hétéro-relationnel, masque la nécessité de l’amitié féminine en tant que fondement et conséquence du féminisme.

L’amitié féminine exige que les femmes soient à la hauteur de nos Moi vivants ‘‘qui aiment les femmes’’, à la hauteur de la tâche qui consiste à inventer une existence gynocentrée. C’est l’une des différences les plus importantes entre le féminisme radical et les féminismes libéral et marxiste – entre leurs postulats. Le féminisme radical commence chez et avec les femmes. Les féminismes libéral et marxiste commencent chez et avec les hommes, par une relation indirecte avec les hommes en tant que groupe, que ces hommes soient des oppresseurs ou des ‘‘frères’’ opprimés. Les féminismes libéral et marxiste étudient les femmes et les placent principalement en relation avec les personnes, l’histoire et la culture mâles.

Les hommes sont perçus comme les médiateurs par excellence de la réalité, si bien que réalité est presque devenue synonyme d’hétéro-réalité. La Gyn/affection s’assure que les hommes et les définitions masculines de l’égalité serviront de moins en moins d’intermédiaires dans le féminisme.12 »

Gyn/affection et lesbianisme.

Puisque la gyn/affection suppose que la vie d’une femme soit entièrement tournée vers les autres femmes, il est tentant d’amalgamer gyn/affection et lesbianisme. La distinction entre les deux semble très ténue.

Il me semble utile, à ce stade, d’illustrer ce que Janice Raymond entend par gyn/affection par sa propre vie. Actuellement âgée de 82 ans, Janice Raymond est une philosophe féministe américaine. Pendant de nombreuses années, elle a enseigné à Amherst, Université du Massachussetts. Elle a préparé sa thèse, que nous connaissons sous le titre de L’empire transsexuel (1979), le seul de ses ouvrages traduits en français, sous la direction de Mary Daly. A Passion for Friends (1986) est son deuxième livre. Elle a ensuite publié d’autres livres : Women as Wombs (1993 – les femmes en tant qu’utérus) ; RU 486, Misconception, Myths and Morals (1991- sur la pilule abortive française ou comment on élabore des médicaments, comment on les met sur le marché et comment on les vend aux femmes) ; Not a Choice, Not a Job (2013 – Ni un choix ni un travail, sur la prostitution) ; Doublethink (2013 – la double pensée, mise à jour de L’empire transsexuel). Elle s’est occupée des femmes toute sa vie en luttant contre le trafic de femmes, la prostitution et la pornographie.

Janice Raymond est lesbienne, mais dans cette introduction à Gyn/affection, elle souhaite n’exclure aucune femme de la gyn/affection. En outre, elle ne veut pas idéaliser le lesbianisme qui, dans certains cas, fait fort bon ménage avec le patriarcat. Mais une femme ne naît pas lesbienne, dit Janice Raymond, elle le devient par choix, car tout la pousse à se conformer à l’hétérosexualité. « Plus qu’aucun autre groupe de femmes, les féministes lesbiennes ont circonscrit le pouvoir de l’hétéro-réalité.13 » C’est d’ailleurs pour cette raison que les hommes n’aiment pas les lesbiennes, qu’ils appellent gouines. Car ils voient le lesbianisme comme la menace par excellence pour le patriarcat ; le lesbianisme les exclut et leur rend les femmes inaccessibles.

Le titre du livre.

Il s’agit d’un ouvrage philosophique, insiste Janice Raymond : « Il s’intéresse à des idées sur l’amitié féminine. Il s’intéresse aussi au débat critique et à la spéculation, deux honorables méthodes philosophiques. […]

Ce livre tente de condenser certaines idées sur l’amitié féminine exprimées par les femmes tout en en échafaudant de nouvelles. Ces idées sont disséminées à la fois dans les travaux et la vie de nombreuses femmes différentes à travers les siècles. Et parce qu’elles sont ainsi disséminées, et parce qu’elles n’ont pas été reconnues et acceptées en tant qu’idées, elles n’ont jamais paru assez fondées pour être admises dans la tradition philosophique, et on n’a pas reconnu la profondeur philosophique de leur pensée. […]

Mon travail consiste à reconnaître ces idées vécues sur l’amitié féminine, mais aussi à en produire d’autres. […]

Par définition, la philosophie est l’amour de la sagesse. […] Mais la quête de sagesse est souvent difficile. De même, il est difficile de trouver de bonnes amies. Pourtant, si nous réussissons à reconnaître où se niche l’amitié et comment la soutenir, nous aurons acquis à la fois sagesse et amitié.

L’histoire de la philosophie est l’histoire de la pensée des hommes sur l’ordre des choses et sur leurs relations mutuelles. Cela implique de relier les personnes, les évènements et les choses, d’analyser systématiquement ce qui passe pour la réalité, et de contester les valeurs établies et les idéaux en en inventant d’autres. Dans un sens restreint, l’histoire de la philosophie est l’histoire du discernement. C’est la recherche de sens qui motive très largement le travail philosophique. Contrairement à la science, qui évite le jugement critique, la philosophie n’a jamais pu lui échapper.

Une philosophie de l’amitié féminine est la partie non reconnue de l’histoire de la philosophie. Elle entend analyser la relation entre les femmes et notre monde. Elle étudie de manière systématique ce qui passe pour la réalité – c’est-à-dire l’hétéro-réalité – elle conteste les hétéro-valeurs et les hétéro-idéaux en créant ceux de l’amitié féminine. Une philosophie de l’amitié féminine forme une partie de l’histoire du discernement féminin. C’est la quête de sens des femmes qui l’anime.

Élaborer une philosophie de l’amitié féminine n’est pas une entreprise neutre […] Cet ouvrage ne cherche pas à opposer le savoir approfondi et bien documenté sur l’amitié féminine d’une part, et la recherche passionnée d’autre part. Elles doivent aller de pair. Ainsi, ce livre appartient à une tradition féministe de critique matérialiste et idéaliste de la philosophie. ­[…]

Je n’ai pas l’intention d’essentialiser, d’idéaliser, de présenter de façon sentimentale, ni de magnifier l’amitié féminine. Mais en revanche, j’entends bien décrire une partie de l’histoire et de la vitalité des amitiés féminines et émettre des hypothèses sur le pouvoir de l’amitié dans la vie des femmes. 14»

Janice Raymond pense qu’il existe une culture de l’amitié féminine. L’amitié féminine n’est pas un donné « naturel ». « Elle se forme dans les engagements culturels qu’ont pris les femmes pour elles-mêmes et pour les autres face aux assauts répétés de l’hétéro-réalité qui exige qu’elles soient, ‘‘par nature’’ et ‘‘essentiellement’’ faites pour l’homme.15 »

Mais elle conçoit aussi cet ouvrage comme une contribution au corpus croissant de la théorie féministe. « En élaborant une théorie des hétéros-relations, je tente de décrire la structure du monde telle que les hommes l’ont créé pour les femmes. En élaborant une théorie de l’amitié féminine, je tente de décrire le monde tel que les femmes imaginent qu’il pourrait être. […]

Une théorie féministe qui aurait dépassé les théories de l’oppression des femmes et serait passée à des théories sur leur empouvoirement nous fait défaut16… » Il est essentiel, dit Janice Raymond, de comprendre l’oppression des femmes et son histoire. Mais les femmes ne peuvent s’en sortir qu’en s’unissant. Et cela implique d’abord qu’elles se découvrent elles-mêmes, car une femme est sa propre meilleure amie. Ensuite il s’agit de trouver l’affection, la force et l’empouvoirement que procurent les autres femmes. « Les femmes, bien que ce soit en tant que ‘‘bourreaux par procuration’’, ont maintenu les autres femmes en esclavage à de multiples niveaux tout en prétendant et en croyant leur donner les moyens de survivre dans un monde où leur survie signifie que les femmes sont faites pour les hommes. C’est l’atrocité qui précède toutes les autres : le fait que des femmes préparent d’autres femmes à exister pour les hommes en les mutilant, en les maltraitant et en les négligeant […] l’une de ses conséquences les plus dévastatrices est de dégoûter les femmes d’elles-mêmes et des autres, ce qui les pousse à s’identifier aux autres femmes par la douleur partagée et non par la force partagée […] L’histoire de la gyn/affection est une contrepartie vitale de l’histoire de l’oppression des femmes.

Si la gyn/affection ne fait pas intrinsèquement partie du programme politique féministe, le féminisme n’atteindra pas ses buts essentiels qui consistent à éliminer les mécanismes, les institutions et les effets de la colonisation des femmes sous toutes ses formes. Les femmes ne doivent pas seulement se demander ce que nous combattons, mais aussi pour quoi nous combattons. La destruction de tous les systèmes d’oppression des femmes et les progrès de l’amitié féminine vont de pair17. »

Janice Raymond précise ensuite sa méthode, c’est-à-dire la généalogie des amitiés féminines.

Il s’agit de relier les points de contact entre divers groupes d’amies pour montrer que nous possédons des ancêtres communes, et aussi de rechercher les ressemblances dans la diversité.

Outre notre expérience commune de l’oppression, de nombreuses femmes ont fait l’expérience de l’empouvoirement des autres femmes. Nous disposons aussi d’un outil généalogique important en étudiant le contexte de l’hétéro-réalité, des hétéro-explications de phénomènes attribués aux femmes ; que signifient vraiment ces explications et que dissimulent-elles ?

«  Lorsque nous étudions les ‘‘disciplines’’ des hétéro-relations en recherchant des preuves ou des indices de la gyn/affection, nous nous dégageons des contraintes que les théories hétéro-relationnelles ont imposées à une quête féminine de savoir. Nous découvrons non seulement que ces théories ont, discipline après discipline académique, évacué le souvenir de la gyn/affection des universités et de la vie sociale mais que, ce faisant, elles révèlent nombre de craintes inavouées et de dangers subtils que les hommes ont toujours perçus dans les affinités féminines18. »

Cela nous permet de créer une « contre-mémoire », susceptible de voir ce qui s’oppose aux souvenirs dominants à propos d’un sujet ou d’un évènement, par exemple pourquoi doit-on contraindre les femmes à l’hétérosexualité si elle est naturelle ? Ou pourquoi une femme doit-elle transférer son attirance initiale pour sa mère (la première femme de sa vie) à un homme ?

Bien entendu, les preuves de la gyn/affection sont rares et parfois confuses, ayant déjà subi une hétéro-révision ; la documentation à ce sujet a souvent été détruite, effacée ou dépouillée de ce qu’elle avait d’intéressant. Mais ce que Janice Raymond souhaite faire ici est « d’élaborer une manière de faire cette généalogie plutôt qu’un compte-rendu exhaustif de la généalogie de l’amitié féminine. 19»

Et elle termine cette introduction par sa définition personnelle du féminisme :

« Insister de manière soutenue sur l’oppression des femmes, sur ‘‘l’état d’atrocité’’20, et sur la communion dans la résistance peut produire l’effet inattendu de faire de l’expérience féminine une situation identique à celle de la colonisation. Féministe doit signifier quelque chose d’autre – pas seulement des femmes en lutte contre et en conflit avec des hommes et la suprématie mâle, mais des femmes en accord avec elles-mêmes et les unes avec les autres. […] Lorsque les femmes affirment la puissance de leur retrait de toute forme d’hétéro-relation, nous affirmons la puissance de notre présence à nous-mêmes. Et cela est réellement empouvoirant.

Il ne suffit pas de disséquer le cadavre des pathologies patriarcales. Il ne suffit pas de décrire l’état d’hétéro-réalité. Les femmes n’ont pas toujours existé pour les hommes. Nous devons connaître cette généalogie des femmes qui n’ont pas existé, ou n’existent pas, pour les hommes ou dans une relation cruciale avec eux. Et il nous faut élaborer une vision de la gyn/affection21. »

Chapitre I – Les origines de l’amitié féminine.

« Avant la femme, il y eut l’homme.22» C’est sur ce mythe que l’homme a bâti sa réalité, par exemple dans la Genèse de la Bible, mais également dans les mythes assyriens, grecs, etc. La femme n’est là que pour le compléter, l’épauler et bien sûr pour l’aider à assurer sa descendance.

« Selon l’homme, la société originelle est composée d’hommes et de femmes qui s’associent et agissent de concert. Cette association et cette entente s’appuient sur une théorie de l’évolution sociale qui fixe les rôles et comportements sexuels.23 »

Les femmes racontent une autre histoire, celle de femmes qui pensent que leur relations ont été et sont primordiales – c’est-à-dire que ce sont les relations les plus anciennes entre les femmes et qu’elles sont de première importance, et dont l’archétype est la relation mère-fille.

« L’amitié féminine a son origine dans la liberté des femmes, dont l’un des aspects importants est d’exister pour les femmes. […] L’amitié féminine a aussi son origine dans la culture féminine. Cette culture appartient au passé, au présent, elle évolue, et donc les origines de l’amitié féminine ne sont pas limitées à un état statique originel, un âge d’or, de la gyn/affection. […] Le terme culture a plusieurs sens – social, intellectuel et artistique […] depuis la préhistoire, les femmes ont été les premières à cultiver le sol, et c’est une métaphore adéquate pour décrire les produits culturels et les quêtes culturelles des femmes. […] L’amitié féminine a son origine dans le mode de vie matériel, intellectuel et spirituel que les femmes ont établi entre elles |…] et qui, pour de nombreuses femmes, représente une tentative par les femmes de penser à une nouvelle manière de vivre sa vie intellectuelle, morale et sociale. […] La culture de l’amitié féminine a un but particulier, la passion et la politique. On la trouve à l’origine dans les sphères où les femmes étaient et sont libres d’exister les unes pour les autres et où les femmes donnent aux femmes de l’affection et le sentiment d’être différentes, importantes, autonomes. 24»

C’est pourquoi, précise Janice Raymond, les colonisateurs du monde entier s’en prennent d’abord aux traditions culturelles d’un groupe particulier, afin de mâter les colonisés. L’institution de la primogéniture a également joué un rôle dans la disqualification des femmes.

« Les hommes ont hérité la terre et les royaumes qu’ils ont fabriqués : argent, éducation, prestige professionnel et pouvoir politique. Ils ont aussi hérité, en vertu de leur sexe mâle, le ‘‘droit’’ à l’affection des femmes. L’amitié féminine peut rendre aux femmes le droit de primogéniture…25»

Est-il important de rechercher les origines de l’amitié féminine ?

« Les origines de l’amitié féminine sont les origines du féminisme radical […] quand les femmes cesseront de croire que les hétéro-relations sont primordiales, elles verront que le but premier du féminisme n’est pas de rapprocher les femmes et les hommes, mais de rapprocher les femmes. L’amitié féminine est le processus nécessaire à l’accomplissement de ce but. Et ce processus commence au commencement, lorsque les femmes sont fières de leurs relations avec les autres femmes, là où les femmes sont encore fières.26 »

Le « péché originel » de l’homme, dit-elle, a été d’avilir la femme originelle et les origines qu’elle partageait avec les autres femmes.

Les vieilles femmes [dont je suis, et c’est pourquoi je choisis ce passage plutôt que ceux consacrés à Foucault, Freud, Sade, les écoles psychologiques qui ont fermement maintenu les femmes dans l’hétéro-réalité], « retournent littéralement dans le monde des femmes. Lorsqu’elles sont vieilles, les femmes se tiennent compagnie beaucoup plus souvent. Pour nombre d’entre elles, c’est la première fois de leur vie qu’elles n’ont pas à se positionner ou à prendre soin des enfants et des hommes. […] Les vieilles femmes, en général, ne sont pas aussi englouties par le monde de l’hétéro-réalité que les femmes plus jeunes […] on les perçoit comme impropres à la consommation masculine.27 »

Généalogie des « femmes sans attaches » [loose women]. La prostituée et la lesbienne.

[« Sans attaches », ici, signifie à mon avis « non attachée à un homme/libre ». En anglais, le mot loose peut aussi avoir un sens péjoratif, d’ailleurs souvent appliqué à ces femmes, comme dans loose morals, moralité douteuse, permissivité, promiscuité.]

« La femme libre est la femme sans attaches. Et parce qu’elle refuse de s’attacher aux hommes, elle se voit privée non seulement de la protection patriarcale, mais du respect du patriarcat.28 »

On sait très peu de choses sur l’histoire des femmes libres. Elles sont, la plupart du temps, assimilées aux prostituées, catégorie établie de l’hétéro-réalité. Les Grecs et les Romains en étaient coutumiers, mais plus près de nous également, des auteurs comme Zola, Daudet, de Maupassant (en France).

« La plupart des histoires de la prostitution commencent par relater les actes sexuels auxquels se seraient livrées les femmes dans les temples sacrés. Ces femmes sont parvenues jusqu’à nous en tant que prostituées sacrées. Mais nous savons que les femmes qui vivaient dans les temples antiques les plus anciens étaient des vierges sacrées. […] Je maintiens que la vierge sacrée est transformée en prostituée sacrée de manière assez semblable à la lesbienne ou à la compagne que l’on a transformée en prostituée selon la définition masculine, afin d’éradiquer l’indépendance des femmes et d’hétéro-sexualiser les femmes sans attaches.[…] Soumises à une telle pression, de nombreuses femmes ont probablement été contraintes à se prostituer, de façon tout à fait contraire à leur désir originel. […] La version chrétienne de la vierge sacrée est la moniale29. »

Chapitre II – Différentes amitiés féminines : la moniale en tant que femme sans attaches.

Les moniales ont souvent été accusées de pratiques sexuelles répréhensibles, leur séparation totale d’avec les hommes et leur indépendance économique étant jugées anormales, elles deviennent donc rapidement immorales.

À l’aube du christianisme, les femmes ont perdu tout pouvoir social, politique et intellectuel de quelque importance. Certaines se sont réfugiées dans les couvents, où elles pouvaient continuer à exercer leurs talents d’organisatrices et poursuivre leur éducation. Elles entraient souvent en conflit avec la hiérarchie religieuse masculine : les conditions favorables qui avaient d’abord attiré les femmes vers les couvents ont été de plus en plus restreintes, notamment en ce qui concerne leur ouverture sur le monde extérieur, et les moniales furent hétéro-sexualisées en devenant « les épouses du Christ ». Leur mise au pas va de pair avec celle de toutes les femmes libres, en tant que classe, dans la chrétienté.

Les femmes « libres » étaient plus nombreuses qu’on pourrait le croire à la fin du Moyen Âge.

« Nombre d’entre elles jouaient un rôle à la cour ou en ville, d’autres dans le monde du travail et le commerce, non sans que les hommes tentent de s’y opposer.

Certaines d’entre elles s’installaient ensemble de manière coopérative. C’est en particulier le cas des Béguines, [qui] sont la preuve gyn/affective de l’histoire des femmes sans attaches. Elles se rassemblaient dans des communautés à travers toute l’Europe en particulier dans les Flandres, où nombre de leurs remarquables maisons sont encore debout. 30»

À Strasbourg, par exemple, elles constituaient au moins 10 % de la population. Dès le milieu du XIIe siècle, il existait des communautés de Béguines dans presque tous les grands centres urbains européens.

« En tant que groupe religieux, n’ayant pas prononcé de vœux, et extérieur aux ordres religieux féminins établis, les Béguines représentaient un énorme danger aux yeux de la hiérarchie de l’Église, et leur liberté choquait aussi nombre de citadins. Au XVe siècle, de nombreuses villes commencèrent à démanteler les Béguinages, forçant souvent leurs habitantes à se prostituer ou à entrer dans les Ordres.

Celles qui choisissaient les ordres religieux et s’y retrouvaient perpétuaient leurs traditions d’amitié féminine et de liberté dans les couvents, au nez et à la barbe de la hiérarchie religieuse.

Cette généalogie n’a pas pour but d’idéaliser les moniales en tant que modèles d’amitié féminine. J’ai moi-même passé douze ans de ma vie dans une communauté religieuse de femmes, et y ai acquis l’expérience directe de l’ambivalence et des complications de la gyn/affection dans ce contexte, cela me suffit pour hésiter à glorifier l’amitié féminine dans les couvents. Ce que j’y ai vécu, cependant, était la richesse de l’amitié. Et c’est cela, je le soutiens, qui peut servir de modèle empouvoirant pour une femme en quête d’amitié féminine – en dépit de toutes ses ambivalences31. »

Vus à partir de l’hétéro-réalité, les couvents sont souvent décrits comme des lieux où l’on se débarrassait des filles que l’on ne pouvait pas marier pour diverses raisons. Leur enfermement, dans ce cas, n’était pas volontaire. On décrit ces femmes comme des frustrées parce que privées d’hommes. On dit aussi qu’on plaçait facilement dans ces couvents les filles en surnombre, notamment pendant les croisades. Mais tout cela n’explique pas pourquoi un grand nombre de femmes voulaient entrer au couvent. Que leur offrait le couvent que leur refusait la société des hommes ?

Le couvent leur offrait principalement l’indépendance et la richesse d’une vie intellectuelle, spirituelle et politique. Elles y trouvaient culture et éducation qu’elles pouvaient à la fois acquérir et enseigner. Elles y vivaient en compagnie de leurs égales. (Et c’est l’afflux dans les couvents de femmes des classes inférieures qui entraîna en 1215 l’interdiction de créer de nouvelles fondations.)

Les communautés religieuses féminines devinrent des centres d’art et d’artisanat : calligraphie, miniatures, tissages, etc. Les territoires sur lesquels régnaient les abbesses étaient mieux gérés, et de manière plus humaine et équitable, que ceux des propriétaires féodaux. Elles exerçaient une réelle influence sur le monde extérieur.

Les amitiés particulières sont mal vues dans les couvents : « La crainte de l’homosexualité est présente dans les communautés religieuses dès le début32. » Janice Raymond elle-même en a fait les frais dans sa communauté pour avoir tenu la main d’une novice au cours d’une promenade, sous prétexte qu’il s’agissait d’une « simulation de rapport sexuel » !

L’âge d’or des communautés religieuses féminines n’a pas duré.

«  Partout où la gyn/affection avait été réelle, dans son sens le plus large, les moniales jouant un rôle actif dans les domaines politique, spirituel, intellectuel et social, elle a été réprimée – soit en interne par les autorités masculines de l’Église catholique, ou de l’extérieur comme lors de la dissolution des couvents en Angleterre et sur le continent au XVIe siècle.33 »

La coiffe (encombrante) des moniales et la fermeture des couvents constituent l’une des méthodes de répression. La Réforme a exigé qu’elles se marient. Les hommes se sont approprié les biens des couvents féminins ; certains anciens couvents appartiennent à des universités célèbres (Cambridge, par exemple), interdites aux femmes pendant très longtemps, comme l’a commenté Virginia Woolf dans Une chambre à soi.

Quelles leçons peut-on tirer des communautés religieuses de femmes ?

« La leçon essentielle que l’on peut tirer de l’histoire de ces femmes libres en général, c’est que l’ordre doit émaner de l’intérieur et être instauré à des fins féminines. Il ne peut pas être imposé de l’extérieur par les autorités masculines. Lorsque la vie au couvent se déroulait selon la règle établie par des compagnes égales, même si on élaborait certaines règles d’autorité en interne, elle témoignait de la différence entre l’ordre et l’uniformité – la différence entre s’organiser et produire un système qui régule entièrement l’existence sociale et personnelle – et elle témoignait d’un ordre qui soutient la vie créative. […] Dans ce qu’elle avait de meilleur, c’était une vie méditative et studieuse qui engendrait une certaine régularité et un ordre des priorités sans imposer un système de vie rigide et totalisant afin qu’il convienne à toutes les femmes libres et à tous les projets encore indéterminés. Le travail, la prière, la conversation et l’étude s’équilibraient aisément afin d’encourager la croissance individuelle et la vision communautaire. L’ordre religieux, lorsqu’il était bien pensé et ne cédait pas de manière irréfléchie aux injonctions des autorités masculines, encourageait l’amitié en répartissant équitablement la satisfaction personnelle et le bien-être coopératif.34 »

Les moniales avaient beaucoup de choses à nous apprendre sur la vie en collectivité. Car, dans les meilleurs cas, une femme pouvait vivre son individualité dans une ambiance d’amitié profonde. Hélas, la situation des moniales se dégrada considérablement lorsque les autorités religieuses masculines décidèrent qu’elles seraient recluses.

Chapitre III – Les Chinoises qui refusaient le mariage.

Ce mouvement a existé dans la région de Canton du début du XIXe siècle au début du XXe.

Dans la tradition chinoise, une femme n’avait sa place dans une famille qu’après son mariage. Une femme non mariée n’avait pas de famille. En se mariant, elle quittait le foyer de ses parents et, en étrangère, venait habiter chez son mari.

« La petite Chinoise avait de fortes chances d’être superflue dès les premiers jours de sa vie. De fait, le mot chinois pour fille est ‘‘marchandise que l’on perd’’. La dévalorisation des femmes s’adossait à une représentation métaphysique du monde qui identifiait les femmes à tout ce qui est yin, c’est-à-dire négatif, vide et, dans le système confucéen, de mauvais présage. Dans le monde social, cette infériorité cosmique des femmes se traduisait concrètement par les pratiques très répandues de l’infanticide des filles, du bandage des pieds, du mariage précoce des filles au point de les vendre à d’autres familles pendant leur petite enfance, par les corvées qui étaient le fardeau des femmes, leur manque d’éducation et le taux élevé de suicide des Chinoises35. »

Les femmes qui refusaient le mariage pouvaient évoquer une tradition qui les encourageait à être fortes, résistantes et unies, celle des « guerrières ». Cette tradition fait partie de la culture populaire chinoise, elle est célébrée dans la poésie et basée sur la réalité historique de la révolution paysanne entre 1851 et 1864 (révolte des Taiping) pendant laquelle certaines unités combattantes étaient entièrement constituées de femmes, y compris le commandement. Lorsque les rebelles s’installèrent à Nankin, cette armée comprenait 2 500 femmes.

Canton était le centre de la résistance au mariage qui a duré environ 100 ans. Cette tradition est naturellement passée sous silence.

La majorité de ces femmes travaillaient dans l’industrie de la soie, mais certaines travaillaient aussi dans les champs, dans les rues, à des travaux manuels divers, en tout cas hors de chez elles. Elles étaient souvent capables d’entretenir leur famille de naissance, qui était ainsi moins tentée de les forcer à se marier.

De nombreux hommes avaient quitté la région de Canton pour les États-Unis ou ailleurs, ce qui favorisait ce mouvement. Les jeunes filles vivaient ensemble très tôt et certaines prononçaient des vœux réciproques de célibat au cours d’une cérémonie de nature religieuse. Elles vivaient souvent dans des « maisons végétariennes » ou des « maisons de vieilles filles ». Le lesbianisme y était fréquent. Ces maisons avaient également des projets de financement de la retraite et du décès.

Ces femmes disposaient d’une « bonne » littérature sous forme de ballades, dont le thème était souvent le mariage en tant qu’obstacle au progrès spirituel.

« De nombreuses résistantes possédaient de ‘‘bons’’ livres qu’elles avaient acquis pendant l’enfance. Ces ‘‘précieux volumes’’ les soutenaient dans leur conviction que refuser le mariage était moralement juste, que résister était courageux, que l’on ne pouvait pas faire confiance aux hommes, et que le suicide peut être une vertu si l’on cherche à préserver sa propre intégrité36. »

Le suicide était effectivement un outil de résistance collectif au mariage.

Les résistantes au mariage jouissaient d’une liberté bien supérieure à celle des autres Chinoises, y compris celle de former des amitiés lesbiennes, non sans susciter une certaine hostilité.

Mais dans ce cas aussi, les femmes découvraient l’amour là où elles travaillaient, et trouvaient du travail là où elles aimaient.

La plupart des membres du mouvement de résistance au mariage durent s’exiler à Singapour ou à Hong Kong lors de l’instauration du gouvernement nationaliste. En outre, pendant les années 1930, l’industrie de la soie périclita ce qui mit ces femmes dans une situation économique désastreuse et elles durent se rabattre sur le service domestique.

Poids et valeur politiques du mouvement de résistance au mariage.

« Les évolutions de ce mouvement de résistance ont été inextricablement conditionnées par les normes hétéro-relationnelles.37 »

On l’a soit « psychologisé », soit méprisé pour son apolitisme et son insignifiance. Une manière plus « gyn/affectueuse » d’évaluer ce mouvement serait de cesser d’analyser la résistance des femmes uniquement lorsqu’elle a lieu au sein de mouvements révolutionnaires définis et dirigés par les hommes, et de l’analyser dans d’autres contextes qui ne sont pas perçus comme révolutionnaires.

Janice Raymond nous fournit ensuite une liste38 (très intéressante) de critères concrets pour évaluer une politique favorable aux femmes :

  1. De quelle manière les résistantes s’opposaient-elles à la domination masculine ? De quelle manière résistaient-elles à l’hétéro-réalité ? Elles n’envisageaient pas de réformer le mariage mais tentaient de créer des structures plus gynocentrées où elles pouvaient travailler, économiser, prendre leur retraite, et avoir leur propre culture ; ce qui prouve à quel point elles se démarquaient des normes hétéro-relationnelles. Elles allaient même au-delà en élaborant des structures de survie contre le système mais favorables à la transformation par les femmes de leur propre vie.
  2. Si le pouvoir ne peut pas se mesurer selon les critères masculins, dans quelle mesure ces femmes ont-elles transformé le concept et la réalité du pouvoir ? On considère en général que les femmes sans hommes n’ont pas de pouvoir. Mais le pouvoir politique féministe consiste à être capable de changer la qualité de vie des femmes.
  3. Dans quelle mesure les résistantes ont-elles amélioré la qualité de vie des femmes ? Ou, qui a bénéficié de leur vie et de leur travail ? Bien qu’on ne connaisse pas le nombre réel de ces résistantes, on sait qu’elles se comptaient par milliers et que ce mouvement était une force sociale et politique. Les femmes y prenaient conscience de leur différence, de leur importance et de leur autonomie, sentiment inconnu de la plupart des autres Chinoises. Leur vie témoignait de la possibilité d’échapper à l’oppression. Elles ont créé une communauté pour des femmes privées de famille et elles ont montré les connexions vitales qui existaient entre elles. Les structures sociales, culturelles et économiques qu’elles ont créées étaient en place pour celles qui arrivaient après elles. Et enfin, nombre de ces femmes ont soutenu les membres de leur famille d’origine qui, sans elles, aurait été en grande difficulté.
  4. De quelle manière interagissaient-elles ? Cela était-il visible pour le reste de la société ? Leurs engagements étaient publics et leur conféraient un pouvoir social et économique.
  5. Les groupes de femmes, tels les résistantes au mariage, vivaient-ils séparés volontairement ou malgré elles ? (Il faut aussi noter que les groupes de femmes vivant séparément contre leur gré en raison de leur sexe, demeuraient séparés volontairement). Ce choix leur conférait-il du pouvoir ? Il ne faut pas minimiser le courage politique et personnel nécessaire pour faire ce choix.

Séparatisme.

Il existe, dit Janice Raymond, un préjugé contre le séparatisme chez les féministes, pour plusieurs raisons. D’abord, on l’amalgame à la ségrégation, ce qu’il n’est pas. Ensuite, de manière simpliste, on le qualifie de fuite devant la réalité et de dissociation apolitique. Et enfin, il est toujours considéré sous l’angle de la perte que peut engendrer la séparation plutôt que dans la perspective d’un gain en intégrité personnelle et politique. En se regroupant pour diverses activités, pour vivre, etc., les femmes seraient privées d’hommes.

Mais il n’est pas forcément question de ne plus fréquenter les hommes et de se cloîtrer. Il s’agit de créer des groupes séparés auxquels « on doit accorder le même poids et la même valeur politiques que les autres domaines séparés lorsqu’ils peuvent véritablement améliorer la qualité de vie des femmes, leur conférer du pouvoir, et les aider à s’inscrire dans le monde.39 »

Chapitre IV – Les obstacles à l’amitié féminine.

Critiquer l’hétéro-réalité ne signifie pas lever tous les obstacles qui s’opposent à l’amitié féminine. Et ils sont nombreux. Le plus criant d’entre eux est cet adage patriarcal qui veut que les femmes soient les pires ennemies les unes des autres. Afin de se rendre acceptables aux yeux des hommes, elles doivent d’abord se dissocier des autres femmes. Ce chapitre concerne ce problème particulier, car si l’on entend beaucoup que les femmes ne s’aiment pas, on invisibilise celles qui s’aiment. C’est un très long chapitre.

Janice Raymond commence par nous donner sa propre définition de ce qu’elle entend par « monde », « matérialisme », et « intégrité matérielle ». Car elle insiste sur la nécessité pour les femmes de s’inscrire dans le monde.

Le monde, c’est « 1) l’état terrestre de l’existence humaine, la vie actuelle ; 2) les occupations et les intérêts de la vie actuelle, les activités temporelles quotidiennes ; 3) les activités et conditions de vie, l’état des activités humaines, l’état des choses ; 4) très important ici : la sphère dans laquelle nous trouvons nos intérêts ou dans laquelle nos activités peuvent s’épanouir, sphère d’action ou de réflexion/pensée, domaine dans lequel on évolue, on vit […] J’utilise « monde » pour parler du domaine public 40».

L’amitié offre aux femmes un monde commun qui devient un point de repère dans un monde plus vaste. Partager sa vie personnelle est ainsi le fondement de l’existence sociale et politique. Tout ce qui va à l’encontre du bien-être des femmes dans le monde nuit à l’amitié féminine et l’empêche d’avoir des conséquences politiques.

Dissociation du monde.

« Parce que les femmes sont les éternelles victimes de la tyrannie masculine, parce que l’existence des femmes et la pensée politique féministe se sont surtout concentrées sur la survie, parce que presque partout les femmes ne se sont pas assez engagées et n’ont pas eu assez de poids dans le monde politique où nous vivons, et parce que le monde est fabriqué par les hommes, de nombreuses femmes se sont dissociées du monde.41 »

Les femmes se dissocient du monde soit parce qu’elles sont incitées à la passivité, soit, comme les féministes séparatistes, volontairement selon leur idéal politique. Dans les deux cas, quand la dissociation devient le mode de vie dominant, l’existence féminine est exclue du reste du monde. Les femmes peuvent finir par tout ignorer des véritables conditions de vie dans le monde ‘‘réel’’ alors même que ces conditions menacent leur survie. Dans un monde où elles sont déjà superflues, parfois, leur dissociation accroît cette superfluité.42 »

Cependant, précise Janice Raymond, la dissociation qu’elle critique n’est pas celle qui consiste à se rassembler entre femmes pour peser ensuite sur le monde « réel ». Ce qu’elle critique est la dissociation qui prône le retrait loin du monde, qui crée une apathie, qui exclut les femmes de tout accès au monde. Elle leur donne l’illusion de pouvoir se retirer dans un espace physique et temporel où elles ne seront pas dérangées et où elles seront libres.

« La féministe qui se dissocie politiquement joue à la révolution dans une communauté de femmes qui sont du même avis qu’elle, mais n’empiète pas vraiment sur les valeurs masculines dominantes. Elle demeure exclue du monde, elle n’est pas une rebelle sur ses marges.43 »

Les femmes sont différentes des autres groupes opprimés dans la mesure où elles ne possèdent pas de culture politique et philosophique commune qui leur soit propre, qui les identifie et les unisse en tant que femmes. Cela n’est pas favorable à l’amitié féminine. Une amitié qui vise à restaurer un pouvoir sur le monde et la réalité ne peut pas s’épanouir dans un groupe de femmes dissociées de la réalité et ayant peu de connaissances sur et d’intérêt pour le monde extérieur. Aucune communauté de femmes qui se dissocie du monde extérieur ne peut y prendre place. Cela prive la gyn/affection de sa dimension et de son pouvoir politiques et en fait une affaire personnelle. La force que peut donner ce genre d’amitié ne doit pas être confondue avec le pouvoir politique.

Les femmes qui se dissocient ainsi doivent remplacer le monde par autre chose, nombre d’entre elles ont recours à la thérapie.

La posture thérapeutique ou la tyrannie des sentiments.

Par « posture thérapeutique », Janice Raymond entend la thérapie comme mode de vie. Cela inclut la thérapie proprement dite qui peut durer des années, et la transformation des relations entre les femmes en contexte thérapeutique. C’est une surévaluation des sentiments. Bien entendu, il existe des situations où la thérapie peut s’avérer nécessaire, mais elle a eu tendance à prendre beaucoup trop de place dans la vie de nombreuses femmes.

Cela s’explique peut-être par l’intérêt que l’on porte à la révélation de soi qui est devenue le territoire de la thérapie.

« C’est un genre particulier de révélation, cependant, qui utilise un modèle mécanique de construction, d’ajustement et de bricolage du Moi comme s’il s’agissait d’un objet extérieur à réparer. C’est un genre de révélation qui confond la véritable révélation de soi avec la manifestation perpétuelle de sentiments intimes. Le refus de tout raconter est considéré comme un refoulement, comme un déni de son Moi intime. […] Les femmes doivent tout montrer et tout dire. […] À elle seule, l’expression de soi exonère, purifie, et rachète.44 »

Pour de nombreuses femmes, la thérapie féministe se substitue à l’amitié féminine. Mais ce qui fait défaut est l’échange passionné. Partager des sentiments l’emporte sur la révélation d’une vérité passionnée. Les femmes deviennent techniciennes en relations. 

La tyrannie des relations.

Elle accompagne la posture thérapeutique.

« La tyrannie des relations est la réduction de l’amitié à des relations qui sont sans cesse ‘‘analysées’’ et ‘‘traitées’’ quasiment de la même manière que la posture thérapeutique analyse et traite toutes sortes de sentiments.45 »

Cette posture a également ses expertes professionnelles qui utilisent le style personnel, les gestes, les expressions faciales pour en déduire une signification qui dépasse les gestes eux-mêmes. Cela réifie les femmes et leurs relations comme elles le sont dans le contexte hétéro-relationnel, car elles sont toujours définies en fonction de quelqu’un d’autre.

« Dans un contexte hétéro-relationnel, où les femmes prennent sens en fonction des hommes dans leur vie, la tyrannie des relations consiste pour elles à être constamment concentrées sur les hommes. Les hommes dans leur vie sont souvent leur sujet de conversation lorsqu’elles rencontrent leurs amies. […] Mais de nombreuses lesbiennes, surtout dans le contexte séparatiste, tombent dans le même piège à propos des femmes dans leur vie.46 »

Cette tyrannie des relations chez les lesbiennes ressemble à la tyrannie des relations hétéro-relationnelle puisqu’elle part du principe qu’il faut être « en couple » (quitte à changer souvent de partenaire). Cela met la « relation » au centre de la vie des femmes et tout s’écroule si une relation prend fin. La concentration des femmes sur les relations, est donc un obstacle à l’amitié parce qu’elle draine leur énergie et les détourne de leur Moi. Pour une véritable gyn/affection, il faut un Moi fort.

Perversion de l’adage « le personnel est politique ».

Si « le personnel est politique » demeure une intuition féministe essentielle, dans la mesure où elle indiquait que ce qui avait été relégué dans le domaine privé de la vie des femmes (la famille et la sexualité) étaient des domaines importants qui devaient apparaître dans le domaine politique, alors, cette intuition a été pervertie à maintes reprises : elle en est venue à signifier que tout ce qui est intime, privé ou personnel appartient au domaine public, les désirs ou les sentiments deviennent des « droits » politiques.

« Ce qui arrive fréquemment, ce qui est souvent rationalisé comme une nécessité pour une existence partagée, est l’effondrement de toutes sortes de limites privées. […] La gyn/affection exige du temps et de l’espace privés […] la confidentialité encourage la participation au monde en donnant à la vie et à la sélection de ses amies un caractère réfléchi.47 » Le discernement nous aide à prendre du recul par rapport à nous-même et à autrui.

Assimilation au monde.

C’est le contraire de la dissociation du monde. Une femme s’assimile au monde en s’assimilant au monde masculin dominant aux conditions qu’il impose. Par exemple, elle ne réagit pas, voire accepte les comportements oppressants tels le harcèlement sexuel ou le dénigrement d’autres femmes en sa présence. Elle veut « faire partie de la bande [des garçons] ». Elle peut être ouvertement antiféministe. C’est ainsi que de nombreuses femmes se déclarent post féministes en signe de maturité. Elles peuvent s’engager dans des activités non conventionnelles périlleuses qui exigent courage et détermination, en niant toute identification possible avec les autres femmes. Pour une assimilationniste, ce qui compte ce sont les hommes et les structures masculines. On encourage ces femmes à être intelligentes, souples, à monter en grade professionnellement, tout en conservant des manières d’être acceptables pour les hommes, en restant féminines selon les critères masculins. Bref, on exige d’elles un comportement paradoxal. « La femme assimilée est le nouvel androgyne 48», dit Janice Raymond.

La libération sexuelle.

Le chemin de l’assimilation est le conformisme, mais il s’agit ici de se conformer à de nouveaux stéréotypes ; on adopte le discours et le style de vie particuliers de la libération sexuelle.

« La libération des femmes, lesbiennes ou hétérosexuelles, telle que la définissent les mœurs de la révolution sexuelle, passe souvent […] de la répression sexuelle à l’expression de soi grâce à ‘‘la baise’’. […] Ce que la femme traditionnelle considérait comme de l’esclavage sexuel, la ‘‘nouvelle femme’’ le voit comme une libération sexuelle. C’est une libération qui assimile ses valeurs à celles de la gauche masculine ou à celles du mouvement gay masculin.49 » En témoignent le sado-masochisme lesbien et le mouvement en faveur de la pornographie.

La tyrannie de la tolérance.

« Une tolérance dogmatique pollue le mouvement des femmes. En tant que dogme, la tolérance affirme qu’il ne saurait y avoir de jugement de valeur sur quoi que ce soit. Sous le prétexte rhétorique de ne pas imposer de valeurs à autrui, les femmes adoptent une pernicieuse philosophie qui les prive de leur capacité de discernement moral. […] C’est la tyrannie de la tolérance qui affaiblit la volonté féministe – volonté qui consiste à vouloir faire l’histoire selon des valeurs.50 »

Janice Raymond cite Andrea Dworkin qui parle « d’intelligence morale » par opposition au moralisme traditionnel. L’intelligence morale, ou discernement, provient de l’expérience directe et élabore des valeurs.

« Les femmes n’ont pas eu de difficultés à affirmer des jugements en opposition aux valeurs masculines dominantes clairement admises. La paralysie est venue lorsque jugements et actions sont entrés en conflit avec ceux d’autres femmes, en particulier ceux de femmes censées défendre la même cause51. »

Par exemple, certaines femmes ne s’opposent pas au sadomasochisme ou à la pornographie lesbienne. Actuellement, en Occident, on peut y ajouter la tolérance envers la prostitution (« un métier comme un autre »), ainsi que l’adhésion à l’idéologie transgenre et au transhumanisme.52

La tyrannie de la tolérance prive non seulement les individus mais aussi un mouvement politique de leurs capacités de discernement. Quand la politique se dissocie de l’éthique, elle se réduit à un programme. La tolérance est essentiellement une position passive qui sert surtout à protéger les structures en place.

L’absence de discernement postule que dans le féminisme toutes les femmes sont amies. Cela va à l’encontre du bon sens.

« Cela idéalise l’amitié féminine, en donnant aux femmes l’illusion que le féminisme peut fournir quelque chose qu’il n’a jamais été censé fournir. Si toutes les femmes peuvent être amies, alors aucune femme n’est vraiment une amie.53 »

L’assimilation par le silence.

Le silence qui entoure la réalité de la gyn/affection est une manière répandue chez les femmes d’être assimilées dans le monde masculin dominant. C’est l’expérience directe de l’amitié féminine qui est le plus souvent étouffée, et souvent même avant qu’elle ait le temps de se nouer. On la décrit aussi comme une émotion immature ou une tendance homosexuelle. Ou alors, elle est exceptionnelle, hors de portée des femmes ordinaires.

« De la même manière, on qualifie d’exceptionnel tout ce que font les femmes qui dépasse le cadre des hétéros-relations ou qui s’écartent de leurs normes. 54»

Plus subtilement, ce que font les femmes est rangé dans une catégorie hétéro-relationnelle, par exemple la pornographie lesbienne, le sport féminin de haut niveau, ou les femmes qui travaillent dans la recherche, scientifique ou autre ; ce classement prive les femmes de leur pouvoir propre et de modèles auxquels elles peuvent s’assimiler en tant que femmes. Le féminisme lui-même n’échappe pas à cette catégorisation.

De nombreuses femmes, de diverses manières, évitent les amitiés féminines afin d’être disponibles pour les hommes. Car lorsqu’elles sont en groupe, les femmes éloignent les hommes. Les femmes disent aussi s’ennuyer avec les autres femmes.

« Le silence qui entoure la gyn/affection masque la vérité, à savoir que les femmes ne s’ennuient qu’avec ce que les hommes ont fait d’elles. Les femmes ne s’ennuient qu’avec elles-mêmes et les autres femmes lorsqu’elles n’ont pas de Moi original et indépendant et n’ont rien qui leur appartienne et soit susceptible de susciter l’intérêt des femmes.55 »

Or, susciter l’intérêt des femmes est une prérogative masculine.

Le dressage commence tôt et c’est malheureusement les mères qui s’en chargent en partie. Mais il a aussi lieu au niveau social et national, notamment par le biais des politiques de soin, de la publicité, voire de l’éducation (par exemple les tranquillisants, les technologies reproductives, la mode et tout ce qui lui est associé, et notamment les régimes alimentaires, la pornographie, etc.).

« Le dressage des femmes fait en sorte que nombre d’entre elles promettront non seulement de rester indifférentes au sort des autres femmes mais également à leur amitié.

Les femmes sont assimilées par l’idéologie hétéro-relationnelle pour que les hommes soient la plus grande aventure d’une femme. […] Les hommes représentent l’avenir. […] La jeune fille est éduquée à attendre sagement que l’avenir lui ‘‘arrive’’ […] La manière dont les femmes sont éduquées à attendre constitue un obstacle à l’amitié féminine. […] Elles ont peur de faire le premier pas […] Les femmes doivent vaincre cet obstacle majeur à la gyn/affection en initiant toutes sortes d’activités ensemble. […] La gyn/affection doit reposer sur une prise d’initiatives. C’est le genre d’amitié que l’on doit activement rechercher plutôt que d’attendre passivement. De nombreuses femmes croyaient qu’en devenant féministes, l’amitié féminine suivrait automatiquement.56 »

Quels sont les risques encourus lors de cette recherche ?

« Le véritable risque, le risque existentiel, c’est celui qu’encourent les femmes qui défient les hétéros-relations et ont le courage de revendiquer leur Moi original et leurs amies. Le refus ou l’incapacité de prendre le risque de la gyn/affection est au cœur de la perte de l’amitié féminine. […] En assumant le risque d’instaurer un lien de gyn/affection, les femmes changent nos conditions d’existence dans ce monde. La gyn/affection démolit les hétéros-relations, principalement en extirpant la croyance en les hommes et en une existence définie par les hommes. 57»

La victimisation.

La posture victimaire est le troisième obstacle à l’amitié féminine. Par « posture victimaire » Janice Raymond fait référence au contexte dans lequel l’identité féminine ou féministe semble être basée sur leur état commun de victimes des hommes.

Janice Raymond pense que cette posture victimaire risque réellement de devenir l’autodéfinition d’une femme et de son impuissance. Par exemple, certaines féministes se sont élevées contre une ordonnance antipornographie en disant qu’elle perpétuait le statut de victimes des femmes qui auraient besoin de protection. Or, ce n’est pas l’ordonnance qui fait des femmes des victimes mais la pornographie elle-même.

En insistant sur leur victimisation, les femmes donnent l’impression que des raisons négatives peuvent inspirer l’amitié féminine, parce que les hommes sont mauvais ou en raison des atrocités commises par la culture misogyne. Dans un monde meilleur où les hommes cesseront de mal se comporter, l’amitié féminine ne serait pas nécessaire. Si, dans un premier temps, il est important que les femmes comprennent que leurs mauvaises expériences sont partagées par d’autres femmes, il faut aussi qu’elles dépassent ce stade et créent des liens qui ne soient pas basés sur la souffrance. De nombreuses femmes ne supportent pas la réussite de celles qui « s’en sortent ». Échouer dans le monde des hommes serait la seule politique féministe pure. C’est confondre le réalisme et l’assimilation au monde. Et enfin, la posture victimaire finit par neutraliser l’autodéfinition et l’autoresponsabilité dans le monde, c’est-à-dire qu’en ne se définissant pas au-delà de leur statut de victimes, les femmes finissent par s’installer dans le monde tel que le font les hommes. Elles sont peu enclines à créer un monde différent.

« Ce n’est que dans le cadre de l’amitié féminine qu’une femme peut vivre en tant que femme, travailler à reconstituer le monde, sans s’épuiser dans la lutte contre la haine des femmes et sans désespérer devant l’énormité de la tâche.58 »

Mères et filles.

Comme l’a fait remarquer Adrienne Rich, la relation avec sa mère est la première relation que connaît une femme59.

Janice Raymond pense qu’il est important d’étudier la relation mère-fille dans la mesure où elle s’est avérée être un obstacle majeur à l’amitié féminine et où elle a malheureusement fait le terreau de la posture victimaire féminine. Il ne s’agit pas ici d’accuser les mères, comme d’habitude, mais d’analyser de quelle manière le lien mère-fille, ou son absence, est fondé sur la posture victimaire, sur la victimisation des mères par une vie hétéro-relationnelle et sur la victimisation des filles par leurs mères en leur transmettant une tradition de dissociation des autres femmes.

Bien entendu, les mères qui sont punies pour avoir défié les hétéro-relations transmettent plus de force à leurs filles que celles qui ne le font pas, et elles acquièrent ainsi une stature de mentor, ce qui leur est interdit au sein des hétéro-relations. Mais en général, les mères sont au mieux de mauvais guides car les conseils qu’elles peuvent donner en voulant bien faire sont malencontreux puisque la plupart d’entre elles apprennent à leurs filles qu’elles sont faites pour les hommes.

Hannah Arendt associe le savoir à la recherche de vérité. Le savoir de la gyn/affection enseignerait aux femmes la vérité sur les hétéro-relations et ce qu’elles doivent faire pour vivre sans mentir. Ce serait peut-être le genre de savoir que Sido transmettait à Colette. « La meilleure éducation que les mères peuvent donner à leurs filles est l’exemple de leurs propres vies.60 »

Une fille qui n’a pas eu de mentor n’a pas été formée correctement ; comparées aux garçons, les filles sont moins bien formées et on les pousse très tôt à s’occuper des autres, surtout des hommes.

La plupart du temps, les mères transmettent à leurs filles des tactiques de survie qui leur permettent d’endurer ou de tracer habilement leur route dans le monde fabriqué par les hommes.

La culpabilité.

Elle accompagne souvent une idéologie et une posture victimaire.

Elle amène parfois les femmes à exiger une tolérance dénuée d’esprit critique à l’égard des actes de certains individus ou groupes sous prétexte qu’ils appartiennent à une classe opprimée, par exemple des proxénètes lesbiennes ou des hommes d’une race opprimée en cas de viol.

Dans certains cercles féminins, il est très important de reconnaître sa propre culpabilité, ce qui autorise ensuite à juger les autres. Les femmes qui ont l’air fortes, ne sont pas déprimées, sont suspectes. Il est plus facile de se lier en partageant sa souffrance.

« Pour le dire autrement, la souffrance, l’endurance, la victimisation et la sororité des opprimées ne créent rien au-delà d’elles-mêmes. 61»

Il est essentiel, continue Janice Raymond, d’identifier les conditions uniques et multiples de l’oppression dans la vie des femmes, selon leur race, leur classe ou leur lesbianisme. Nous ne pouvons agir comme si nous vivions toutes notre condition de femmes de la même manière.

« Les oppressions diverses doivent être évaluées et combattues une par une et non parce qu’elles confèrent automatiquement un ‘‘statut spécial’’, mais parce qu’elles permettent d’appréhender à la fois les conditions variées de l’oppression des femmes et les possibilités d’amitiés variées entre les femmes. […]

Les féministes ne peuvent pas se permettre de subsumer toute condition d’oppression sous la catégorie œcuménique de la souffrance des femmes. Nous ne pouvons pas brouiller le caractère distinctif de la victimisation en fonction de la race, de la classe, ou de n’importe quoi d’autre, rejetant ainsi toute responsabilité politique et morale quant aux conséquences de ces conditions d’oppression des femmes clairement différentes. Mais de même, nous ne pouvons pas admettre que ces différences marquées effacent ou annulent les points communs de nos conditions de femmes opprimées en tant que femmes, conditions qui créent des liens en tant que femmes.62 »

Les travaux d’Andrea Dworkin et d’Alice Walker63 sont d’excellents exemples d’analyses et d’actions antiracistes découlant d’une « politique identitaire ». Nous devons agir par sens des responsabilités et non par sentiment de culpabilité, car les femmes endossent trop souvent la culpabilité des Pères.

Abandon du pouvoir personnel et politique par les femmes.

Les femmes sont ambivalentes à l’égard du pouvoir ; elles pensent souvent qu’il corrompt puisqu’il sert à les opprimer. Mais beaucoup de femmes sont entrées en résistance et ont acquis du pouvoir pour elles-mêmes et pour les autres femmes. Penser qu’il faut éviter le pouvoir est un obstacle à la gyn/affection.

Qu’est-ce que le pouvoir ? On peut le définir de plusieurs manières. D’abord et comme souvent actuellement, par pouvoir politique. Mais on pourrait commencer par la version non corrompue du pouvoir, à savoir le pouvoir d’être, fondement ontologique de tous les autres pouvoirs, et en particulier du pouvoir politique. Ce pouvoir équivaut à la possibilité de l’affirmation de soi quelles que soient les circonstances extérieures. C’est sans doute parce que les femmes sont aliénées de ce pouvoir qu’elles ont un problème avec le pouvoir en général, pense Janice Raymond. Elles insistent donc sur le collectif, l’absence de hiérarchie, sans recul critique, et sans voir que cela nivelle parfois les différences de compétence, d’engagement et de capacités.

« Privées de ce pouvoir personnel, certaines femmes dévalorisent les femmes qui s’affirment […] Selon la rhétorique du ‘‘collectif’’, de la ‘‘non-compétition’’ et de ‘‘l’égalité’’, les femmes qui accomplissent quelque chose, qui sont ambitieuses, et qui réussissent dans leurs entreprises sont reléguées au rang de parias64. »

[Remarque personnelle : je pense que cette déclaration nécessite réflexion. Il me semble que tout dépend des domaines dans lesquels ces femmes réalisent leurs ambitions, Margaret Thatcher (entre autres) vient à l’esprit. Janice Raymond donne quelques précisions un peu plus loin en reconnaissant qu’il existe de véritables trahisons féminines, mais qu’il est important de distinguer les véritables trahisons des attentes peu réalistes et déçues.]

Puis Janice Raymond revient sur Alice Walker et en particulier sur In Search of Our Mothers’ Gardens dont elle cite un paragraphe qu’elle juge particulièrement pertinent sur la crise de l’amitié féminine :

« Pour moi, » dit Alice Walker, «  l’existence consiste en partie à sentir la différence entre ce que je suis maintenant et ce que j’étais alors. C’est être capable de prendre soin de soi tant intellectuellement que financièrement. C’est savoir dire quand on me nuit et dire qui me nuit. […] Cela signifie faire partie de la communauté du monde, et d’être consciente du camp que j’ai choisi, et de savoir comment en changer s’il ne me convient pas. Savoir, c’est exister65. »

Chapitre V – Une vision d’amitié féminine.

« Les possibilités d’amitié féminine sont fondées sur une vision. […] Comment vivent les femmes dans le monde tel qu’il est défini par les hommes tout en créant le monde tel que les femmes imaginent qu’il pourrait être.66 »

Dans le monde actuel, toute tentative par des féministes d’imaginer un monde dont elles définiraient elles-mêmes les contours est taxée d’utopie qui détourne les autres femmes des véritables problèmes qui les oppriment.

La maturité d’un mouvement est souvent assimilée au réalisme et au rejet de l’idéalisme. Le mouvement féministe subit lui aussi cette influence, il ne génère plus d’idéal.

Les femmes doivent avoir une vision dédoublée, c’est-à-dire qu’elles doivent, d’une part, reconnaître leurs conditions d’existence dans un monde fait par et pour les hommes. Ce réalisme est nécessaire pour soutenir une vision moins ordinaire, une vision clairvoyante qui ne devienne pas une fuite hors de la réalité. D’autre part, être réaliste à propos de l’oppression des femmes pourrait nous entraîner au-delà des structures hétéros-relationnelles, à condition de penser et d’agir de manière clairvoyante, en suggérant un but.

Optimisme et pessimisme.

« L’espoir exprime la bonne tension entre les deux [optimisme et pessimisme]. 67»

L’espoir va au-delà, il donne aux femmes assez d’endurance pour ne pas être écrasées par le contraste entre le monde fait par les hommes et ce qu’il devrait être.

L’espoir doit s’appuyer sur l’idée et la réalité de l’amitié qui vit au-dedans de nous, sur le fait que les femmes sont toujours là pour les autres femmes, en tous temps et en tous lieux.

Une vision optimiste de l’amitié féminine ne repose pas sur quelque essence ontologique de l’énergie ou de la vitalité que les femmes posséderaient naturellement en vertu d’une capacité supérieure pour l’amour, le soin, et le respect d’autrui.

À l’instar de Maria Mies plus tard, Janice Raymond pense que théorie et pratique ne doivent pas être séparées :

« La théorie est le terreau de la pratique. C’est la source qui inspire sa finalité. Elle devrait être présente dans la pratique tout comme la pratique devrait être présente dans la théorie. L’union de ces deux éléments est indispensable à l’intégrité de chacun d’eux.68 »

Cette intégrité permet de participer au monde de manière réfléchie. Elle permet aux femmes d’être dans le monde en tant qu’êtres pensants.

Les hommes ne doivent pas avoir le monopole de la théorie. L’anti intellectualisme rhétorique s’épanouit là où on ne pense pas et se substitue à la pensée. Les féministes universitaires se concentrent abusivement sur la sémiotique (théorie générale des systèmes de signes), la déconstruction et la pensée psychanalytique.69 À l’université, on finit par accepter une théorie féministe qui n’est pas définie par les femmes, les féministes radicales, comme Christine Delphy, sont peu audibles et ne sont pas mises en valeur.

Les conditions nécessaires à l’amitié féminine.

  • La pensée est une condition nécessaire à l’amitié féminine ; à la fois la réflexion et le souci des autres femmes. Et la pensée n’est pas l’apanage des penseuses professionnelles. Le rapport à soi-même est crucial, tant pour l’idée de la pensée que pour celle de l’amitié. Lorsqu’on est seule et à l’aise avec soi-même, on peut vraiment penser.

« La conversation amicale avec d’autres n’est possible qu’à ceux qui ont appris à penser avec eux-mêmes, à se tenir eux-mêmes compagnie.70 »

  • La passion : passion réfléchie émanant d’un « cœur pensant.71 ».

« Tandis que l’homme qui se lie d’amitié est considéré comme ‘‘un autre moi-même’’, la femme qui se lie d’une amitié profonde et passionnée avec une autre femme est taxée de narcissique (toujours en oubliant que le Narcisse de la mythologie grecque était mâle). La psychologie freudienne, en particulier, a enseigné que l’intimité féminine est sans intérêt et sentimentale, et qu’elle n’est qu’un prélude au stade adulte et mature de l’évolution hétéro-relationnelle.72 » « Dans cet ouvrage, » ajoute Janice Raymond, « la passion n’est pas réservée aux amantes, mais elle se manifeste pleinement là où les amantes sont amies et, inversement, là où les amies sont amantes. 73»

Dans certains groupes de lesbiennes, il est de règle que tout sentiment intense pour une autre femme se manifeste par une relation sexuelle, quasiment obligatoire et innée. C’est ignorer, dit Raymond, que la passion n’est pas un sentiment qui peut être isolé des autres circonstances de la vie d’une femme, qui doit bien réfléchir avant de s’engager dans certaines relations. Les femmes doivent cesser de mentir avec leurs cerveaux et leurs corps, y compris dans leurs rapports avec les autres femmes.

Le réalisme.

« Une passion partagée entre femmes pour les femmes leur permet de vivre dans le monde tel que les hommes l’ont fabriqué tout en créant le monde tel que les femmes imaginent qu’il pourrait être. Si l’on n’éprouve pas d’amour pour le monde, pourquoi tenter de le changer ? La passion de l’amitié féminine nourrit le réalisme des femmes. 74»

Quel est ce monde qui exige des femmes à la fois réalisme et clairvoyance ?

Depuis l’Antiquité, les hommes se sont réservé le monde de « affaires humaines », de l’activité publique.

Une certaine littérature féministe parle du monde comme s’il s’agissait du vaste cosmos, de l’univers, « la terre et toutes les choses qui l’habitent ». Si cette vision est importante afin de rétablir une unité mise à mal par la fragmentation de l’univers en parties exploitables ou non, il est également important que les femmes ne se coupent pas des affaires publiques sans pour autant perdre leur connexion avec le monde de la nature qu’il ne faut pas idéaliser.

Printemps silencieux, de Rachel Carson, dit Janice Raymond, réunit son amour du monde et sa connaissance des affaires humaines et de la nature.

« Le monde est ce que les femmes en font. Cela est essentiel – nous devons en faire quelque chose. Cela suppose de s’inscrire dans le monde des affaires humaines ordinaires, en grande partie créé par les hommes. […] L’amitié […] permet cette inscription dans ce monde.75 »

« Lorsqu’une femme vit en tant que femme parmi les femmes, parmi les hommes, elle remet en question le monde tel que le font les hommes, mais ne s’en dissocie pas, ne s’y assimile pas, et ne l’autorise pas à la définir comme victime. Elle exige d’y prendre place en tant que femme ayant des affinités avec les femmes.76 »

Janice Raymond définit cette femme comme une « étrangère de l’intérieur » (inside outsider).

Comment et où les femmes participent-elles au monde ? Il n’est pas nécessaire de rejoindre le mouvement antinucléaire, de se faire élire, ou de s’engager dans ce genre d’activités, dont les conditions de participation sont rarement définies par les femmes. Cette participation doit se faire à nos conditions, d’une manière qui nous permette d’y travailler avec intégrité et en ayant la possibilité d’effectuer des changements.

Les femmes doivent apprendre de leurs luttes passées. Historiquement, elles ont constitué la base des mouvements abolitionnistes [contre l’esclavage aux États-Unis], des mouvements pour la paix et d’autres mouvements pour les droits humains et la justice sociale, dans le monde entier. La question féministe y était rarement mise en avant. Donc, nous n’y avons pas participé à nos conditions, et notre intégrité n’y était pas respectée. Voici quelques exemples concrets : il existe des groupes de femmes qui se consacrent explicitement à des causes féminines : femmes battues, prostitution, pornographie, etc. Individuellement, les femmes peuvent défendre d’autres femmes au tribunal, lutter pour obtenir des lois contre le viol ou pour l’égalité des salaires ou pour déconstruire des structures d’oppression. Nous pouvons publier des journaux, offrir des services de santé, enseigner les œuvres féministes. Les travaux de ce genre ont, par le passé, eu un profond impact sur le monde fait par les hommes, notamment sur la législation, la santé et l’enseignement et ils ont permis de créer des structures institutionnelles centrées sur les femmes.

Ce qui fait souvent défaut dans la participation des femmes à ces mouvements, par exemple dans le cas de la lutte antinucléaire, est de relier le militarisme, le nucléarisme et ce qui lie les hommes77. La notion d’ « intégrité matérialiste » [worldly integrity] ne tombe pas sous le sens et Janice Raymond consacre quelques pages à des exemples concrets qui, à mon avis, la rendent très claire. Elle prend d’abord appui sur le mouvement antinucléaire (très peu audible actuellement en France), mais comme nous le verrons, sa démonstration ne se limite pas à ce mouvement :

« Le mouvement antinucléaire prétend être un mouvement politique et social radical. Les féministes doivent vérifier ceci en mettant en évidence ce qui relie les hommes et le nucléarisme partout où existe un contexte social revendiqué qui le permette. Je ne dis pas que les mouvements radicaux sont des modèles de conscience féministe, ni même qu’ils sont disposés à être dirigés par des féministes. Cependant, puisque ces mouvementsprétendent être ‘‘différents’’, les femmes devraient mettre cette différence autoproclamée à l’épreuve et voir jusqu’à quel point elle accueille la réalité féministe.

Il faut montrer le monde des hommes tel qu’il est, à savoir qu’il est fondé sur et soutenu par les relations entre hommes. Les relations entre hommes constituent une partie si omniprésente dans le monde tel que les hommes l’ont fait que seule une amitié féminine politique, se réalisant avec une intégrité réaliste dans le monde lui-même, est en mesure de susciter de véritables pactes de non-agression qui n’incluent pas la poursuite des agressions contre toutes les femmes. 

De nombreuses femmes ne choisiraient pas l’activité réaliste du mouvement antinucléaire ; elles ne choisiraient pas non plus de travailler à plein temps avec des groupes de femmes ou sur des sujets spécifiquement féministes. Mais jour après jour, elles se meuvent dans le travail ou le monde professionnel avec une intégrité réaliste qui affirme constamment leur identité de femmes. Sans faire de déclarations féministes explicites, sans parler de politique féministe, ces femmes contribuent à démanteler les artefacts du monde fabriqué par l’homme, si elles sont conscientes d’agir en tant que femmes. Si elles enseignent à l’université, par exemple, elles savent qu’elles ne sont pas les instruments habituels du savoir humaniste dans une structure universitaire où humanisme a toujours signifié pensée centrée sur les hommes. Si ce sont des scientifiques, elles s’abstiennent de fabriquer une science et une technologie destructrices, et elles n’encouragent pas une recherche qui fait porter le fardeau de ses ‘‘effets secondaires’’ aux femmes. Leur travail peut ne pas s’accompagner d’un lien assumé aux femmes ou au féminisme. Mais elles manifestent leur intérêt pour les femmes par le genre de travail qu’elles font et en sachant pourquoi elles le font. […]

Les femmes que j’ai décrites dans ces trois derniers exemples travaillent dans le monde parce qu’elles croient que leur travail bouscule les réseaux qui relient les hommes et instaure le pouvoir des femmes dans un monde fabriqué par les hommes, et finalement parce qu’elles croient que leur travail doit être fait par et pour les femmes. Cela fait d’elles des modèles d’intégrité réaliste féministe. En tant que ‘‘modèles’’, ces femmes montrent aux autres femmes que le travail des femmes peut porter à conséquence, et que les femmes peuvent être actives dans le monde, prendre des décisions qui affectent la marche du monde, et représenter une force et un pouvoir avec lesquels il faut compter. […]

L’intégrité réaliste rencontre le monde sur son propre terrain, mais non à ses propres conditions. […]

À mesure que notre vision bouleverse le monde existant fabriqué par l’homme, elle doit à un moment donné engendrer des groupes organisés, des structures durables et des schémas d’activités réalistes. […] Il faut également bâtir les structures destinées aux femmes vivant dans le monde.78 »

Pour qu’un mouvement perdure, la radicalité ne suffit pas, il faut étendre sa base. Mais lacritique radicale lui permet de ne pas sombrer dans le réformisme. Les femmes doivent se servir de ce radicalisme pour remodeler leur existence dans le monde réel.

Le bonheur.

On en parle peu dans les cercles féministes, ou alors comme d’une chose à venir, le féminisme purement politique ayant tendance à ne souligner que le conflit et la résistance.

Que représente le bonheur pour Janice Raymond ?

À l’origine, dans son sens philosophique, le bonheur était lié à une finalité morale. On le trouvait dans l’accomplissement d’une activité, d’un but.

Pour Janice Raymond, c’est un mélange de tout cela, c’est, en un mot, être « heureuse de vivre » [life-glad], c’est faire plein usage de tous ses propres pouvoirs. On peut être heureuse dans son travail mais pas dans sa vie privée, ou l’inverse.

L’amitié féminine offre un contexte dans lequel on peut être « heureuse de vivre ». Elle crée une sphère publique et privée dans laquelle le bonheur peut devenir réalité en encourageant chacune à faire usage de toutes ses capacités.

On a habitué les femmes à veiller au bonheur des autres, les empêchant de faire l’expérience d’une vie autonome et autodéterminée.

Virginia Woolf a écrit : « Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature.79 » Et Janice Raymond ajoute : « Quand les femmes détourneront leurs regards des hommes, ceux-ci seront contraints de se voir tels qu’ils sont […] L’invisibilité des femmes à leurs propres yeux est la destinée des femmes dans une société hétéro-relationnelle et les rend incapables de ressentir leur propre Moi et celui des autres femmes. Les femmes peuvent décider de ce qu’elles regardent. Elles peuvent choisir de se voir, elles.80 »

Annie Gouilleux

Lyon, novembre 2025.


NOTES

1 Ce livre a été publié en 1986 par The Women’s Press. Comme presque tous les ouvrages des féministes radicales publiés après la fin des années 1960-1970, il n’a pas été traduit en français. Le titre signifie : « La passion de l’amitié, vers une philosophie de l’affection féminine. »

2 Opus cité, page 3 Introduction.

3 Opus cité, page 5, Introduction.

4 Opus cité, Introduction, p. 6.

5 Opus cité, Introduction, pages 7 et 8.

6 Opus cité, Introduction, pages 8 et 9.

7 Opus cité, Introduction, page 10.

8 Idem, page 11.

9 Opus cité, Introduction, page 11.

10 Elle prend pour exemple certaines déclarations dans Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir tout en reconnaissant ce que le féminisme lui doit.

11 Opus cité, Introduction, page 12.

12 Idem, pages 13 et 14.

13 Opus cité, Introduction, page 14.

14 Opus cité, pp. 19-20.

15 Opus cité, page 21.

16 Opus cité, page 22.

17 Opus cité, pp. 23-24.

18 Opus cité, page 25.

19 Opus cité, page 27.

20 L’état d’atrocité est une référence à Mary Daly.

21 Opus cité, page 29.

22 Opus cité, page 33.

23 Idem.

24 Opus cité, pp. 37-38.

25 Opus cité, page 39.

26 Idem.

27 Opus cité, page 63.

28 Opus cité, page 64.

29 Opus cité, pp. 69-70.

30 Opus cité, page 75.

31 Opus cité, page 79.

32 Opus cité, page 94.

33 Opus cité, page 98.

34 Opus cité, pp. 109-110.

35 Opus cité, page 118.

36 Opus cité, page 129.

37 Opus cité, page 139.

38 Opus cité, pp. 141 à 144.

39 Opus cité, page 145.

40 Opus cité, page 152.

41 Opus cité, page 153.

42 Ibidem.

43 Opus cité, page 154.

44 Opus cité, pp. 156-157.

45 Opus cité, page 161.

46 Opus cité, page 161.

47 Opus cité, pp. 163-164.

48 Opus cité, page 166.

49 Opus cité, pp. 166-167.

50 Opus cité, page 169.

51 Opus cité, page 170.

52 Cette dernière phrase est un ajout personnel.

53 Opus cité, page 173.

54 Opus cité, page 175.

55 Opus cité, page 177.

56 Opus cité, pp. 178-179.

57 Opus cité, page 180.

58 Opus cité, page 184.

59 Adrienne Rich, Of Woman Born, Motherhood as Experience and Institution, Norton &Company, 1976. (Nés d’une femme, la maternité en tant qu’expérience et qu’institution).

60 Opus cité, page 187.

61 Opus cité, page 190.

62 Opus cité, page 191.

63 Note personnelle : parmi les ouvrages d’Andrea Dworkin, il en est un qui n’a hélas pas été traduit en français et qui pourrait illustrer ce que disait Raymond : Scapegoat, the Jews, Israel and Women’s Liberation, Virago Press, 2000 (Bouc émissaire, les Juifs, Israël, et la libération des femmes) que Dworkin a écrit suite à un séjour en Israël. Elle compare le traitement réservé aux Juifs à celui qui est réservé aux femmes (y compris par les hommes juifs). Alice Walker est connue en France grâce à la traduction de son livre La couleur pourpre. Dans son recueil d’essais (passionnant) intitulé In Search of Our Mothers’ Gardens, Womanist Prose, Orion Books, d’abord publié par Woman’s Press en 1983 (A la recherche des jardins de nos mères), Alice Walker ressuscite la littérature féminine noire totalement effacée de la culture américaine. Elle tente de tracer les contours de ce que pourrait être un féminisme spécifique aux Afro-américaines qui subissent une double oppression.

64 Opus cité, page 195.

65 Opus cité, page 200. Alice Walker, In Search of Our Mothers’ Gardens, pp.125-126, essai sur le mouvement des droits civiques aux États-Unis. La traduction est de moi.

66 Opus cité, page 205.

67 Opus cité, page 210.

68 Opus cité, page 214.

69 Remarque personnelle : aujourd’hui, l’université se concentre surtout sur la « théorie du genre », la « déconstruction » des études sur les femmes étant terminée, celles qui nous ont précédées sont toujours aussi invisibles et inaudibles. La critique n’a plus voix au chapitre ; et l’édition suit. L’idéologie transgenre qui s’appuie sur la théorie du genre se déploie agressivement partout dans l’intérêt d’hommes atteints des pathologies gynophiles et non dans l’intérêt des femmes, au contraire, puisqu’elle les efface.

70 Opus cité, page 222.

71 Opus cité, page 223

72 Opus cité, page 224.

73 Opus cité, page 226.

74 Opus cité, page 230.

75 Opus cité, page 231.

76 Opus cité, page 232.

77 Remarque personnelle : À mon avis, la même remarque vaut pour les luttes « anti industrielles » et antitechnologies (notamment l’informatique), problèmes que les féministes semblent trop souvent éviter. Je pense que nous payons cher les facilités qu’elles nous procurent, militarisme, nucléarisme et technologies informatiques procèdent de la même source, ce que le mouvement « anti industriel » et « naturien » a bien vu ; ce qu’il ne voit pas très bien, en revanche, est la nécessité de reconnaître la subordination des femmes et celle d’y mettre fin pour changer le reste.

78 Opus cité, pp.235-236-237.

79 Opus cité, page 240. Cette citation provient de Virginia Woolf, Une chambre à soi, 10/18, traduction Clara Malraux, page 54.

80 Opus cité, page 241.