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Cet article a été publié une première fois en mars 2018 sur le site partage-le.com
Dans son ouvrage La condition de l’homme moderne, Arendt distingue trois activités dans ce qu’elle nomme la vita activa : le travail, l’œuvre et l’action.
Le travail est l’activité liée au processus vital, à la nécessité, au cycle biologique, en ce sens il est consommation : consommation de biens terrestres pour se nourrir. Durant toute l’Antiquité le travail fut méprisé et assigné aux esclaves, il était caché dans la sphère privée, le lieu de la consommation et de la reproduction. La sphère privée concernait en cela l’économie : subsistance de l’individu et survie de l’espèce. Le travail a affaire avec la vie brute, et l’effort physique qu’il exige enferme l’homme dans son corps, parce que, comme la douleur, l’effort du travail isole, ne peut se communiquer. Exclusivement concentré sur la vie et son entretien, le travail expulse l’homme du monde. Dans l’Antiquité, l’exploitation des esclaves et des femmes était la seule solution pour permettre au père de famille d’accéder au statut d’homme public, libre, politique. Pour qu’une poignée d’hommes accède à une vie digne il fallait maîtriser les activités liées au besoin de la vie.
Pour autant, dans l’Antiquité il y avait encore une différence entre le travail et l’œuvre.
L’œuvre s’inscrit dans la durée, elle participe à la construction d’un monde commun dans lequel des hommes naissent et meurent. Le monde commun vient du passé pour se transmettre aux générations futures. Les produits de l’œuvre garantissent la permanence, la durabilité. Ils sont les objets non consommés mais utilisés et habités. Ils nous familiarisent avec le monde humain dans lequel nous naissons, et sont indispensables pour donner naissance aux rapports entre l’homme et les choses et entre l’homme et les hommes. Il est pur artifice, purement humain, mais par lui s’expriment et s’ancrent nos liens au monde terrestre :
À partir du XIXème siècle le mot « travail » ne désigne plus l’activité en tant que telle mais le produit fini. L’œuvre n’a donc plus de raison d’être. Cuisiner un pain ou construire un panier sont des activités semblables qui sont affaire de consommation, liées à la valeur d’échange et non plus d’usage. Le temps lui-même devient cyclique, semblable à celui de l’espèce : éternelle répétition du même qui régit la journée de travail. Mais le temps humain est linéaire : l’individu naît et meurt et ce cycle ne se renouvelle pas. « Personne n’est indispensable mais tout le monde est utile » : phrase si facilement assénée avec fierté, comme une découverte majeure, et pourtant elle est aussi aberrante que notre société. Chaque individu doit être indispensable parce qu’il est unique.
L’expropriation participe également à l’expulsion du monde. La plupart des hommes n’ont plus un lieu à eux, une hutte où se réfugier pour s’isoler ou se protéger du monde public, pour vivre sans être vu ni entendu, pour échapper à la publicité. Dans la société moderne la propriété privée est sacrifiée dès qu’elle rentre en conflit avec l’accumulation de richesses. Ce que le monde moderne défend, ce n’est pas la propriété privée mais l’appropriation privée du monde2.La seule propriété désormais assurée est celle de notre force de travail. Avec Adam Smith et Karl Marx, le travail, à cause de sa productivité, qui réside dans l’énergie humaine et non dans les produits finis, s’est élevé au premier rang. L’énergie humaine peut être employée à la reproduction de plus d’une vie. Marx rangeait d’ailleurs le travail avec la procréation3. Et certains marxistes n’hésitent pas à considérer la grossesse comme un travail méritant salaire4. Ainsi, le travail de quelques-uns suffit à la vie d’un grand nombre puisque la productivité du travail réside dans le surplus que possède virtuellement l’énergie du travail humain. L’accumulation de richesses oblige ainsi à tout consommer, dévorer, nos propres produits aussi rapidement que la nourriture.
Ne nous inquiétons pas, nos besoins les plus secrets seront très prochainement exploitables5.
La prédominance incontestée du travail a détruit les idéaux de l’homo faber, fabricateur d’outils et d’artifices. La permanence, la stabilité, la durée ont ainsi été sacrifiées à l’abondance. Pour autant, le monde ne saurait être mis entre les mains d’homo faber puisque pour fabriquer un objet les moyens sont mis au service d’une fin. Un monde entièrement dominé par homo faber serait réduit à l’utilitarisme pur : tout doit servir à quelque chose, on ne peut penser autrement qu’en termes de fins et de moyens. La nature et le monde seraient ainsi dégradés au rang de moyens, dépouillés de leur dignité indépendante. Monde anthropocentrique dans lequel l’usager est la fin dernière.
La parole et l’action révèlent l’individualité de chacun. Toutes deux sont indispensables pour rester inséré dans le monde humain. Elles établissent le rapport entre l’égalité et la distinction, la pluralité d’êtres uniques. Un être se révèle dans ses actions et ses paroles mais l’action, plus que la parole, est irréversible et imprévisible. C’est contre cette imprévisibilité que le domaine social se fonde. Avec l’avènement du domaine social, tous les problèmes relevant de la sphère familiale sont devenus préoccupation collective. La société s’est substituée à la cellule familiale et l’état-nation a remplacé le rex ou pater (nom que donnait l’esclave au maître). À l’action s’est substitué le comportement social qui est devenu une norme dans tous les domaines de l’existence. La victoire de la société détruit la sphère publique aussi sûrement que la prédominance du travail parce qu’elle ne donne de l’importance qu’au fait que les hommes ont besoin les uns des autres pour vivre et rien de plus. La sphère publique est le lieu où se rencontrent les hommes dans leur pluralité. Limiter la sphère publique à la vie sociale c’est laisser une société de masse détruire la pluralité humaine, puisque tous se comportent comme les membres d’une même famille.
L’inertie est ainsi la règle et pour entraver l’action une séparation s’instaure entre ceux qui agissent sans savoir, obéissant aux ordres de ceux qui savent sans agir. Action et pensée sont séparées comme l’esclave et le maître. L’action est remplacée par le gouvernement afin de substituer le faire à l’agir. Dès Platon et Aristote c’est la modération et les limites qui sont les vertus politiques par excellence. Pour protéger contre l’imprévisible il faut des lois, des gouvernements, des frontières. Arendt distingue violence, force et puissance. La force est indivisible, elle concerne l’individu, et la pluralité la limite. La puissance dépend de l’accord incertain et temporaire d’un grand nombre de volontés et d’intentions.
Seule la violence peut détruire la puissance mais sans jamais la remplacer. C’est pourquoi la violence, liée à la volonté de puissance, est toujours l’attribut des faibles. Il ne faut pas confondre cette violence avec celle, naturelle, de ceux dont la société tente de dérober la force. Il est important d’accepter l’acte dans ce qu’il contient d’irréversible et d’imprévisible et pour cela Arendt en appelle à notre faculté de pardonner et de promettre. Pour que le monde retrouve sa richesse, il nous faut accepter la pluralité, la présence et l’action d’autrui. Seule la faculté d’agir interrompt l’automatisme inexorable de la vie quotidienne. Mais pour accepter cette pluralité, ce n’est pas tant d’amour que nous avons besoin que de respect :
Seul le respect permet à la promesse de devenir effective et d’unir un groupe d’hommes par une volonté unique autour d’un dessein concerté. Ainsi, les hommes liés par un dessein commun peuvent disposer de l’avenir comme s’il s’agissait du présent.
Dans toute agrégation collective6 il y a un désir d’apparence parce que la réalité du monde est garantie à l’homme par le fait qu’il apparaît à tous. Mais le désir de gloire, de perdurer dans la mémoire, d’avoir des témoins pour faire valoir nos actes et paroles les plus futiles n’est pas universel. Chez certains peuples, ce n’est pas la fin qui est poursuivie, l’acte et la parole sont des entéléchies qui existent dans l’actualité pure. Et cela se retrouve dans ce qui semble être le plus inutile : le chant, le récit, la poésie, la danse7.
Nous devons nous réapproprier les différentes activités de la vita activa. Comme le précise justement Hannah Arendt :
Se libérer du travail, de l’activité qui consiste à répondre au cycle biologique, que ce soit en exploitant d’autres hommes (primates du futur) ou des robots (le paradisme) ne nous émancipera pas. Esprit et corps sont liés comme vita activa et vita contemplativa. S’émanciper de l’une c’est amoindrir la seconde. Travailler, c’est œuvrer avec la matière et avec les autres êtres vivants, c’est une activité indispensable mais non prééminente. Comme l’indique Marshall Sahlins8, les peuples de chasseurs cueilleurs consacrent bien peu de temps, surtout si nous comparons avec nos sociétés modernes dominées par le travail salarié, à la quête de subsistance. Ils ne sont pas obsédés par la nourriture, par l’abondance démesurée de nourriture. Pour être libre il faut nous confronter à la nécessité qu’implique le processus vital. Le travail, ni méprisable ni louable, doit être réinvesti par tous afin de retrouver l’âge d’abondance décrit par Marshall Sahlins. Par abondance nous n’entendons pas une accumulation de consommables, nous n’obéissons pas à l’ordre « croissez et multipliez », mais l’enrichissement de nos relations intensives avec le monde terrestre. Il nous faut retrouver nos mains, leur faculté de fabrication, de transformation de la matière. Il ne s’agit pas de savoir tout faire, de craindre la spécialisation. La spécialisation n’est pas la division du travail qui n’est que la somme des forces de travail, identiques et interchangeables, et s’oppose à la coopération.
Pour y parvenir, il nous faut renouer avec les cordes de pensées9 qui étrangleront l’aliénation qu’impose toute civilisation et qu’accentue notre science moderne.
L’invention du télescope a tellement modifié la vision du monde de l’homme qu’elle lui a permis de considérer la nature terrestre du point de vue de l’univers. Le monde terrestre s’est ainsi rétréci et en abolissant les distances l’esprit humain s’est éloigné du monde. L’homme est devenu capable d’arpenter et de mesurer mais il a été rejeté en lui-même.
Certains hommes rêvent la mathématisation de la perception10, la rationalisation des choses empiriques, réduisant les données des sens et les mouvements terrestres en symboles mathématiques. Par la force de la théorie ils espèrent surmonter la condition humaine terrestre. C’est le doute cartésien, né du postulat qu’il faut douter des sens et de la raison, qui détruisit le sens commun. La théorie devient hypothèse et la réussite de l’hypothèse devient vérité, ainsi certains croient pouvoir créer un nouveau monde.
Le mépris du travail est lié au dualisme nécessité/liberté qui se décline en privé/public et correspond au dualisme du corps et de l’esprit qui domine notre civilisation depuis ses origines. Puisque le corps, par ses besoins quotidiens, est la prison de l’âme, pour être un homme libre il faut se libérer du corps, de ses besoins ou tout au moins de l’activité nécessaire au cycle biologique.
Dans nos sociétés modernes, le travail est devenu le propre de l’homme, il s’est étalé au grand jour et est devenu le centre de la vie publique. Le mythe du travail est destructeur parce qu’il enferme l’homme dans le cycle biologique transformant ainsi tout en consommation. La force de travail dont le travailleur est si fier réduit sa vision du monde au corps qui consomme et inverse le dualisme corps/esprit. Nos corps ainsi asservis se sont éloignés de la Terre et aspirent à devenir machines, machines émancipées de toute condition terrestre, machines immortelles. La Terre est la prison du corps et peu importe désormais l’âme et l’esprit.
Pour éviter le pire et retrouver notre sens commun, il nous faut réapprendre à habiter le monde, accepter la fragilité de la vie humaine, se confronter à la nécessité, recréer une relation active et dynamique avec la Terre, pour rêver de nouveau dans la hutte conique :
Ana Minski, mars 2018
Relecture et corrections : Lola
Notes
1Tim Ingold, Marcher avec les dragons
2John Locke, Les deux Traités du gouvernement civil, 1690
3Salaire, travail et capital
4Paola Tabet, La construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps.
5https://www.arte.tv/fr/videos/048171–000-A/les-superpouvoirs-de-l-urine/
6Préférable à « société » puisque cette dernière n’est conçue en tant que telle et comme séparation qu’à partir du XVIIIe siècle (Descola, 2005)
7https://soundcloud.com/mita-ghoulier/poemes-xam-lecture
8Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance : L’économie des sociétés primitives.
9Nom que les !Xams donnent à la faculté de penser
10La philosophie cartésienne, qui considère les mathématiques comme seule science certaine, s’étend à toutes les facultés sensibles pour tenter d’échapper aux représentations subjectives du monde.
11Tim Ingold, Marcher avec les dragons