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Chronique radio de décembre 2018
J’entends souvent dire que nous vivons dans des sociétés pacifiées et pacifistes, où le culte de la paix est si ancré que toute violence est condamnée, et que le progrès nous a permis d’inventer une société sécurisée et moins violente que par le passé. À bien y réfléchir, il me semble que beaucoup confondent paix et soumission.
Nous ne vivons pas dans une société pacifiste, pacifiée, sécurisée, non violente. Mais nous sommes tellement imbibés de symbolique guerrière que nous ne la voyons plus. Les violences que subissent les enfants et les femmes, la pornographie, la prostitution en témoignent.
Les statistiques en disent long : « Les violences sexuelles sont fréquentes et n’épargnent aucun milieu. Principalement commises par des hommes (dans 95 % des cas) et par des proches (dans 80 % des cas pour les adultes et dans plus de 90 % pour les enfants), elles s’exercent partout, mais dans plus de la moitié des cas, dans la famille et dans le couple. Plus les espaces sont censés être protecteurs, plus elles y sont fréquentes, et plus les personnes sont censées être protégées comme les enfants ou les personnes handicapées, plus elles en sont victimes. […] Dans le monde, 120 millions de filles (une sur dix) ont subi des viols (UNICEF, 2014), et un rapport récent de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2014), souligne que près de 20 % des femmes et 5 à 10 % des hommes rapportent avoir subi des violences sexuelles pendant leur enfance. […] chaque année, ce sont plus de 120 000 filles et de 30 000 garçons de moins de 18 ans qui sont victimes de viol ou de tentative de viol. Selon les résultats de l’enquête Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte (IVSEA), de l’association Mémoire traumatique et victimologie : 81 % des victimes de violences sexuelles ont subi les premières violences avant l’âge de 18 ans, 51 % avant 11 ans, et 23 % avant 6 ans[1]1Muriel Salmona, Impact des violences sexuelles sur la santé des victimes : la mémoire traumatique à l’œuvre. »
Il semble bien que la culture du viol soit la culture la mieux partagée au monde. Elle permet d’établir une hiérarchie permettant aux porteurs de couilles et de pénis d’exploiter tous les autres. De nombreuses cultures humaines, avec ou sans écriture, avec ou sans industrie, nomades, semi-nomades, sédentaires, paysannes ou urbaines, tolèrent le viol à des degrés divers, voire le pratiquent pour discipliner et/ou punir enfants et femmes[2]2Patricia Rozée, Forbidden or Forgiven ? Psychology of Women Quarterly. 1993.. Ces violences sexuelles se pratiquent sans consentement explicite et sont très majoritairement commises par des hommes. Elles sont d’autant plus acceptées dans une société où les catégories « masculins » et « féminins » sont strictement définies et s’opposent — pour mieux se compléter, nous dit-on. La culture du viol ne peut exister sans une éthique du violeur. Dans une société patriarcale, l’homme est celui qui détient le pouvoir politique, juridique, judiciaire, symbolique, idéologique. C’est lui qui catégorise et définit ce qui est masculin et ce qui est féminin. Le masculin, pour s’approprier le monde et l’exploiter en toute impunité, se déclare supérieur, le plus fort, le plus courageux, le plus actif, le plus raisonnable, le plus responsable, et se construit en s’opposant au féminin auquel il accorde la passivité, la faiblesse, l’irrationalité, la douceur. Mais ces catégorisations sont des inventions, des stratégies de domination. « L’identité sexuelle est une idée. L’identité sexuelle – la croyance en l’existence de la virilité et de la féminité et en la nécessité d’être soit un homme, soit une femme – fait partie des idées les plus fondamentales en jeu dans l’interprétation de notre vécu. […] Il s’agit d’une idée politique. Sa puissance tient entièrement à l’effort humain requis pour la soutenir, un effort qui occupe la vie de tous et de toutes, à temps presque complet, pour en assurer le maintien et la vérification[3]3John Stoltenberg, Refuser d’être un homme, pour en finir avec la virilité.. » Pour se sentir vraiment homme, dans une société où le « vrai homme » est défini comme celui qui pénètre avec violence et la « vraie femme » celle qui prend du plaisir à être forcée, le viol est l’acte par lequel s’exerce et s’affirme le plus efficacement la virilité. Pour être un homme, un vrai, l’homme ne doit jamais oublier qu’il porte un pénis, et que ce pénis se doit de bander, de pénétrer avec brutalité et sans consentement, pour écraser l’autre, le réduire au statut d’objet, pour en être le maître. Cette identité sexuelle est un artifice, une illusion, un rôle social mais tout masque a le pouvoir de devenir visage. En s’acharnant à incarner ces stéréotypes, les violeurs finissent par y adhérer rigoureusement et à croire inébranlablement en leur supériorité et en leur prérogative. Comme le suggère John Stoltenberg, « l’éthique de l’identité masculine est essentiellement celle du violeur ». Parce que depuis la plus petite enfance et dans chaque image que véhicule la société c’est la culture du viol qui est mise en avant et valorisée, la société enferme chaque être dans un rôle masculin ou féminin, détruisant chaque jour toute empathie du mâle pour la femelle, réduisant la jouissance au seul acte hétérosexuel de la pénétration agressive. Cette violence se développe et se consolide dans les boysclubs : « L’important, c’était le football, et j’y faisais figure de froussard. Je détestais ce sport : il joignait selon moi l’inutile au désagréable, et il m’était donc très difficile d’y briller. J’avais le sentiment que le but du jeu était plutôt de se battre que de prendre plaisir à taper dans un ballon. Les garçons qui aiment le football sont robustes, violents, tricheurs, ils excellent à jeter les plus petits à terre et à les piétiner. Toute la vie de l’école était sur ce modèle : un triomphe permanent du fort sur le faible[4]4Georges Orwell, Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais.. »
La symbolique guerrière, de l’acte sexuel aux jeux collectifs, est omniprésente. De nombreux penseurs élaborent de grandes théories qu’ils pensent émancipatrices sans prendre en compte le lien fondamental de ces deux formes de violence. Ainsi Clastres, en guerre contre l’État, affirme : « … les sociétés primitives sont des sociétés violentes, leur être social est un être-pour-la-guerre. […] l’État est contre la guerre. Que nous dit en contrepoint la société primitive comme espace sociologique de la guerre permanente ? Elle répète, en le renversant, le discours de Hobbes, elle proclame que la machine de dispersion fonctionne contre la machine d’unification, elle nous dit que la guerre est contre l’État ». Il transpose sa guerre aux sociétés décrites, entre autres, par les missionnaires du XVIe siècle. Des sociétés en guerre contre la colonisation intellectuelle, religieuse, économique — des sociétés anéanties par des États toujours en guerre. Clastres était lui-même victime de cette symbolique qu’il a transposé à tous les peuples et de tout temps. Trop souvent, les études ethnologiques confirment étrangement les paradigmes de leurs auteurs qui ne se privent pas d’en faire une théorie universelle. Ainsi en est-il de ceux qui affirment que la division sexuelle du travail se perd dans la nuit des temps, sans qu’aucune preuve archéologique ne puisse étayer une telle affirmation. Il est impossible aujourd’hui d’affirmer que l’État est contre la guerre. Bien au contraire, l’État ne peut vivre sans la guerre. Nous pouvons interroger les siècles qui nous précèdent, jamais nous n’avons connu une période aussi meurtrière et dévastatrice. Nous ne vivons pas une 6e extinction mais bel et bien une extermination du vivant, menée en toute conscience par une élite qui centralise les pouvoirs. De plus, la violence que les sociétés du Nord infligent aux pays du Sud est notre violence. Notre mode de vie, notre mode de consommation ne peut se maintenir sans consumer le monde et ses existants. Toute notre société est fondée sur cette violence, cet écrasement de l’autre pour le posséder, le réifier et l’exploiter. Au plus profond de nous-mêmes, nous le savons tous parce que cette violence, nous la subissons dès l’enfance par le matraquage éducatif qui nous impose une identité sexuelle fondée sur l’agression ou la soumission. Elle s’affirme dans les agressions sexuelles que subissent de nombreux enfants et les conséquences psycho-traumatiques de ces agressions sont très graves. Les victimes sont fragilisées et sont incapables d’imaginer une vie libérée de la peur. Mais les victimes peuvent aussi reproduire les violences qu’elles ont subies pour échapper à la mémoire traumatique et à des états de terreur permanente, nourrissant à leur tour le cercle vicieux de la violence. La cruauté est le moteur de toute société patriarcale et la civilisation est l’incarnation la plus parfaite de cette cruauté. Nous sommes chaque jour plus nombreux à nous rendre compte que : « Lorsque nous sacrifions notre temps et notre argent à ceux qui sont au pouvoir, leur puissance se renforce. Leur emprise sur nos vies se resserre. La destruction du monde s’intensifie[5]5Will Falk, Le piège d’une culpabilité perpétuelle. »La culpabilité que cette prise de conscience fait naître peut-être si douloureuse que nous nous en protégeons en détruisant tout sentiment d’empathie. La culpabilité neutralise la révolte, elle est une stratégie de l’élite pour maintenir sa domination et notre soumission exerce à son tour une violence tout aussi brutale sur ceux qui refusent de se soumettre[6]6Loving to Survive : Sexual Terror, Men’s Violence, Dee L.R. Graham.. Pour reprendre Orwell, le monde est un gigantesque stade de foot dans lequel les plus forts écrasent les plus faibles pour mieux en jouir.
« La sexualité est au cœur de nos problèmes, et si nous n’éliminons pas le plus pernicieux de nos systèmes d’oppression, si nous ne creusons pas jusqu’au centre de la politique sexuelle et de son délire malsain de pouvoir et de violence, tous les efforts que nous pourrons faire pour nous libérer nous rejetteront dans le même bouillon de sorcière[7]7Kate Millett, La politique du mâle.. »
Trop nombreux sont ceux qui bandent devant un drapeau, une arme, un jet de pierres… Nier cette violence, ancrée dans la chair, nier la jouissance qu’elle distille dans le corps, ne nous permettra pas de lutter contre les fascismes. Nous devons détruire cette symbolique parce que nous ne pourrons jamais l’apprivoiser, à la moindre étincelle c’est elle qui l’emporte. Que nous soyons homme ou femme, cette violence nous habite tous, elle nous transforme en bourreau ou nous soumet :
« J’avais l’impression que c’était entièrement de ma faute d’avoir été violée. Je me disais : “Après tout ce sont des hommes. Ils ne peuvent pas s’empêcher. Les hommes sont comme ça”[8]8Diana Russell, The Politics of Rape. The victim’s perspective. »
Alors oui, se défendre, bien sûr, mais rester vigilant à la violence qui fait jouir, ne pas la sous-estimer parce que beaucoup ne se sentent vivants que dans une domination sur l’autre : le serviteur, l’enfant, la femme, le chien… du pouvoir d’État au pouvoir domestique c’est l’érotisation du pénis guerrier qui régit les règles.
Ana Minski
References[+]