Résumé publié sur le site Sniadecki

La capacité de reproduction des femmes fait face à plusieurs menaces. La référence, au sein des mouvements féministes, à La Servante écarlate, de Margaret Atwood, renvoie au risque réel, avec la baisse de la fertilité et la remise en cause de l’avortement aux États-Unis, d’un régime religieux, autoritaire et violent. Mais le progrès de l’artificialisation de la reproduction humaine est aussi un moyen, plus insidieux, d’exploiter les femmes, sans lien avec la religion et la tradition. La pensée féministe doit donc réfléchir de manière plus critique à ce que la science et la technologie font du corps de la femme.

Depuis quelques années, La servante écarlate est une référence pour les femmes en lutte. D’abord un livre, puis un film, ensuite une série télé à succès, l’image des servantes habillées en rouge est devenue un symbole. Au Texas, en Croatie, en Argentine des groupes de femmes ont défilé habillées en servantes écarlates pour défendre le droit à l’avortement, pour lutter contre les violences, contre les fermetures de maternité, pour défendre le métier de sages-femmes… En septembre 2021, le Comité international pour l’abolition de la maternité de substitution (CIAMS) manifeste à Paris devant le salon « Désir d’enfants », où les entreprises qui travaillent dans le secteur de la reproduction humaine, en particulier sur le marché de la maternité de substitution, viennent faire leur promotion et rencontrer la clientèle française. À cette occasion, encore une fois, les contestataires choisissent de s’inspirer du roman d’Atwood et s’habillent en rouge. Pourquoi ce livre a-t-il autant frappé l’imaginaire politique ? Pourquoi les femmes qui luttent en font-elles un symbole ?

Nous sommes prises dans un présent obsédé par la maternité. Il faut désirer d’être mère, il faut le programmer tout en soignant sa carrière, il faut le vouloir au-delà de toute limite (du moins, dans les pays riches). Alors que la Cour suprême des États-Unis examinait la possibilité de revenir sur la loi garantissant le droit à l’avortement dans tous les États (loi qui connaissait déjà bien des exceptions), les mères porteuses embauchées en Ukraine étaient bloquées dans des sous-sols bunkerisés, ou fuyaient sans savoir si elles toucheraient l’argent espéré ou si elles resteraient en charge de l’enfant qui leur avait été commandé. La servante écarlate peut-elle nous aider à penser tout cela ?

*

En 1984, à Berlin-Ouest, Margaret Atwood commence le roman qui deviendra La servante écarlate, l’étouffant quotidien d’une femme à l’époque du régime imaginaire de Gilead. Les pensées de l’héroïne, Defred, nom d’emprunt qui désigne son appartenance (« de Fred»), défilent au jour le jour : ses souvenirs, ses craintes, ses stratégies de survie et les détails de son quotidien rétréci. Derrière ses descriptions minutieuses se dévoile petit à petit la trame de l’histoire. Defred est une servante écarlate, elle fait partie d’une réserve de femmes encore capables d’enfanter, que le régime a capturées, rééduquées et ensuite mises au service de l’élite sociale. Son corps, tout comme celui des autres servantes, est une ressource nationale, marqué par un tatouage.

À l’époque qui précède Gilead, le monde a été confronté à une chute vertigineuse des naissances. Les causes en sont multiples. D’une part, la liberté sexuelle accordée aux femmes, accompagnée par la diffusion des moyens de contraception, a éloigné de la maternité beaucoup d’entre elles. D’autre part, la pollution chimique, les explosions d’usines atomiques, la dispersion d’hormones de synthèse dans la nature et une nouvelle souche de syphilis avaient aggravé l’infertilité et fait augmenter le nombre de fausses couches, d’enfants morts-nés ou mal formés. C’est pour répondre à cette situation dramatique qu’un nouveau régime s’installe par un coup d’État et réorganise la société pour assurer sa reproduction. La République de Gilead est un régime religieux, très conservateur, particulièrement en ce qui concerne la place des femmes dans la société. Toutes sont assignées à une classe et à une tâche, et leur appartenance est signifiée par leur uniforme.

Les Servantes sont entièrement habillées en rouge, la couleur du sang : elles portent des souliers rouges à talon plat, des gants rouges, une jupe rouge avec un empiècement plat de la même couleur. Seule exception : les ailes blanches qui encadrent leur visage pour les empêcher de voir mais aussi d’être vues. Sélectionnées pour leur capacité à enfanter sur la base de leur âge ou d’une maternité précédente, elles sont comme des animaux dans un haras :

« Notre fonction est la reproduction ; nous ne sommes pas des concubines, des geishas ni des courtisanes. Au contraire tout a été fait pour nous éliminer de ces catégories1. »

Les Servantes ne doivent pas susciter le désir. Leurs relations sexuelles sont très ritualisées et n’ont pour finalité que la reproduction. Chacune est assignée à une maison, composée d’un Commandant, un haut fonctionnaire ou un officier, et de son épouse stérile. Comme dans la Bible pour Sarah et Abram, la servante est au service de l’épouse et enfantera pour elle.

Les Épouses sont habillées en bleu pâle. Elles sont les compagnes légitimes des Commandants, hommes haut placés, maîtres de la maisonnée. Elles sont pour la plupart incapables de procréer et forcées d’accepter une sorte de polygamie fonctionnelle à la reproduction. Exclues comme les autres femmes de la vie civile et politique, elles occupent tout de même une position de pouvoir. Elles régissent à leur guise les affaires de la maison. Elles ont une vie mondaine faite de visites et de festivités, qu elles partagent avec les femmes du même rang.

Les domestiques, les Marthas, sont habillées en vert terne et elles couvrent leur tête d’un voile quand elles sortent de la maison. Elles sont au service de l’épouse et de la maisonnée où elles assurent toutes les tâches du quotidien : la préparation de la nourriture, la fabrication du pain, le ménage.

À l’extérieur de cette cellule familiale, trois autres groupes de femmes existent. Les Éconofemmes, habillées d’une robe rayée, ce sont les femmes du peuple. Les Antifemmes, habillées de robes grises, ce sont les rebelles, les vieilles femmes, les bonnes sœurs qui se refusent à quitter le célibat, les servantes qui n’ont pas réussi à enfanter. Elles sont envoyées aux Colonies, où on les tue à la tâche :

« Aux Colonies, on passe son temps à nettoyer […] quelquefois il s’agit seulement de cadavres, après une bataille. Ceux des ghettos des villes sont les pires, on les laisse traîner plus longtemps, ils deviennent plus pourris […] Alors les femmes aux Colonies là sont chargées de les brûler. Les autres Colonies sont pires, les décharges toxiques et les déchets radioactifs. Ils ont calculé que, dans celles-là, il fallait trois ans au maximum avant d’avoir le nez qui tombe et la peau qui se décolle comme des gants en caoutchouc. Ils ne prennent pas la peine de vous nourrir beaucoup, ni de vous donner des vêtements de protection, ni rien. Cela coûte moins cher ainsi. De toute façon il s’agit surtout de gens dont ils veulent se débarrasser. On dit qu’il y a d’autres Colonies, pas trop dures, où l’ont fait de l’agriculture : coton, et tomates, et tout ça2. »

Le dernier groupe, aussi central dans le récit que les servantes et les épouses, est celui des Tantes, agence féminine de contrôle. Le roman d’Atwood décrit une société patriarcale où la place de chaque femme est attribuée de manière rigide et soumise à un ordre masculin, mais ce sont des femmes qui garantissent le maintien et la reproduction de cet enfermement. C’est un aspect important du roman : les femmes ne sont pas solidaires entre elles, au contraire, elles respectent et propagent la violence du régime. « Tu voulais une culture des femmes. Eh bien ce n’est pas ce que tu voulais mais elle existe3 », dit Defred en s’adressant à sa mère, militante féministe. Les unes contre les autres, les femmes se surveillent mutuellement. Chaque servante ne peut sortir qu’accompagnée d’une alter ego, chacune épiant le comportement de l’autre. Et au-dessus d’elles, les Tantes dirigent d’une main de fer les centres de formation où les servantes sont éduquées et formées pour leur mission. Les Tantes président toutes les cérémonies consacrées à la naissance, à la fécondité, au mariage et aussi les punitions publiques. Elles sont la voix du régime à l’oreille des femmes. Dans les centres où les femmes sont emprisonnées avant de prendre leur service en qualité de servante, les Tantes les matraquent de citations de la Bible, d’injonctions morales, elles surveillent et établissent les conditions de leur santé :

« Il vous faut vos vitamines et vos sels minéraux, disait Tante Lydia en minaudant. Vous devez être des réceptacles parfaits. Mais pas de café, de thé ni d’alcool4. » 

Les Tantes sont armées d’un aiguillon à bétail – pas de pistolet, car on ne confie pas une arme à une femme. Toutefois, à la différence des autres femmes, elles ont le droit d’écrire et de lire car à chaque règle il existe toujours une exception. Habillées d’un costume marron, ce sont des femmes célibataires, âgées, sans enfants ou stériles, qui pour échapper aux Colonies s’enrôlent comme Tantes. Mais nombreuses parmi elles sont les ferventes, celles qui croient à la nécessité d’un retour aux valeurs traditionnelles et à la religion.

Pourtant, le monde qui a précédé la République de Gilead était un monde où les femmes jouissaient de leur liberté. Defred le décrit par petites touches dans son témoignage. Les femmes portaient les cheveux courts ou longs, elles portaient des minijupes, sortaient le soir, avaient des relations libres hors mariage. Mais ces libertés s’accompagnaient de fortes tensions. Les femmes restaient des proies sexuelles et autour d’elles se développait l’industrie sexuelle : les magazines et les films pornographiques, les « Pornomarchés », les « Tripatoporteurs » et les « Fourniquettes à Roulettes ». À la télé, certaines femmes célèbres lançaient des appels vibrants pour un retour de la femme au foyer. Et en même temps la société était secouée par des émeutes féministes contre l’industrie pornographique et d’autres actions pour la liberté d’avorter :

« Il y avait alors beaucoup d’attentats à la bombe : dans des cliniques, des magasins de vidéo ; il était difficile de suivre les événements5. » 

Nous sommes dans les années 1980 et la société d’avant Gilead est le présent de Margaret Atwood. En 1984, à l’époque où elle commence son roman, les Rote Zora6, groupe féministe révolutionnaire allemand, publient une auto-interview dans la revue féministe à tirage national EMMA7. Elles énumèrent leurs actions : en 1975, un attentat à la Cour constitutionnelle de Carlsruhe, qui déclare inconstitutionnelle la nouvelle loi donnant accès à lavortement; en 1977, une bombe au siège de l’Ordre des médecins, accusé de faire obstacle à la reforme sur lavortement ; en 1982, un incendie contre la société Schering, accusée d’expérimenter des médicaments dangereux et dont certains sont destinés à stériliser les femmes des classes et des pays les plus pauvres. Schering était aussi visé pour sa participation au développement de la fécondation in vitro. Elles revendiquent en outre une série d’attaques contre des sex shops.

L’analyse des Rote Zora dans cet entretien mêle féminisme et lutte des classes, leur discours dénonce à la fois la pornographie et l’exhortation à la maternité et à la féminité, comme deux moments nécessaires au capital. Elles y évoquent aussi l’idée d’un possible retour vers les valeurs de la famille et de la maternité pour assurer le contrôle démographique, dont le capital ne peut se passer. C’est exactement cette hypothèse d’un retour au passé que Margaret Atwood explore dans son livre.

La République de Gilead s’installe dans les années 1990, après un coup d’État. C’est une dictature moderne qui arrive à s’imposer grâce à l’importance acquise dans les pratiques quotidiennes par des technologies telles que l’ordinateur. Cependant, il s’agit d’une dictature fondée sur la religion, conservatrice et traditionaliste, d’où semblent avoir disparu aussi bien la marchandise que le plaisir. Dans un climat de guerre constante aux frontières, toutes les ressources sont rationnées et beaucoup de produits ont disparu du marché.

Le nouveau pouvoir prend rapidement un certain nombre de mesures vouées à évacuer les femmes de l’espace public et à les cantonner dans des fonctions bien délimitées. La première de ces mesures est la fermeture des comptes bancaires dont elles sont titulaires, le montant étant réadressé sur le compte de l’homme de famille le plus proche, père, frère ou mari. L’argent liquide a déjà disparu de la société et tous les échanges passent par l’Ordinobanque :

« Je suppose que c’est pour cela qu’ils ont pu le faire, de la manière dont ils l’ont fait, tout d’un coup, sans que personne ne sache rien à l’avance ; s’il y avait encore eu de l’argent liquide, ç’aurait été plus difficile8. » 

Au bureau de tabac, Defred découvre un matin qu’elle ne peut plus acheter ses cigarettes. Puis, à la bibliothèque où elle travaille à transférer le contenu des livres sur des disques d’ordinateur, le directeur leur annonce :

« Il faut que je vous lâche […]. Vous ne pouvez plus travailler ici, c’est la loi9. »

Les femmes n’ont plus droit à la propriété, ni au travail. L’avortement est interdit et puni de mort.

Les femmes retournent à leur rôle de reproduction de la manière la plus classique. L’accaparement du corps de la femme pour répondre aux besoins de la société s’opère de manière non détournée, par la violence directe. Les femmes sont enfermées, domestiquées, matées. Leur corps est transformé par une discipline quotidienne destinée à le réduire à sa partie la plus essentielle :

« Nous sommes des utérus à deux pattes, un point c’est tout : vases sacrés, calices ambulants10. »

La capacité reproductive du corps féminin détermine entièrement la place de la femme dans la société de Gilead.

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Le choix d’un retour si subit et violent vers des formes de domination traditionnelles engendre une certaine gêne lors d’une première lecture. La fiction semble, en effet, bien peu en phase avec l’actualité des sociétés occidentales. Le mélange de souvenirs du passé et de narration du présent fait ressortir par contraste les privilèges et les avantages de la société d’avant Gilead, une société qui est encore la nôtre aujourd’hui. Plane sur le roman comme une « nostalgie du présent », et on entend au fil des pages l’écho de la bataille qui oppose toujours progressistes et réactionnaires. De ce point de vue, le roman d’Atwood est un peu convenu, en exhortant les femmes à continuer de se battre pour garder leurs droits. Mais il n’explore pas de nouveaux scénarios possibles. Au risque, pour la critique féministe du monde présent, d’ignorer des formes plus insidieuses et, en apparence, moins violentes de domination.

Néanmoins, ce sont précisément les limites de ce roman qui racontent une partie du monde de son auteur et nous donnent à réfléchir. La saison des luttes des années 1970 est marquée par l’irruption des femmes sur la scène publique et par un changement conséquent de leur situation. Par la suite, les mouvements féministes ont avant tout craint de voir reculer leurs conquêtes et se sont identifiés aux batailles de ces années-là.

Cela s’explique bien sûr par la portée de la contestation féministe, la richesse des discours et des réflexions de cette époque. Étrangement, c’est le thème de l’accès aux droits qui est resté le plus présent alors même que, dès les années 1970, le débat était ouvert sur la pertinence de se cantonner à cette question. Sur l’avortement, par exemple, le mouvement féministe était divisé entre celles qui voulaient obtenir la dépénalisation d’une pratique dont les femmes ont toujours usé, et celles qui en demandaient la légalisation, sous la forme d’un cadre de loi où soient inscrites les conditions d’exercice de cette pratique. Ce fut un débat important dont on retrouve des traces dans le livre des féministes milanaises Ne crois pas avoir le droit, dans lequel il est aussi question de la façon dont les femmes peuvent et doivent investir le champ politique à partir de leur expérience de vie11.

Pour légitimer le droit à l’avortement, le discours scientifique a été adopté comme discours d’autorité à opposer au discours religieux. Dans les débats publics, la question de la vie de l’embryon, de son développement, du moment à partir duquel il passe de l’amas de cellule à l’enfant potentiel, a pris de plus en plus de place. Et les questions plus politiques : le vécu des femmes, leur sexualité, leurs pensées, ont perdu leur centralité. Le vocabulaire scientifique apparaissait alors comme un gage de neutralité – pas de jugement dans la science – et les revendications féministes rejoignaient ainsi la bataille de la raison contre l’obscurantisme.

Le choix de Margaret Atwood d’ignorer le thème de la reproduction artificielle se comprend à la lumière de cette éclipse. Le début des années 1980 est marqué par l’arrivée de cette nouvelle technologie qui menace de changer en profondeur l’aspect fondamental de la vie qu’est la naissance. Quand on touche à la reproduction, on touche inévitablement au corps de la femme, mais aussi à sa représentation sociale. Des femmes se sont bien emparées de cette question, mais la grande saison des luttes féministes avait déjà connu son apogée. Ainsi, malgré une certaine gêne, ces techniques ne suscitèrent que peu d’opposition dans le mouvement féministe international, pendant que la propagande médiatique présentait ces prouesses scientifiques comme étant au service de la santé des femmes. La science avait aidé les femmes à avorter, elle pouvait maintenant les aider à procréer quand cela ne venait pas naturellement. Il était difficile de penser contre la science quand on en avait fait son alliée. C’est pourquoi Margaret Atwood, tout en faisant du contrôle de la reproduction, et donc des femmes, le sujet principal de sa dystopie, ne peut imaginer cette menace que sous la forme d’un retour vers des formes de domination anciennes.

La menace qui plane sur les femmes serait celle d’une résurgence de la morale mettant à plat toutes les conquêtes récentes. Dans un contexte de baisse constante de la fertilité et d’empoisonnement environnemental, le corps de la femme tend effectivement à se transformer en ressource rare. C’est bien ce qui advient à Gilead. Cela aurait pu se produire de maintes façons, mais dans le roman le moment d’inversion est le fruit d’un retour du religieux, et la religion est un retour vers la tradition. Comme on l’apprend dans les notes historiques à la fin du roman, l’infertilité était déjà considérée comme un problème pendant la période prégileadienne, problème auquel on avait répondu par l’insémination artificielle, la création de cliniques de fertilité et le recours aux mères porteuses. Mais Gilead proscrit les deux premières méthodes comme contraires à la religion et garde, en l’adaptant, le recours aux « mères porteuses » dont on trouve des exemples dans la Bible. Aucun jugement n’est exprimé sur ces techniques. Les progrès s’arrêtent brusquement, balayés par un pouvoir qui veut revenir aux vielles formes de soumission, reléguer les femmes au foyer sous l’autorité d’un homme, et les obliger à procréer. Ce récit dystopique est-il un roman d’anticipation ? Ce brusque retour en arrière menace-t-il vraiment nos sociétés ? Quand, au Texas, le gouvernement s’apprête à réduire sérieusement l’accès à l’avortement sous l’influence des militants catholiques, et qu’en Afghanistan les filles n’ont plus le droit d’aller à l’école, il est clair que la fiction s’approche malgré tout de la réalité. Doit-on préparer nos armes politiques principalement pour ce combat ?

Dans Caliban et la sorcière12, dont la première ébauche date également de 198413, Silvia Federici s’attache à répondre à la question historique importante de savoir « comment expliquer l’exécution de centaines de milliers de “sorcières” à l’aube de l’époque moderne et pourquoi l’apparition du capitalisme s’est accompagnée d’une guerre menée contre les femmes14 ». À la fin du Moyen Âge, une série de lois accompagnèrent le passage du féodalisme au capitalisme, dont les plus connues sont les enclosures. La chasse aux sorcières constitue, selon Federici, une partie importante de ce processus d’appropriation et d’accumulation primitive. La mise au bûcher de milliers de femmes ne serait pas la dernière résurgence d’une société obscurantiste en déclin, mais bien une stratégie de soumission de la femme, dont le rôle devait désormais se réduire à produire et reproduire gratuitement la force de travail. Outre la chasse aux sorcières, Federici cite de nombreux exemples d’exclusion de la femme au sein de la société de cette époque. Dans les villes médiévales, par exemple, les femmes travaillaient dans presque tous les corps de métier, elles étaient forgeronnes, bouchères, boulangères… Mais, à la suite de la Peste noire en Europe, au XIVe siècle, et d’une importante crise économique, elles furent progressivement exclues de toutes les professions. Leurs conditions économiques s’aggravèrent, l’avortement et l’infanticide devinrent des crimes, les femmes furent l’objet d’une surveillance accrue et le moindre soupçon entraînait une punition.

Dans une situation de crise et de restructuration économiques, les hiérarchies sexuelles furent redéfinies selon les besoins d’un nouveau projet de domination. Et dans ce processus, la femme, son travail et son corps furent mis au service de nouveaux besoins. Est-ce que cela est complètement spécifique à cette époque ?

Voici ce que Federici raconte du Nigéria des années 1980, où elle a occupé un poste d’enseignante :

« Les années 1984-1986 furent un tournant pour le Nigéria, comme pour la plupart des pays africains. Au cours de ces années-là, en réaction à la crise de la dette, le gouvernement nigérien entreprit des négociations avec le FMI et la Banque mondiale, qui débouchèrent sur l’adoption d’un programme d’ajustement structurel, la panacée de la Banque mondiale pour soigner les économies de la planète. Le but avoué de ce programme était de rendre le Nigéria compétitif sur le marché international. Mais il apparut bientôt que cela impliquait une nouvelle phase d’accumulation primitive, et une rationalisation de la reproduction sociale visant à détruire les reliquats de propriété communale et des rapports communautaires, pour ensuite mettre en place des formes d’exploitation du travail plus intenses. J’ai ainsi vu se dérouler sous mes yeux des processus très similaires à ceux que j’avais étudiés en préparant Caliban et la sorcière. Entre autres, l’attaque sur les terres communales et une offensive décisive de l’État (à l’instigation de la Banque mondiale) sur la reproduction de la force de travail qui visait à réguler les taux de natalité, et, en l’espèce, réduire la taille d’une population qui allait immanquablement se montrer trop exigeante et trop indisciplinée dans la perspective de sa future insertion dans l’économie mondiale. […] J’ai aussi assisté à une intense campagne misogyne dénonçant la vanité des femmes et leurs exigences trop importantes. J’ai aussi été témoin d’un débat enflammé […] qui concernait tous les aspects de la reproduction de la force de travail : la famille (polygame ou monogame, nucléaire ou élargie), l’éducation des enfants, le travail des femmes, l’identité masculine et féminine et les rapports entre les deux15. »

Ce qui émerge de ces réflexions est bien que la reproduction, et donc la vie des femmes, est un enjeu important de pouvoir. Dans une période de crise comme celle que nous traversons en ce moment, il n est pas inutile de guetter les signaux d’une redéfinition des rôles sexuels. Seulement, il n’est pas sûr qu’il faille se cantonner à surveiller les intégrismes musulmans ou chrétiens. Il se pourrait que certains changements qui s’opèrent dans notre société débouchent sur de nouvelles formes de domination.

Prenons l’exemple d’un autre livre, d’une autre dystopie, Le meilleur des mondes, d’Aldous Huxley16. Un État mondial gouverne la société à l’époque de Ford, il s’agit d’une société productiviste et hédoniste, centrée sur le culte de la science et de la raison. La reproduction vivipare a été remplacée par l’ectogenèse17 qui permet des interventions de conditionnement dès la naissance afin d’adapter au mieux chaque individu à sa fonction sociale. En outre, la reproduction dans les centres d’incubation multiplie le nombre de naissances de manière spectaculaire grâce au procédé Bokanovsky qui, par des stress répétés, induit chez l’ovule une réaction de bourgeonnement. Quand la normalité est « un œuf, un embryon, un adulte », un œuf bokanovskifié « a de fortes chances de se transformer en un nombre quelconque d’embryons compris entre huit et quatre-vingt-seize18 ». Un progrès prodigieux, un perfectionnement de la nature, qui produit en masse des « hommes et des femmes conformes au type normal ; en groupes uniformes. Tout le personnel d’une petite usine constitué par le produit d’un seul œuf bokanovskifié ». À partir d’un seul ovaire, il devient possible d’obtenir plus de 15 000 individus. Alors que « dans la nature il faut trente ans pour que deux cents ovules arrivent à maturité. […] notre tâche, c’est de stabiliser la population en ce moment, ici, maintenant19 », explique le directeur de l’Incubation et du Conditionnement.

Qu’arrive-t-il aux femmes dans la société de Huxley ? Jusqu’à 30 % des embryons femelles sont « libres » de se développer normalement afin de fournir un stock d’ovaires pour la reproduction ; tous les autres sont rendus stériles. Délestées de la tâche de procréer, les femmes sont, de ce point de vue, l’égal des hommes. On pourrait penser qu’en séparant la femme de la reproduction par l’artificialisation de celle-ci, on aboutirait à une amélioration de la condition de la femme, puisque son corps ne serait plus une ressource particulière. Mais il n’en est rien, car le procédé d’ectogenèse nécessite toujours l’utilisation d’un matériel biologique féminin, les ovules.

Le corps de la femme reste une matière première et subit toujours un traitement spécifique. Par ailleurs, si dans la société de Ford aucun discours ne vise particulièrement la femme, il reste que tous les individus, mâles ou femelles, sont soumis à une dictature scientifique et technique tellement aboutie que les sentiments humains les plus élémentaires deviennent seulement des pathologies à corriger. Aucune révolte ne peut exister contre cet ordre des choses. Dans le monde imaginé par Huxley, la vie dans sa totalité est rationalisée et soumise à l’impératif de l’efficacité, à tel point qu’elle en perd toute signification. C’est cette raison qui, en morcelant leurs corps, conduit à traiter les êtres humains comme des choses. Même les cadavres sont rentabilisés et brûlés pour produire du phosphore.

Après ce détour, demandons-nous ce qui pourrait arriver dans un scénario semblable à celui de La servante écarlate, si les technologies de reproduction contemporaines y étaient adoptées ? Les Servantes pourraient être élevées comme des animaux, sans aucun discours moralisateur. Engrossées par insémination artificielle et avortées quand l’embryon est considéré défectueux dans l’utérus. Elles seraient soumises à une stimulation ovarienne, puis opérées pour extraire les gamètes destinés à alimenter une banque de matériaux biologiques. On séparerait les femmes fertiles de celles qui ne le sont pas et on reléguerait ces dernières à d’autres tâches. Une telle fiction permet de voir que les actes techniques et médicaux que la science a développés depuis 40 ans ne libèrent pas les femmes du fardeau de la reproduction. Au contraire, ils permettent une exploitation plus intensive de leur corps. Les technologies de reproduction, loin d’éloigner la menace sur le corps des femmes, la renouvellent :

« Une fois encore, une grande partie de la violence qui est déclenchée est dirigée contre les femmes, car à l’ère de l’informatique, la conquête du corps féminin est toujours une condition préalable à l’accumulation de richesse et de travail : pour preuve, les investissements institutionnels dans le développement de nouvelles technologies reproductives qui, plus que jamais, réduisent les femmes à leur utérus20. »

La gestation pour autrui et la vente d’ovules ont déjà donné naissance à de nouvelles formes d’exploitation de la femme. Dans les cliniques en Inde, les femmes les plus pauvres, déjà mères d’un ou plusieurs enfants, louent leur ventre pendant neuf mois. Durant toute leur grossesse, elles restent sous observation médicale, enfermées dans un bâtiment et séparées de leur famille. Souvent, ces femmes quittent leur village en prétextant une excuse, un travail en ville, car leur choix serait mal vu. Elles subissent un suivi psychologique pour ne pas s’attacher au bébé qu’elles portent dans le ventre. Le jour de la naissance, les parents commanditaires décideront si la mère porteuse a le droit ou non de voir le nouveau-né.

Aux États-Unis, ce sont de jeunes étudiantes qui vendent leurs ovules pour payer leurs études. Elles se soumettent à des piqûres hormonales pour stimuler les ovaires et ensuite à une opération pour les prélever. La banalisation de la reproduction artificielle induit immédiatement une pénurie de matériel biologique et la vente d’ovules devient rentable. De plus, les embryons et les ovules excédentaires peuvent être donnés à la science, qui s’assure de cette façon la réserve biologique pour ses expériences génétiques. La biomédecine est un marché en expansion et elle a besoin pour se développer de matière première. Les femmes fournissent aujourd’hui, consciemment ou pas, cette matière. Et il n’est pas insignifiant que tout cela se passe au moment même où le discours sur la déconstruction du genre aboutit paradoxalement à l’effacement des spécificités féminines. Ainsi, en Angleterre, les sages-femmes sont invitées à remplacer le mot « vagin » par l’expression « trou de devant » et l’expression « lait maternel » par le terme plus neutre « lait parental », afin d’inclure les réalités transsexuelles. Tous ces changements de vocabulaire pourraient bien finir par rendre invisible ce qui, simultanément, est le propre de la femme et la condition de son exploitation spécifique, dans un moment où elle s’intensifie.

*

Le monde contemporain n’est pas à l’abri de nouvelles formes de « misogynie », sans lien avec la religion et la tradition. Les discours les plus progressistes peuvent servir de cheval de Troie pour banaliser le pire. Il est temps pour la pensée féministe de prendre au sérieux cette hypothèse et de réfléchir de manière plus critique à ce que la science et la technologie font du corps de la femme. Les Rote Zora, tout comme les féministes radicales du FINRRAGE21, avaient bien vu tout cela et elles tenaient ensemble la critique du patriarcat dans ses formes bien connues et la dénonciation active de son renouvellement, notamment par la recherche génétique et la reproduction artificielle.

Michela Di Carlo a été membre du groupe Oblomoff,
collectif de réflexion et d’action
contre la recherche scientifique, dans les années 2000.
Elle a aussi fait partie du groupe Faut pas pucer,
contre l’identification électronique des animaux en 2010.
Elle s’intéresse depuis longtemps aux enjeux politiques
de la contraception féminine.

Article publié dans la revue
Ecologie & politique n°65,
« Les enfants de la Machine »,
novembre 2022.

Notes

1M. Atwood, La Servante écarlate [1987], Robert Laffont, Paris, 2019, p. 246.

2M. Atwood, op. cit., p. 431.

3Ibidem, p. 231.

4Ibidem, p. 129.

5Ibidem, p. 318.

6Pour se faire une idée des actions et du positionnement politique des Rote Zora, lire la brochure Campagnes d’attaques féministes contre les biotechnologies (que l’on peut se procurer en écrivant à : gabian{at}riseup.net).

7« La résistance est possible », EMMA n°6,1984, p. 39-41.

8M. Atwood, op. cit., p. 306.

9Ibidem, p. 311.

10Ibidem, p. 246.

11Librairie des femmes de Milan, Ne crois pas avoir le droit. La génération de la liberté féminine à travers les idées et les aventures d’un groupe de femmes, Éditions La tempête, Bordeaux, 2019.

12S. Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, Corps et accumulation primitive, Senonevero/ Entremonde, Marseille/Genève, 2014.

13S. Federici, Il Grande Calibano. Storia del corpo sociale ribelle nella prima fase de capitale, Franco Angeli, Milan, 1984.

14S. Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 24.

15Ibidem, p. 16-17.

16A. Huxley, Le meilleur des mondes [Plon, 1932], Pocket, Paris, 1988.

17Gestation à l’extérieur du ventre maternel grâce au recours à un utérus artificiel.

18A. Huxley, op. cit., p. 25.

19Ibidem, p. 26.

20S. Federici, Caliban et la sorcière, op. cit., p. 31.

21Feminist International Network of Résistance to Reproductive and Genetic Engineering : <www.finrrage.org>.